association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Ce vocabulaire a été rédigé par Victor Petit dans Pharmacologie du Front National et publié aux éditions Flammarion en 2013
Une partie des termes a été traduite par Robert Hughes - Ohio State University : http://www.arsindustrialis.org/vocabulary-english-version
Table des matières
Attention, Retention, Protention
Epiphylogénèse (les trois mémoires)
Financiarisation (court-termisme)
Grammatisation (techniques de reproduction)
Industrie, industries culturelles et technologies de l’esprit
Populisme industriel et télécratie
Psychotechnique / Nootechnique
Richesse et Valeur (nouveau critère)
Territorialisation et industries de territoire
Anamnèse. Issu du grec ána (remontée) et mnémè (souvenir), ce terme signifie réminiscence, que l’on traduit aussi par ressouvenir. On distingue deux dimensions dans la mémoire: l’enregistrementque les Grecs appelaient « mnesis » et les Latins « memoria »,et la remémorationque les Grecs appelaient « anamnesis » et les Latins « reminiscientia ». Enregistrer ne suffit pas, il faut ensuite faire remonter ou revenir ce qui a été enregistré.
Hypomnèse.Ce terme désigne la mémoire de rappel et toutes les techniques de mémoire : les aide-mémoires, exercices et autres « arts de la mémoire », aussi bien que les enregistrements matériels de toutes sortes qu’on appelle les hypomnémata.
Cette opposition parcourt l’histoire de la philosophie (de Platon à Derrida, etc.) et engage le statut de l’écriture – dont le numérique est le dernier stade. Contrairement à Platon, nous distinguons, mais nous n’opposons pasces deux mémoires. Il n’y apas d’anamnèse sans hypomnèse, la condition de toute mémoire vive (anamnèse) est qu’elle puisse se projeter hors d’elle-même (dans deshypomnémata) pour dépasser sa finitude, se nourrir et se transmettre.
L’enregistrement seul est une mémoire morte, et la remémoration, requise par la lecture par exemple, est typiquement une activité qui ne peut être entièrement déléguée et agencée sous une forme technique. A l’heure où la mémoire (prothétisée) est définitivement en train de changer de support et de milieu, Ars Industralis réfléchit aux conditions politiques, économiques et technologiques d’une réarticulation de ces deux faces de la mémoire.
Où se loge la mémoire ?Tout l’enjeu est de comprendre que l’on ne peut plus répondre « dans la tête », et d’en tirer les conséquences philosophiques, économiques et politiques. À la fin du XVIe siècle, dans son Iconologia, consacrée aux images des « choses qui sont en l’homme même et inséparables d’avec lui », Cesare Ripa donne à Mémoire un double visage, avec une plume en la main droite et un livre en la gauche. Ainsi, la mémoire (individuelle et sociale) n’est pas seulement dans les cerveaux mais entre eux, dans les artefacts. La mémoire n’est pas interne : elle est essentiellement un processus d’extériorisation. Ma mémoire n’est pas ma mémoire. Comme l’écrivait Paul Valery :
« Les pensées que l’on garde pour soi, se perdent ; l’oubli fait voir que soi, que moi, ce n’est personne »[1] ; « L’homme est animal enfermé – à l’extérieur de sa cage. Il s’agite hors de soi »[2].
La mémoire, « ce pouvoir des choses absentes », aussi bien que « l’avenir du passé », enferme l’homme au dehors – dans ses hypomnémata.
Adaptationest unterme qui dérive d’« ad-aptare » qui signifie rendre apte à ou ajuster à ; joindre ou conformer.
C’est une idée banalement darwinienne que d’affirmer que plus un vivant est adapté moins il est adaptable, moins il peut adopter un nouveau milieu. Quant à l’humain, il ne s’adapte pas tant à son milieu, qu’il adapte son milieu, qui, de ce fait, n’est plus seulement milieu de besoin mais milieu de désir.
Adoptionest un terme qui dérive d’« ad-optare » qui signifie opter ou choisir, greffer ou acquérir.
Toute individuation humaine est un processus d’adoption, et la santé d’une individuation se mesure à sa possibilité d’adoption – d’un mode de vie, d’une technique, d’une idée, d’un étranger, etc. Le « faire sien » qu’est l’adoption suppose une participation de ce qui adopte à ce qui est adopté.
Adapter/adopter.L’adoption est le processus d’une individuation, c’est à dire d’un enrichissement, tandis que l’adaptation est une désindividuation : une restriction des possibilités de l’individu. S’adapter àune norme n’est pas adopter une norme : dans le premier cas, la norme est posée indépendamment de celui qui s’adapte, dans le second, la norme n’existe que si elle est adoptée. En écho à Georges Canguilhem, on pourrait dire que l’adoption s’oppose à l’adaptation comme la « normativité » (vitale) s’oppose à la « normalité » (sociale).
L’adaptation est un rapport entre deux termes qui préexistent à leur mise en rapport, tandis que l’adoption est une relation telle que les termes ne préexistent pas à leur mise en relation : celle-ci est créatrice des termes qu’elle relie– par exemple, le père et son enfant ne préexistent pas, en tant que tels, à la relation d’adoption. Cette distinction entre rapport (entre termes constitués) et relation (constituante), que nous devons à Gilbert Simondon, fait écho à la distinction stieglerienne entre adaptation finitisante et adoption infinitisante.
Critique de l’idéologie de l’adaptation. D’une manière générale, le recours à l’adaptation nourrit un conservatisme politique, car s’adapter à un état de fait est renoncer à une politique des fins. Si on invoque l’adaptation comme seule solution, c’est pour asseoir le there is no alternative, à la manière de Spencer qui, refusant de briser l’adaptation naturelle au progrès, invoquait le « laissez-faire » – pourtant, on sait depuis combien l’Etat doit intervenir pour laissez-faire le marché… Cette idéologie de l’adaptation est largement disséminée aujourd’hui[3].
Si l’individu doit s’adapter au milieu, c’est que vous les avez séparés par la pensée. C’est en ce sens que Simondon invitait à « réformer tous les systèmes intellectuels fondés sur la notion d’adaptation »[4]. Cette réforme a une portée philosophique[5] et épistémologique[6], elle a aussi une portée politique qui est plus que jamais d’actualité. Il faudrait questionner la manière dont ce mot d’ordre de l’adaptation gouverne nos écoles, nos hôpitaux, nos prisons, nos entreprises, etc. Partout autour de nous, l’adaptation opère comme une pétition de principe aux effets néfastes.C’est ce que pressentait Michel Tournier :
« La médecine ferait bien de creuser cette notion nouvelle de suradaptation, et l’école devrait prendre garde qu’à force de craindre que les enfants ne souffrent d’une quelconque inadaptation, elle n’en fasse tout à coup des suradaptés »[7].
Nous sommes nombreux à sentir que ce dont on souffre n’est pas d’inadaptation mais bien d’hyperadaptation, d’essence managériale. Notre adaptation au milieu est telle, qu’on ne songe même plus à l’adopter.
Tout ingénieur, tout artiste, tout penseur sait qu’on n’innove pas, qu’on ne crée pas, qu’on ne pense pas en s’adaptant, mais en adoptant de nouvelles normes d’usage et de fonctionnement. Dans une certaine mesure, l’opposition entre adaptation et adoption rejoint celles entre audience et public,entre consommateur et amateur, mais aussi entre usager et praticien. On ne s’adapte pas à une langue, on l’adopte, et c’est pourquoi il n’y a pas de mode d’emploi d’une langue. On n’utilise pas un piano, on le pratique, et la musique en tant qu’art est une relation d’adoption, non un rapport d’adaptation.
« Addiction » provient du verbe latin addicere, qui est un composé du latin dicere (dire), et qui signifie littéralement « dire pour », « être favorable à », « s’adonner ou se vouer à » quelque chose. L’adjectif addictus désigne plus particulièrement l’esclave pour dette.
Cette étymologie indique déjà le parcours qui peut être celui de toute « addiction » comprise en un sens étendu : depuis la faveur, le culte, l’attachement pour un objet, jusqu’à la dépendance et l’aliénation à son égard. Ainsi comprise, l’addiction n’est pas nécessairement pathologique, et l’on peut soutenir que l’existence humaine a quelque chose d’addictif, dans la mesure où elle se déploie comme désir, investissements et amours successifs.
Mais le terme d’addiction désigne aujourd’hui une forme pathologique du désir, qui marque la régression de celui-ci au stade du besoin et de la compulsion mono-maniaque : en ce sens, l’addict, avec ou sans « produit », est celui dont l’existence est comme réduite et simplifiée à sa plus simple expression, à ce que W. S. Burroughs appelait « l’algèbre du besoin ». Alors que le désir est ce qui en principe se distingue du besoin ou de la pulsion, ce qui la sublime et l’élève, la conduite addictive est au contraire le signe d’un affaiblissement des capacités sublimatoires et symboliques du sujet, c’est-à-dire de sa désubjectivation.
Or, la société consumériste qui est la nôtre, par le culte fétichiste de la marchandise et par la sollicitation permanente des pulsions d’achat qu’elle entretient, est structurellement addictogène : sous l’impulsion d’Edward Bernays et de la science du marketing, elle a fait du comportement compulsif ou toxicomaniaque du consommateur son modèle. Comme le remarquait W. S. Burroughs, qui écrit dans Le festin nu que « la came est la marchandise par excellence », le dealer de drogue réalise en quelque sorte l’idéal du marketing pensé par Bernays : que le client réclame de lui-même le produit et y voue son existence. L’hyper-consommation engage ainsi la population toute entière sur la voie des comportements addictifs, dans la mesure où elle cherche à capter systématiquement l’énergie libidinale des consommateurs, dès leur plus jeune âge, pour la détourner vers les objets de consommation, engendrant ainsi des phénomènes d’accoutumance et de dépendance, mais aussi de dégoût. L’hyper-consommation, dont les formes les plus graves sont maintenant prises en charge par les centres d’addictologie, entre ainsi tendanciellement dans le cercle vicieux du comportement toxicomaniaque, de plus en plus insensible au monde et à lui-même, et tentant de compenser cette désaffection par un surcroît de consommation frénétique qui aggrave sa déshérence.
Ce faisant, le capitalisme consumériste tend à inciter à l’addiction, épuiser l’énergie libidinale, et interdire la sublimation des pulsions. Ce ne sont pas seulement les drogués qui souffrent de l’addiction, mais l’homme, ses milieux psycho-sociaux et la planète elle-même qui sont peu à peu ruinés par un mode de vie addictif et toxique.
L’algorithme est une suite finie de règles formelles que l’on applique à un nombre fini de données, afin de résoudre des classes de problèmes semblables, c’est une série d’opérations élémentaires retranscrites par un code. L’algorithme, qui est une opération itérative et répétable, participe de ce que nous nommons un processus de grammatisation.
Avec ce premier organe à calculer qu’est la main, l’homme encocha des bois, puis entassa de cailloux (calculi), puis constitua abaques et bouliers. Le fonctionnement d’un boulier ne nous aide-t-il pas déjà à comprendre qu’une opération de calcul peut se traduire en gestes séquentiels opérant selon des instructions binaires (rapprocher la boule de la barre centrale ou ne pas y toucher) ? Ces gestes, de notre point de vue, sont des grammes. Lorsqu’un enfant pose sur papier une multiplication qu’il ne pourrait résoudre autrement, il montre comment stylo, cahier, main et cerveau participent d’un même algorithme. Mais, contrairement à ce que l’on croit, l’algorithme ne concerne pas seulement les procédés de calcul, au sens étroit du mot, puisque, pour prendre un exemple très simple, chercher un mot dans le dictionnaire relève déjà d’un algorithme.
Devenir algorithmique. La principale caractéristique d’un ordinateur est sa programmabilité[8], et l’usage tend aujourd’hui à confondre « algorithme » et « programme ». Pourtant, la programmation informatique n’épuise pas la question de l’algorithme, en ce sens que l’on ne programme que ce qui relève déjà du champ de l’algorithme c'est à dire ce qui a déjà été engrammé, discrétisé, formalisé, et qui autorise ainsi sa manipulabilité. À ce titre, ce qui relève de l’algorithme est plus vaste que la définition mathématico-informatique qui lui est de nos jours systématiquement accolée.
Le devenir algorithmique de notre monde, de notre vie, participe de ce que nous nommons le processus de grammatisation. Le devenir algorithmique s’accélère avec les technologies numériques, mais il préexistait. Ainsi le devenir algorithmique s’inscrit déjà, par exemple, dans ces conversations commerciales que l’on nous impose au téléphone avec les télévendeurs qui déclenchent un script prédécoupé en unité de base et exécutée selon un ordre donné. Taylor a conquis le langage ! Et c’est parce que cette conquête a déjà eu lieu qu’il est possible à Google ou à Facebook d’exister. Le devenir algorithmique ne concerne pas seulement le langage informatique mais la langue elle-même, pas seulement les machines mais les humains
« Là où le taylorisme misait sur l’entière subordination des travailleurs à une rationalité qui leur restait extérieure, il s’agit maintenant de tabler sur leur programmation, c’est-à-dire d’étendre aux esprits des disciplines jusqu’alors réservées aux corps en usant massivement de psychotechniques »[9].
« Amateur » est le nom donné à celui qui aime des œuvres ou qui se réalise à travers elles. Il y a des amateurs de sciences et de techniques comme on parle d’amateurs d’art. La figure de l’amateur prolonge la figure du goût telle qu’elle se donnait à penser aux Lumières, comme intelligence du sensible ou médiation de l’immédiat, comme singularité d’un sentiment pourtant éduqué. Elle accompagne donc la question de la formation d’un public critique (irréductible à de l’« audience » - au sens de l’audimat).
Lorsque nous parlons de l’« économie de l’amateur », nous ne désignons pas une réalité mais un idéal-type, au sens weberien. La figure de l’amateurs’oppose à la figure du consommateur, car l’amateur goûte le donné qu’il perçoit et par là le constitue, il participe à ce qu’il désire et par là s’individue. Aimer, c’est contribuer à l’être et/ou au devenir de ce que l’on aime.
Le moderne semble d’autant plus capable de goûter quoi que ce soit, qu’il est moins capable d’attention[10].
Aimer quoi que ce soit c’est ne rien aimer du tout, et ne rien aimer du tout c’est n’être plus capable d’attention : l’amateur ne peut plus aimer là où la consommation a pour but de tuer l’attention à ce qui est consommé.
Chacun sait qu’aimer n’est pas quelque chose qui est de l’ordre de la possession ou de la consommation, mais de l’ordre de l’implication, de l’investissement et de la circulation d’une énergie libidinale. Aimer relève en ce sens d’une contribution comme co-individuation – et l’on n’aime pas que des êtres, mais aussi des milieux : on aime – ou n’aime pas – son travail par exemple.
La dissociation du salarié et de son milieu de production fut à la base de l’organisation industrielle du travail ; corrélativement la dissociation du consommateur et de son milieu de loisir fut à la base de l’organisation industrielle du spectacle – de la « société du spectacle ». L’amateur résiste à cette double dissociation, et cela parce que le temps de l’amateur est ce qui résiste à la dissociation du temps de vie en temps de travail (ou de production) et temps de loisir (ou de consommation).
Au contraire de l’économie consumériste qui épuise les désirs des consommateurs, l’économie de la contribution que rendent possibles les technologies culturelles et cognitives est psychiquement et collectivement individuée par des amateurs. Tout ce que l’on appelle les « réseaux sociaux » ne constitue pas – loin s’en faut – des réseaux d’amateurs : il faudrait pour cela que soit établie en principe la possibilité de critiquer la structure du réseau, d’intervenir sur elle, de contribuer à l’organisation des algorithmes de traitement et d’exploitation des métadonnées qu’ils engendrent, tout cela précisément au service d’une individuation collective et d’une transindividuation critiques. Un tel objectif de socialisation critique des réseaux dits sociaux (issus du social engineering) devrait être au cœur d’une politique publique d’éducation au service d’une économie industrielle de la contribution – c’est à dire aussi bien du soin, ou du « care ».
La figure de l’amateur est l’idéal-type de l’économie de la contribution parce qu’il est celui qui construit lui-même une économie libidinale durable et n’attend pas que la société industrielle le fasse à sa place. A cet égard, le hacker est une figure subversive par sa capacité à s’approprier l’offre technologique et industrielle sans se conformer aux prescriptions du marketing voulues par les plans de développement de l’industrie. Les hackers ne sont ni des consommateurs, ni des clients, ni des usagers : ce sont des praticiens, c’est à dire des amateurs du monde à l’époque de sa numérisation. Le temps de travail hors emploi (salarié), manifesté par les hackers ou par les intermittents du spectacle[11], est exemplaire de ce travail de l’amateur.
L’attention, la rétention et la protention forment la vie de la conscience. Si « l’ordre chronologique » est celui de la rétention du passé, de l’attention au présent, et de la protention à venir, l’ordre logique et phénoménologique (c’est à dire tel qu’il se présente à la conscience) impose de commencer par le milieu : par l’attention, qui ouvre l’une à l’autre rétention et protention.
Attention. L’attention est par excellence la modalité de la conscience : « être conscient » c’est être attentif. L’attention est ce qui constitue les objets de la conscience, même si toute conscience n’est pas attentive – toute attention étant évidemment consciente. La vie de l’attention se situe entre les rétentions (la mémoire) et les protentions (le projet, l'attente, le désir) qu’elle lie en étant ouverte à ce qui advient dans le « maintenant » depuis ce qu’elle retient de ce qui est advenu (rétention) et en attente de ce qui est en train d’advenir (protention).
L’attention n’est pas un réflexe ; autrement dit, l’attention est quelque chose qui se forme et qui forme. La formation de l’attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l’attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (« être attentif », vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (« faire attention », prendre soin) : l’attention qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet.
Il y a des techniques de captation de l’attention dont le but est de former l’attention (ainsi du livre), d’autres dont le but est de la capturer et de la canaliser – ce qui conduit à la dé-former, l’épuiser et la détruire. L’attention fait aujourd’hui l’objet d’une exploitation industrielle où la « matière première » valorisée – et la ressource rare – est devenue la capacité d’attention des consommateurs[12]. Toujours plus, et par tous les moyens, l’industrie publicitaire tente de capter notre attention, et personne n’échappe à cette saturation cognitive et affective. Il est désormais prouvé que l’usage massif des médias de masse dès le plus jeune âge conduit à un « attention deficit discorder »[13]. Le cerveau nourri au zapping perd l’attention un peu comme celui qui mange devant la télévision perd le goût de ce qu’il mange – et parfois perd l’appétit, parfois devient boulimique.
Rétention. Les rétentions sont ce qui est retenu ou recueilli par la conscience. Ce terme est emprunté à Husserl ; mais les rétentions tertiaires sont propres à la philosophie de Bernard Stiegler.
Rétentions primaires. Elles sont ce qui arrive au temps de la conscience, ce que la conscience retient dans le « maintenant qui passe », dans le flux perceptif qui soutient la conscience. Par exemple, la rétention primaire est la présence de la note tout juste passée dans une mélodie, qui a pour conséquence que le « mi » actuel n’est pas le même selon qu’il est précédé d’un « ré » ou d’un « fa ».
Rétentions secondaires. Les rétentions secondaires sont d’anciennes rétentions primaires (retenues par notre conscience) devenues des souvenirs. Elles appartiennent à la mémoire imaginative – je « vais chercher » mes souvenirs –, et non plus à la rétention-perception, sur laquelle elles ont cependant un impact. Les rétentions primaires sont en effet des sélections, car le flux de conscience que vous êtes ne peut pas tout retenir : ce que vous retenez est ce que vous êtes, mais ce que vous retenez dépend ce que vous avez déjà retenu.
Rétentions tertiaires. Elles sont le propre de l’espèce humaine. Ce sont les sédimentations hypomnésiques qui se sont accumulées au cours des générations en se spatialisant et en se matérialisant dans un monde d’artefacts – « supports de mémoire », c’est-à-dire hypomnémata –, et qui permettent de ce fait un processus d’individuation psycho-socio-technique. Les rétentions tertiaires surdéterminent les rétentions secondaires qui surdéterminent les rétentions primaires
Protention. La protention est le temps du désir ou le temps de la question, qui suppose le temps de l’attention et le temps des rétentions (tertiaires). En effet, d’une part il n’est pas de protention soutenable sans attention aux « consistances », d’autre part toute possibilité de protention est précédée par une projection prothétique. Autrement dit, c’est parce que l’homme est défini par son pharmakon technique que l’humain fait question, ou mieux que l’humain se fait question et se trouve mis en question.
La protention est le désir (et l’attente) de l’à venir, elle est ce qui dans le devenir constitue la possibilité de l’avenir – étant entendu que le devenir peut n’engager aucun avenir. Pour que l’à venir prenne consistance, il faut au minimum échapper au court-termisme qui gouverne notre monde. C’est là tout le paradoxe : la finance, qui est originellement le temps du crédit, soit donc l’organisation de protentions, accompagne aujourd’hui une économie consumériste qui détruit la possibilité même de se projeter dans l’à venir.
Chacun sait très bien qu’un public capable de faire la moitié du Louvre en deux heures n’est plus un public – il est à l’art ce que le sondage d’opinion est à la politique.
Un public adopte, s’approprie l’œuvre (qui l’« exapproprie » en retour – c’est à dire le trans-forme), se nourrit de sa critique, tandis que l’audience adapte la disponibilité de nos cerveaux, use de notre attention pour la consommation, et nous dégrade en profils, tranches, cibles et masses. Il n’est pas de public qui ne soit critique, et il n’est pas de critique sans attention profonde, celle précisément qui est liquidée par les stratégies d’audimat cherchant à augmenter la disponibilité des cerveaux pour la publicité. C’est au regard de l’échec du public télévisuel (il faudrait dire de l’audience), que nous sommes de plus en plus nombreux à réfléchir à la question du public numérique.
La bêtise n’est pas l’ignorance : elle est ce qui nous rend honteux d’être homme.
Ce qui semble nouveau n’est ni la bêtise, ni le thème de la bêtise, mais la bêtise systémique en tant qu’elle est le fruit d’un psychopouvoir (concrétisé notamment comme télécratie). La bêtise administrée entraîne avec elle de grosses bêtises métaphysiques. L’une d’elle est persistante, celle qui consiste à croire que la technique est un moyen au service d’une fin qui ne serait pas technique elle-même – aucune technique n’est un moyen, elles sont notre milieu.
L’intelligence n’est pas la connaissance ou la science – et chacun sait qu’il est possible de produire de la bêtise sous caution scientifique. L’intelligence est ce qui nous élève au-dessus de notre propre bêtise, et telle qu’elle est toujours à reconquérir : l’intelligence a une tendance inéluctable à retomber en bêtises. C’est pourquoi Valéry peut écrire après la première guerre mondiale : « Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus »[14].
L’intelligence est agencement de rétentions et protentions à travers l’attention. La formation de l’attention est la formation d’un désir d’intelligence, désir d’inter-legere. L’intelligence est ce par quoi peut advenir un milieu qui donne à la « raison » son sens premier de raison de vivre[15]. L’intelligence n’est donc pas à opposer à la vie, pas plus qu’elle n’est à opposer à la sensibilité. Pour chaque être humain, le milieu vital, du corps comme de l’esprit, est technique. Ceux qui prétendent lutter contre la bêtise, doivent d’abord comprendre que ce qui est bête ou intelligent, ce n’est pas tant tel individu ou tel milieu que la relation qui les lie l’un à l’autre. Le milieu de l’homme moderne transforme celui-ci à tel point que « nous ne supportons plus la durée »[16].
Externalité de l’intelligence (collective). La philosophie contemporaine semble s’accorder sur le caractère originellement artificiel et externe de l’intelligence humaine. Une philosophie externaliste conséquente affirme qu’il n’y a pas d’intériorisation possible sans extériorisation corrélative. Il faut donc tenter de penser ce que signifie véritablement une « co-naissance », soit la co-émergence de l’individu et de son milieu.L’externalité de l’intelligence est une autre manière de dire que l’intelligence individuelle n’existe pas, en ce sens que le psychique est toujours supporté par des conditions socio-techniques, qui sont le milieu dans lequel toute intelligence se déploie.
Marx inventa le mot et théorisa la chose. Mais ne faisons pas comme si on s’entendait sur ce terme – et sur ce « on » que le capitalisme produit. Réfléchir au capitalisme, c’est d’abord réfléchir à son histoire. Nous proposons, à la discussion, trois phases :
1)Capitalisme marchand.On a pu dire que le capitalisme commence avec l’avènement des cités marchandes médiévales (Venise, Gènes, Anvers, etc.) ou de l’économie-monde des réseaux de navigation ; ou bien avec la Réforme protestante, l’éthique du travail et de l’entrepreneur ou Franklin résumant : « Remember, that time is money…that credit is money…[17] » ; ou bien avec l’histoire qui mène des Inclosure Acts aux Poor Laws Amendment Bill (1834) ; ou bien encore avec l’institution d’un droit de propriété sur les innovations, etc. L’origine du capitalisme est donc historiquement très problématique et demande par exemple de questionner ce que pourrait une activité marchande sans marché, ou bien une économie de marché sans « société de marché »[18].
2)Capitalisme productiviste. La seconde phase du capitalisme est l’industrialisation. Cette phase aussi est historiquement problématique, cependant il semble admis que l’industrialisation est un processus qui se joue en Angleterre à la fin du XVIIIe, et qui s’étend ensuite. C’est cette seconde phase qui constitue le capitalisme tel que Marx le décrit. Le capitalisme est un système industriel de production dans lequel le capital et le salariat sont les deux termes d’un seul et même rapport marchand, dans lequel le travailleur est dépossédé des moyens de production et où son temps n’est plus qu’une marchandise. Nous nommons productiviste ce capitalisme dans lequel la figure du consommateur n’est pas encore centrale : le prolétaire du XIXe siècle n’est pas encore un consommateur, puisque son salaire ne lui permet que de renouveler sa force de travail.
3)Capitalisme consumériste. Au début du XXe siècle, la consommation n’est plus réservée à la bourgeoisie : le prolétaire doit devenir un consommateur pour absorber les marchandises issues des énormes gains de productivité induits par le taylorisme et éviter la menace de la surproduction industrielle (Henry Ford) : il doit transformer sa force de travail productrice de marchandises en pouvoir d’achat. Le capitalisme productiviste, constamment menacé de surproduction, devient ainsi consumériste : la première préoccupation des industriels n’est plus de fabriquer mais de vendre. Ce modèle consumériste culmine après la Seconde Guerre mondiale (Trente Glorieuses) : « la voiture » fait alors système avec « la télé » (les marchés de masse supposent des médias de masse) qui fait système avec « le supermarché ».
Consummaredont provient le verbe consommer et qui signifie initialement accomplir, mener à son terme, devient avec le christianisme un synonyme de perdre et de détruire. C’est à partir de 1580 que le verbe français « consommer » signifie faire disparaître par l’usage denrées et énergie. On parle de « consommateur » à partir de 1745, et la consommation désigne alors l’usage que l’on fait d’une chose pour satisfaire des besoins. Consommation devient le terme central de l’économie au début du XXe siècle. Et c’est en 1972 que le mot consumerism apparaît aux Etats-Unis – annonçant la « révolution conservatrice » menée conjointement par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans la décennie suivante.
Consommer n’est bien entendu pas un mal : la tragédie est de consommer sans exister – c’est à dire en perdant de vue ce qui consiste.
Le consumérisme est ce qui résulte d’une innovation permanente (pensée depuis Joseph Schumpeter comme « destruction créatrice ») qui a pour conséquence une jetabilité chronique et généralisée. Pour consommer sans cesse du nouveau, il faut jeter sans cesse de l’ancien. La nouveauté est ainsi systématiquement valorisée aux dépens de la durabilité (ce que Hannah Arendt soulignait déjà dans La condition de l’homme moderne).
Le marketing organisel’attachement à une marque en même temps que le détachement des objets. La jetabilité généralisée – telle qu’elle affecte les choses aussi bien que les hommes, ce qu’on nomme alors « flexibilité » –, installe une infidélité systémique, précisément dans la mesure où ce qui est consommé ne peut être adopté, étant d’emblée jetable.
Le mot« data »signifie « données » et le mot « ware » ; que l'on retrouve dans « hardware » et « software », vient du vieil écossais et signifie « objet de soin ».
L'histoire de l'informatique et des technologies de l'information a successivement porté son attention sur les différentes couches de son architecture que sont le hardware (le matériel), le software (le logiciel) et le netware (le réseau). Après le règne du hardware (dominé par IBM) et du software (dominé par Microsoft) ce sont les données des utilisateurs qui font l’objet de tous les soins des entreprises du web 2.0, ce pourquoi nous parlons de dataware (dominé par Google). Le dataware désigne donc une attention toute particulière portée aux données, à leur collecte et leur agrégation à partir desquelles des services sont proposés.
Hardware,Software, Netware, Dataware sont les quatre vagues d’architecture qui ont marqué la conception des systèmes d’information.
1. La première vague d’architecture est celle du Hardware, dominée par l’entreprise IBM (International Business Machines) et ses Mainframes, gros serveurs centralisés auquel on accède par des terminaux dit "passifs" car ils n'ont aucune autonomie en matière de puissance de calcul et de stockage, et aucune autre finalité que de pouvoir se connecter au système central.
2. La deuxième vague est celle du Software, dominée par l’entreprise Microsoft et son architecture « client lourd ». « Lourd » signifie ici que les terminaux disposent d'une puissance de calcul et de stockage qui va permettre, entre autres, l’expansion de la bureautique et plus généralement des logiciels que l'on peut installer et utiliser sur un ordinateur, même sans accès à un serveur. La démocratisation du PC (Personal Computer) verra l’avènement, et le quasi-monopole, du célèbre système d'exploitation Windows de Microsoft.
3. La troisième vague d'architecture est celle du Netware, dominée par l’entreprise Sun (qui est l'acronyme de Stanford University Network). Ici on parle d'architecture trois-tiers car on distingue la couche où sont stockées les données, celle où les règles fonctionnelles et métiers sont effectuées par les algorithmes et, finalement, la couche dite de présentation – celle que voit l’utilisateur sur son écran. Dans cette architecture, le fait que les données soient distribuées et accessibles via un réseau est prise en compte. On accède aux applications avec un client léger – et ce client léger n'est autre qu'un navigateur web.
4. Enfin, nous sommes à présent rentrés dans une quatrième vague d'architecture que l'on nomme dataware. Cette architecture est celle du web actuel (dans la mouvance de ce qu'on appelle le web 2.0), et elle est dominée par l’entreprise Google. Ainsi, les nouvelles « usines » (entièrement automatisées…et dont la matière première est fournie par les contributeurs des réseaux) du XXIe siècle sont des data centers qui fournissent de la puissance de calcul et de la capacité de stockage (ce qui ne peut se faire sans une colossale dépense d’énergie et la pollution qui en découle).
Datawaredésigne une tendance majeure où les données et la manière d'y accéder et de les manipuler deviennent un enjeu technologique, industriel et économique. Il s'agit par exemple, pour les services de réseaux sociaux, de capturer et de « tracer » le plus de données sur les utilisateurs du service. Et il s’agit, pour les moteurs de recherche, de parcourir et d'indexer le plus de documents sur le web.
Les métadonnées, données sur les données, sont ce qui permet de mettre en relation des données. Les métadonnées existent depuis la Mésopotamie, où l’on a trouvé des tablettes d’argiles qui décrivaient des stocks de tablettes et constituaient en cela des catalogues. Il n’y avait jamais eu de métadonnées qui n’aient pas été produites par des démarches de contrôle top down, hiérarchiques, descendantes et centralisées (contrôle impérial en Mésopotamie, etc.). Or, depuis 1992, depuis l’apparition du world wide web, la production de métadonnées – c’est-à-dire des éléments de base de la synchronisation – est devenue un processus bottom up, réticulaire, ascendant et décentralisé. A vrai dire, c’est cette opposition elle-même qu’il faut remettre en question.
Il est plus facile de s’entendre sur ce que la démocratie n’est pas, que de dire ce qu’elle est. Si la démocratie n’est pas l’addition du droit de vote et du libre marché, qu’est-elle ? Ceux qui veulent réduire la démocratie au suffrage universel oublie que l’histoire du suffrage universel n’est pas séparable de celle de l’école : la participation citoyenne implique le savoir-lire et le savoir-écrire ; ils ne veulent pas voir, en outre, que l’abstention est massive.
Si la démocratie est le pouvoir du peuple, le peuple n’existe qu’en tant qu’il ne cesse de s’instituer : c’est un idéal, une consistance – il consiste plutôt qu’il n’existe. « Le peuple » n’est ni « les pauvres » (ou la plèbe, ou les gueux), ni l’unité de la Nation qui est toujours multiple. Ce peuple qu’est le démos n’est pas un individu, mais un processus : c’est un régime fondé par l’accès critique de tous aux principes constitutifs de la transindividuation qui relie le psychique au collectif, cet accès critique étant lui-même rendu possible par un type spécifique de rétention tertiaire que le citoyen doit adopter à travers une éducation politique qui commence avec le skholeion grec.
Le mariage de la démocratie et de la télévision pourrait produire une émission de téléréalité pour une élection politique – en sommes-nous si loin ? La démocratie est ce que ruine la télécratie. La télécratie a produit la pire des situations : une démocratie participative non-représentative, soit une démocratie sans peuple parce que sans idéal du peuple. Une démocratie de l’audience où on ne sait plus qui de la télévision ou du représentant du peuple commente ce que dit l’autre.
En s’inspirant librement de Macpherson[19], on peut distinguer quatre idées de la démocratie : la démocratie de protection (garantissant la sécurité et protection des biens) ; la démocratie d’épanouissement (garantissant l’aspiration à l’épanouissement personnel, trop vite réduit au « pouvoir d’achat ») ; la démocratie d’équilibre (garantissant la régulation de l’offre et de la demande en s’appuyant sur un système de parties politiques comparables à des entreprises concurrentes) ; la démocratie participative, qui est la seule véritable pour autant qu’elle n’exprime pas à son tour un individualisme conçu comme l’affirmation d’une propriété (« individualisme possessif »).
Ce que l’on a pu appeler la démocratie participative en l’opposant à la démocratie représentative est un leurre tout proche d’une conception populiste de la démocratie. Ou bien la démocratie est participative et représentative, ou bien ce n’est pas une démocratie.
Peut-être vaudrait-il mieux alors parler de démocratie contributive, pour repenser la représentation à partir de la contribution, ce qui nécessite la conception et la mise en œuvre d’une technologie politique spécifique. La démocratie participative comme démocratie de « n’importe qui »[20], n’est pas nécessairement une démocratie de n’importe quoi. Ce pourquoi la participation citoyenne est toujours subordonnée à l’intelligence des milieux contributifs.
Il n’y a pas d’espace public – ni a fortiori d’espace démocratique – en dehors de techniques ou de technologies de publication. De toute évidence, l’espace numérique et planétaire de publication requiert une nouvelle pensée de la constitution politique et démocratique.
Le désir ne s’oppose pas seulement à la sidération, il s’oppose à la pulsion – ou plus exactement il est ce qui trans-forme la pulsion : ce qui la détourne à travers l'idéalisation de son objet et rend possible la sublimation.
La sublimation est le processus constitutif par lequel l'humanité, comme trans-formation des pulsions en désirs, anime l’hominisation comme tendance à l’élévation individuelle qu’Aristote dit noétique (intellectuelle et spirituelle).
Les bêtes, pas plus que les dieux, n’ont de désir : elles ont des instincts. Lorsque les instincts sont trans-formables en désir, ce ne sont plus des instincts, mais des pulsions, qui peuvent cependant toujours régresser au stade de ce que l’on nomme la bêtise.
Le désir, à commencer par celui de vivre, est ce dont on doit prendre soin, il est la matière première de nos existences et de leurs politiques, il est ce qui fait de nous des êtres non-inhumains.La destruction du désir – par la déliaison des pulsions – conduit à la destruction du désir de vivre lui-même : le genre humain est la seule espèce zoologique capable de suicide (individuel ou collectif). Là est le véritable enjeu de ce qu’analysait Freud dans Malaise dans la civilisation (1929).
Si le capitalisme ne fonctionne qu’en produisant de la motivation, il engendre pourtant de nos jours la destruction du désir, celui du consommateur, celui du travailleur. Si le capitalisme industriel est devenu bête, c’est qu’il nourrit nos pulsions en même temps qu’il achève nos désirs. Le capitalisme financier et les médias de masse nuisent à l’investissement, car ils ne s'inscrivent plus dans le désir et le long terme mais dans la pulsion et le court terme. La question centrale de l’économie politique n’est pas celle de la relance de la consommation, mais celle de la relance du désir, tragiquement et suicidairement en panne.
La pulsion, systémiquement installée par le consumérisme, repose sur la possession d’un objet voué à être consommé, c’est à dire consumé, c’est à dire détruit. A l’inverse le désir, aussi bien dans son sujet que dans son objet, est toujours le désir d’une singularité infinie ou inachevée (non-finie). En ce sens, l’infinité du désir est ce qui distingue par exemple la justice du droit, et la promesse du programme.
La discipline nommée « écologie » n’est pas tant la science du milieu que celle des relations d’un être vivant à son milieu. L’écologie, telle que nous la définissons, n’est ni la science d’un environnement objectif, ni la protection de ressources quantifiables, ni même la question de la nature, car la question de l’écologie est celle de la culture avant d’être celle de la nature.
Si l’esprit a un milieu qui évolue, et si ce milieu est originairement technique (du silex taillé au silicium des ordinateurs en passant par le biblion du Saint Esprit), alors, de même qu’il faut se soucier de la qualité des milieux naturels afin de préserver leur fécondité future, de même, il faut se soucier de la nature des milieux psychotechniques dans lesquels naissent et se développent de futurs esprits. Il faut présentement aborder la question écologique à partir du capitalisme culturel. Notre milieu de vie est définitivement industriel, et cette industrie est désormais le milieu de notre culture, c’est à dire de notre esprit, et c’est pourquoi nous parlons d’écologie industrielle de l’esprit. De ce point de vue écologique, la question esthétique, la question politique et la question industrielle n’en font qu’une.
L’écologie de la nature est une dimension de la question de l’écologie de l’esprit, c’est à dire d’une écologie générale des milieux : naturels, techniques, institutionnels, symboliques, etc. L’écologie de l’esprit conditionne en effet la résolution des problèmes d’écologie naturelle : si l’on veut modifier leur comportement, il faut changer l’esprit des consommateurs qui détruisent et jettent avant tout pour compenser une misère symbolique systémiquement installée et entretenue par des industries culturelles toxiques.
Autrement dit, la véritable question de l’écologie n’est pas celle de l’énergie de subsistance (épuisement des ressources fossiles), mais celle de l’énergie d’existence (épuisement de l’énergie libidinale).
Originellement et étymologiquement, l’oikonomia est le gouvernement (nomos) de la maison familiale (oikos) pour son bien commun – un mode de production et d’administration domestique qu’Aristote oppose à l’acquisition du gain, celle-ci étant devenue par un renversement de l’histoire ce qu’aujourd’hui on appelle l’économie.
Le divorce de l’homo oeconomicus et de l’homo sociologicus a conduit à la destruction de ce dernier, c’est à dire à la destruction de son milieu d’individuation. L’idée que l’économie est une sphère autonome et l’idée corrélative que le social est hétéronome (soumis à l’économie) sont historiquement récentes et doivent être surmontées. The Great Transformation (1944) annoncée par Polanyi n’a pas eu lieu. Nous vivons toujours dans une économie de marché, gouvernée par les prix et par eux seuls, où tout se mesure, a un prix, non seulement les biens, ce qu’on appelle communément les marchandises, mais aussi le travail, la terre, la monnaie.
La faiblesse congénitale de la société du XIXe siècle ne vient pas de ce qu’elle était industrielle, mais de ce qu’elle était une société de marché[21].
Il n’est pas besoin de se cacher derrière le mot « crise », pour feindre que le marché n’est pas de part en part politique : le marché a des mains (prothétisées), et elles sont visibles. L’économie est l’affaire de la politique, une économie ne tient que si elle est politique. S’il faut lutter contre la séparation du politique et de l’économique, c’est que l’économie politique n’est précisément pas un espace à côté d’autres espaces (comme on peut mettre une sphère parlementaire à côté d’une sphère financière, ou une sphère publique à côté d’une sphère privée), c’est au contraire ce qui réagence les espaces.
L’économie de la contribution se caractérise principalement par trois traits :
1)les acteurs économiques n’y sont plus séparés en producteurs d’un côté et consommateurs de l’autre ;
2)la valeur produite par les contributeurs n’y est pas intégralement monétarisable – elle constitue une externalité positive ;
3)c’est une économie des existences (productrice de savoir-vivre) autant qu’une économie des subsistances.
Le contributeur n’est ni le consommateur, ni le contribuable, ni le codonateur. Là où l’économie de marché s’intéresse au producteur sous l’angle de la maximisation du profit, et au consommateur sous l’angle de l’ophélimité ou de la fonction d’utilité, là où l’économie publique s’occupe des fonctions de redistribution et de la prise en charge des défaillances du marché (market failures), là où l’économie du don apparaît encastrée dans une relation circulaire entre don et contre-don (donner-recevoir-rendre), l’économie de la contribution fait surgir la figure alternative du contributeur qui articule participation choisie à l’activité, création de valeur sociétale et intérêt au désintéressement. A la régulation par les prix, par la décision publique et par le principe de réciprocité, l’économie de la contribution substitue une régulation par l’interaction, quantitative et qualitative, des participations à l’intérieur d’une activité. Cependant, l’économie de la contribution n’exclue pas les autres manières de produire et d’échanger, mais se conjugue avec elles, accepte les règles du jeu de l’échange monétaire, se préoccupe des choix d’investissement et particulièrement de ceux qui conduisent à la production de biens publics, et fait du don une modalité possible de la participation. Elle doit tenir compte de :
1)Du modèle productif, qui doit composer avec la finitude des ressources naturelles et le caractère cumulatif des ressources liées à l’activité cognitive.
2)Du rapport entre la fonction de contribution et la refonte des solidarités, au-delà du solidarisme assurantiel de l’Etat providence.
3)De l’exigence d’établir un nouvel ordre de grandeur, ou plutôt de nouvelles mesures.
4)De la territorialisation de la fonction de contribution qui implique une redéfinition des effets d’agglomération et une réévaluation des politiques publiques.
Les orientations micro-économiques de la fonction de contribution permettent d’enrichir l’analyse économique, en mettant en relief les liens avec l’innovation, la création d’activités nouvelles et les externalités
D’essence hyperconsumériste, le concept d’économie créative, appuyé sur les travaux de John Howkins, doit être dépassé par celui (plus proche de ce qui a été appelé le « capitalisme cognitif »[22]) de sociétés de contribution et de territoires contributifs fondés sur les technologies culturelles collaboratives. Si Internet rend possible l’économie dite contributive – typique du logiciel libre –, c’est parce qu’il est un milieu technique tel que les destinataires sont mis en principe en position de destinateurs : il est dialogique. Mais le succès très rapide d’Internet ne sera véritablement un succès économique (au double sens du terme) que s’il fait l’objet d’une politique industrielle publique, au-delà des dynamiques spectaculaires issues des nouvelles entreprises industrielles apparues dans ce milieu contributif, que dominent actuellement moteurs de recherche et réseaux sociaux.
La libido, nous dit Freud, est l’énergie qui constitue ce que l’on nomme plus communément l’eros ou l’amour, sexuel ou non : l’énergie de l’amour que l’on porte aux autres, l’amour de soi, mais aussi de l’attachement à un objet ou à une idée[23]. C’est le concept clé de la théorie psychanalytique freudienne. La libido est la socialisation de l’énergie produite par la pulsion sexuelle et les pulsions afférentes, mais telles que, comme désir, ces pulsions sont transformées en objets sublimables : objets d’amour ou d’attention à l’autre – objets d’investissements. La libido est cependant toujours projetée, canalisée et médiatisée par des artefacts comme en témoigne la question freudienne du fétichisme,et c’est pourquoi elle peut elle-même faire l’objet de techniques et de technologies devenues industrielles.
L’économie libidinale est un concept freudien fondamental qui nomme l’énergie produite par une économie des investissements sexuels constituée par leur désexualisation. L’économie de cette énergie (la libido) transforme les pulsions (dont la pulsion sexuelle) en les mettant en réserve (comme investissement). Toute société repose sur une économie libidinale qui transforme la satisfaction des pulsions, par essence asociales, en un acte social. L’économie libidinale est en panne lorsqu’il y a faillite du « narcissisme primordial ».
Capitalisme et libido. Le capitalisme du XXe siècle a fait de la libido sa principale énergie. Il ne suffit pas de disposer de pétrole pour « faire marcher » le capitalisme consumériste : il faut pouvoir exploiter aussi et surtout la libido. L’énergie libidinale doit être canalisée sur les objets de la consommation afin d’absorber les excédents de la production industrielle. Il s’agit de façonner des désirs selon les besoins de la rentabilité des investissements – c’est à dire aussi bien de réduire les désirs à des besoins. L’exploitation managériale illimitée de la libido est ce qui détruit notre désir. De même que l’exploitation du charbon et du pétrole nous force aujourd’hui à trouver des énergies renouvelables, de même, il faut trouver une énergie renouvelable de la libido – ce pourquoi nous disons que c’estun problèmeécologique.
Seule l’analyse en termes d’économie libidinale permet de comprendre pourquoi et comment la tendance pulsionnelle du système psychique et la tendance spéculative du système économique font précisément système. Une économie de marché saine est une économie où les tendances à l’investissement se combinent avec des tendances sublimatoires – ce qui n’est précisément plus le cas.
L’épiphylogénèseest un néologisme forgé par Bernard Stiegler à partir de deux autres termes : la phylogénèse et l’épigénèse. La phylogénèse est la genèse de l’espèce (ou plus généralement du phylum). L’épigénèse désigne aujourd’hui l’ensemble des facteurs de développement de l’individu (ontogénèse) qui ne sont pas génétiques (qui ne sont pas « inscrits » dans l’ADN). L’épiphylogénèse désigne donc les facteurs d’évolution de l’espèce humaine qui ne sont pas génétiques ; cette hominisation est une extériorisation technique qui poursuit la vie par d’autres moyens que la vie.
Il y a trois mémoires :
1)la mémoire germinale ou génétique (notre génome) ;
2)la mémoire somatique ou épigénétique, mémoire nerveuse ou neurologique (les traces de notre vécu dans notre organisme) ;
3)la mémoire épiphylogénétique, qui n’est ni génétique, ni somatique, mais qui est constituée par l’ensemble des techniques et mnémotechniques nous permettant d’hériter d’un passé qui n’a pourtant pas été vécu.
C’est cette troisième mémoire qui nous intéresse car c’est elle qui constitue le propre de l’humanité. Le fait anthropologique (l’origine de l’hominisation) est la constitution d’un milieu épiphylogénétique, c’est-à-dire d’un milieu constitué d’artefacts qui deviennent les supports techniques d’une mémoire s’ajoutant aux deux autres mémoires – qui sont biologiques.
Il est plus urgent que jamais « d’intéresser les esprits au sort de l’Esprit, c’est-à-dire à leur propre sort » (Paul Valery, La liberté de l’Esprit, 1939). La vie, est puissance de transformation réciproque d’un vivant et d’un milieu. Mais, précise Valéry, pour l’organisme humain, vivre, c’est non seulement conserver cette puissance, mais c’est aussi créer un supplément de valeurs, la valeur de l’esprit[24]. De quoi est composé ce capital symbolique ?
Il est d’abord constitué par des choses, des objets matériels – livres, tableaux, instrument, etc. qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu’un lingot d’or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l’absence d’hommes qui en ont besoin et qui savent s’en servir. [25]
Lorsque les hommes ne savent plus se servir des technologies de l’esprit qui leur sont imposées, c’est alors l’esprit qui a perdu son capital, c’est aussi bien le capitalisme qui a perdu son esprit[26].
« Par ce nom d’esprit, je n’entends pas du tout une entité métaphysique ; j’entends ici, très simplement, une puissance de transformation »[27]. L’esprit n’est ni âme immatérielle ni matière cérébrale : l’esprit est ce que devient l’activité cérébrale lorsqu’elle transforme les choses du monde extérieur en des supports de mémoire (des « rétentions tertiaires »). Les objets fabriqués par l’homme, ou « artefacts », sont ainsi les « béquilles de l’esprit », des « prothèses » en un sens particulier de ce terme – puisqu’ici la « prothèse » ne vient pas remplacer un organe manquant mais rendre possible son fonctionnement. Il n’y a pas d’esprit sans medium (sans intermédiaire) qui conserve la mémoire comme organisation de la matière inorganique. L’esprit est ainsi une dynamique qui résulte de l’extériorisation de la mémoire, puisque cette dernière est ce qui, par un paradoxe apparent, rend possible la construction d’une « intériorité » chez l’homme. Ce paradoxe signifie que la vie animale ne peut devenir existence humaine qu’en s’appuyant sur les objets techniques et sur le langage : l’esprit est un processus à la fois psychique, social et technique.
L’esprit est donc la dynamique de la « transindividuation » – techniquement médiatisée – par laquelle le « je » et le « nous » se constituent ensemble en une individuation indissociablement « psychique et collective ». Le « et » de cette expression (« psychique et collective ») peut donc être compris comme ce qui désigne l’esprit, s’il est vrai, comme s’est évertué à le penser Simondon, que le « psychique pur » et le « social pur » ne permettent pas la « spiritualité » du « transindividuel » mais retombent respectivement dans le bio-psychique et le bio-social des mammifères et des insectes.
Si la finance est bien un commerce de promesses[28], alors il fait partie de sa définition que ces promesses puissent ne pas être tenues. Il ne faut pas se mentir : les crises du capitalisme, comme celle de 2008, font partie de son fonctionnement. Une promesse n’est pas virtuelle, elle n’est pas irréelle, elle est incertaine.
La véritable question philosophique à propos de la finance est de savoir que faire de cette idée selon laquelle il y aurait la sphère réelle des affaires humaines d’un côté, et cette sphère financière, parfois qualifiée de « virtuelle », de l’autre. Toute spéculative qu’elle est, la liquidité financière a des conditions ou des prothèses techniques bien réelles[29], tout comme elle a des effets bien réels, des effets « économiques », au sens étroit (elle ne spécule pas sur des valeurs qui lui préexistent, elle les crée, elle fixe les prix), et au sens large (puisque, par exemple, elle dicte un « gouvernement d’entreprise » et un « individualisme patrimonial »[30]).
La finance n’est pas une sphère de spéculation fermée sur elle-même, c’est la logique même de notre mode de gouvernementalité néolibérale qui ne cesse d’intervenir dans notre vie quotidienne. La finance c’est le temps individualisé de l’endettement à la consommation et de l’assurance des risques, c’est le temps du crédit[31] et le crédit en général c’est l’organisation de protentions. « La financiarisation du monde, écrit Bernard Stiegler, tout comme le modèle consumériste qu’elle accompagne, est devenu systématiquement court-termiste ; or, une tendance court-termiste parfaitement réalisée conduit à la destruction du temps des rétentions que sont les savoirs aussi bien que des protentions que sont les investissements[32] ».
Les actifs financiers actuels, transformant en fin de compte ce qui n’était initialement qu’un moyen (à commencer par la monnaie), ont découplé la richesse de l’investissement, au point que la finance a perdu toutes ses racines (étymologiques) : non seulement notre confiance (fidus), mais encore toute fidélité (fides).
La grammatisation[33] désigne la transformationd’un continu temporel en un discret spatial (des grammes) : c’est un processus de description, de formalisation et de discrétisation des comportements humains (calculs, langages et gestes) qui permet leur reproductibilité ; c’est une abstraction de formes par l’extériorisation des flux dans les « rétentions tertiaires » (exportées dans nos machines, nos appareils).
Grammatiser, c’est donc discrétiser en vue de reproduire. Sera nommée gramme toute unité discrète inscrite dans un support technique de mémoire (hypomnemata). Le processus de grammatisation est l’histoire technique de la mémoire : c’est l’histoire du supplément, au sens où en parlait Jacques Derrida, mais tel qu’il consiste en une discrétisation, une discrimination, une analyse et une décomposition des flux (qui n’est pas étrangère au codage-décodage selon Gilles Deleuze et Félix Guattari).
Le processus de grammatisation ne concerne pas seulement le langage (telle cette machine à écrire qu’était la cité grecque), mais aussi lesgestes et les comportements (telle la machine-outil qui émerge de la rencontre entre l’ingénieur James Watt et l’entrepreneur Matthew Boulton). Le machinisme industriel reproduit les gestes du travail, comme l’écriture imprimée reproduit la parole en autant d’exemplaires. C’est au XIXe siècle que commence un nouveau stade de la grammatisation : son stade analogique qui permettra au XXe siècle la production et la reproduction d’objets temporels industriels (ex. le phonographe, le cinématographe). Le sensible sous toutes ces formes devient reproductible (Benjamin). Le dernier stade de la grammatisation est le nôtre : son stade numérique, qui est aussi celui de la société hyperindustrielle où l’extériorisation des fonctions de lecture et de computation semble dissociée de l’intériorisation qui accompagnait autrefois calcul et lecture.
Le concept de grammatisation définit et décrit des époques et des techniques qui apparaissent mais ne disparaissent jamais : en aucun cas l’informatique ne fait disparaître la lecture et l’écriture. C’est au contraire une archi-lecture qui change les conditions de la lecture et de l’écriture.
Il existe trois discrétisations : littérale, analogique et numérique. Elles n’ont pas les mêmes modalités de socialisation et ne produisent pas les mêmes effets épistémiques. Typiquement, on ne fait pas de calculs sur des grammatisations analogiques, alors que l’informatique est faite pour faire des calculs, des traitements. Dans le cas de l’analogique, la discrétisation est insensible pour le destinataire, tandis qu’en passant à l’appareil numérique, des parties du signal m’apparaissent en tant que discrètes et manipulables, et c’est ce qui rend possible ce qu’on appelle l’interactivité : je peux agir sur l’information.
Hypermatérielest un terme qui tente de penser ce qui a été dénommé à tort l’immatériel (notamment par André Gorz). Il faut se défaire de l’idée que les technologies cognitives et culturelles sont immatérielles : l’immatériel n’existe pas. La matière, devenue flux, est de moins en moins solide, elle n’en est pas pour cela immatérielle, et il faut au contraire, en outre, de plus en plus de matériels pour la transformer.
Quand on parle d’immatérialité, on tente de désigner inadéquatement l’invisibilité de la matière, ou, plus profondément, on tente de réfléchir sur ce qui a considérablement bouleversé notre vision de la matière, à savoir la maîtrise relative de sa vitesse. Parler d’hypermatérialité c’est rappeler que ce qui est en jeu aujourd’hui est la maîtrise de la matière-énergie dans ses moindres états et à toutes échelles, non la supposée immatérialité de l’information. Le propre d’une technologie de l’esprit, qui est de produire des effets sur un esprit, n’est évidemment pas son « immatérialité ».
L’information est un processus ou se produisent des états de matière par l’intermédiaire de matériels, d’appareils, de dispositifs techno-logiques qui contrôlent ce processus aux échelles du nanomètre et de la nanoseconde - où ce n’est pas seulement ce qui duplique qui est matériel, mais aussi ce qui est dupliqué. En-deçà ou au-delà du couple de la matière et de la forme, par-delà l’hylémorphisme (Simondon), ce qu’il s’agit de penser aujourd’hui avec le concept d’hypermatière, est le couple de l’énergie et de l’information.
Il n’y a ni société « post-industrielle », ni « économie de l’immatériel », bien au contraire : tout est de plus en plus industrialisé, c’est à dire aussi matérialisé – mais à un point tel que cette matérialisation engendre des phénomènes complexes et relationnels entre niveaux de matérialités (en particulier comme production de rétentions tertiaires) que nous disons donc hypermatériels. Dans ce contexte, ce ne sont plus seulement l’exploitation des énergies naturelles et la transformation des matières premières qui sont industrielles : c’est la cognition, c’est le façonnage des comportements individuels, c’est la culture commune. Dans l’économie de l’hypermatériel tout devient industriel, y compris la reproduction des vivants humains.
L’individu n’est pas seulement un (unité, totalité), il est unique (unicité, singularité). Historiquement, l’individualité a toujours eu deux faces. D’une part, l’individu est l’atome, il est ce que l’on ne peut pas diviser sans tuer, d’autre part, l’individu est l’unique, il est ce qui n’est pas substituable. D’une part, l’individu se distingue comme unité totale face à son environnement, d’autre part il se distingue comme unité singulière face aux autres individus. Ces deux faces sont conciliables, mais pour cela nous devons considérer la totalité indivisible comme étant celle de l’individu et du milieu, et non celle de l’individu seul. Dans cette optique, un individu ne peut être singulier que si son milieu est singulier – cela suppose que l’on peut partager le même lieu sans partager le même milieu[34].
Un individu est un verbe infinitif plutôt qu’un substantif défini, un devenir plutôt qu’un état, une relation plutôt qu’un terme et c’est pourquoi il convient de parler d’individuation plutôt que d’individu. Pour comprendre l’individu, il faut en décrire la genèse au lieu de le présupposer. Or cette genèse, soit l’individuation de l’individu, ne donne pas seulement naissance à un individu, mais aussi à son milieu associé. Telle fut la leçon philosophique deGilbert Simondon[35].
L’individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l’individu toujours inachevé. L’individuation humaine est triple, c’est une individuation à trois brins, car elle est toujours à la fois psychique (« je »), collective (« nous ») et technique (ce milieu qui relie le « je » au « nous », milieu concret et effectif, supporté par des mnémotechniques)[36]. Cet « à la fois » constitue en grande partie l’enjeu historique et philosophique de la notion d’individuation. Par exemple, on se demandera de quelle manière la médiation mnémotechnique de l’imprimerie surdétermina les conditions de l’individuation et reconfigura les rapports du « je » et du « nous ».La politique industrielle ou l’écologie de l’esprit que nous appelons de nos vœux repose fondamentalement sur la ré-articulation entre l’individuation psychique, l’individuationcollective et l’individuationtechnique.
Individuation vs. individualisme. C’est un paradoxe de notre temps maintes fois relevé : l’individualisme de masse ne permet pas l’individuation de masse. C’est la force des technologies de gouvernances néolibérales que d’avoir réussi à priver l’individu de son individuation, au nom même de son individualité. L’individualisme est un régime général d’équivalence où, chacun valant chacun, tout se vaut ; à l’inverse, l’individuation engage une philosophie où rien ne s’équivaut. L’individualisme répond à une logique où l’individu réclame sa part dans le partage des ayants droits (partage entre particularités, entre minorités) ; à l’inverse, l’individuation répond à une philosophie qui brise cette logique de l’identification, et pour laquelle il n’est pas de partage qui ne soit participation et pas de participation qui ne mène l’individu à dépasser ce qui le départage. On l’aura compris : l’individuation n’est pas l’individualisation – et l’individualisation, au sens où l’entend l’individualisme consumériste, est une désindividuation.
Il est donc des banalités philosophiques bonnes à rappeler : l’individu est singulier dans la mesure où il n’est pas particulier. Comment échapper à la particularité d’un chiffre (celui d’un génome, d’un code barre, d’une puce RFID) ou à celle d’un moi (une opinion, un goût, un vote) ? La particularité est reproductible, la singularité ne l’est pas : elle ne peut pas être un exemplaire – mais elle est un exemple de ce que c’est que s’individuer. Un individu est singulier dans la mesure où il n’est pas substituable : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à son être. Il y a donc de quoi s’inquiéter des standardisations industrielles productiviste puis consumériste qui transforment le singulier en particulier, ou de ce marketing croissant qui assaille un cerveau de plus en plus formaté et de moins en moins formé.
La capacité d’investissement, telle qu’elle caractérise la société industrielle qui se trouve requise par le machinisme, est ce qui suppose du capital libre – libre de s’investir dans un risque entrepreneurial qu’il accompagne et dont il est distinct : il n’y a pas de capitalisme sans économie bancaire.
Mais l’investissement (dans la langue de Freud, Besetzung) est aussi ce qui caractérise le désir dans son rapport à l’objet, et par où précisément ses énergies primaires (les pulsions) transformé en énergie libidinale investie dans un objet, ce qui suppose que l’énergie pulsionnelle soit elle-même libre, c’est à dire capable de se détourner de son but premier : ce que Freud nomme freie Energie.
Pour Ars Industrialis, le capitalisme n’est pas seulement un mode de production industriel ni une financiarisation de l’échange marchand : il est d’abord une économie libidinale qui,dans sa forme actuelle, a conduit à l’épuisement du désir, ce pourquoi le capitalisme est devenu auto-destructeur. Dire du capitalisme actuel qu’il est privé de désir, c’est dire que le capitalisme n’investit plus, qu’il tend à épuiser toute possibilité d’investissement. Ce qui s’épuise n’est pas seulement le capitalisme hyper-spéculatif à tendance mafieuse, mais l’investissementen général, soit le désir du consommateur qui ne désire plus ce qu’il consomme, mais qui en est devenu dépendant – le marketing de l’addiction sollicitant désormais directement ses pulsions. Les politiciens qui tentent de nous rassurer en annonçant la « relance par la consommation » ne comprennent pas que c’est elle qui est devenue le problème puisqu’elle fait désormais système avec un capitalisme financier fondé sur le désinvestissement : sur l’infidélité systémique de tous à l’égard de tous et de tous à l’égard de tout.
Le nouveau capitalisme mondial ne renouvellera ses énergies qu’à la condition d’inventer une nouvelle logique et de nouveaux objets d’investissements, au double sens de l’économie industrielle et de l’économie libidinale, en tirant parti des technologies numériques de l’esprit qui rompent structurellement avec le modèle fondé sur l’opposition production/consommation – l’impératif n’étant ni la relance par la consommation, ni une pseudo-relance par l’investissement dans le modèle consumériste, mais la relance par la reconstruction du désir.
Nous vivons et nous vivrons dans un monde toujours plus industriel, et le post-industriel est tout aussi fantasmatique que l’immatériel. Il ne s’agit donc pas de chercher des limites à l’industrie, mais de la penser autrement. L’idée que nous serions dans une société post-industrielle repose sur une faiblesse analytique fondamentale et une conception archaïque et fausse de ce qu’est l’industrie : les machines, la fumée, la transformation des matières premières, etc. Or l’industrie va bien au-delà. L’industrie est ce qui suppose du capital libre s’investissant dans de la technologie permettant de gagner en productivité et de réaliser des économies d’échelles. Durant deux siècles, ces économies d’échelles ont été rendues possibles par la massification (d’abord des producteurs, ensuite des consommateurs) conduisant à la monétarisation de toutes les activités humaines.
Au cours du XXe siècle, la culture est devenue une industrie[37], c’est même aujourd’hui l’industrie la plus puissante. Du côté de la consommation, les industries de la culture ont transformé la vie de l’esprit en divertissement, en jouissance, du côté de la conception, de la production et du marketing, elles l’ont transformé en calculabilité. De nos jours cependant, les technologies culturelles font émerger des pratiques où ce sont les publics, tels qu’ils ne veulent pas se laisser réduire à des audiences, qui se mettent en position d’avant-garde de la société industrielle qui s’invente. À travers ces pratiques culturelles qui sont largement le fait des natifs du numérique (mais aussi, souvent, de retraités et de chômeurs) prennent forme les tendances caractéristiques d’une écologie relationnelle qui met en œuvre une nouvelle idée du milieu psycho-socio-technique.
L’esprit se produit dans un milieu technique. Or la mise en culture d’un tel milieu, qui a totalement muté du fait du développement spectaculaire des technologies cognitives et culturelles, ne peut être laissée au capitalisme financiarisé (qui travaille dans le court terme), mais doit être aujourd’hui portée et conduite à la fois par une politique publique – en particulier comme politique d’éducation et de « capacitation » et comme politique industrielle (qui travaille dans le long terme). Les technologies collaboratives de l’esprit sont appelées à modifier en profondeur la séquence linéaire conception – production – marketing – distribution – consommation. Après les industries de transformation de la matière, après les industries culturelles du XXe siècle issues du stade analogique de la grammatisation, le XXIe siècle, ouvre le stade numérique des technologies de l’esprit. Le milieu numérique offre possiblement des technologies de transindividuation, mais réaliser ce possible ne pourra se faire que si ces nouvelles industries de l’esprit associent les capacitations ou les empowerment de l’individu.
La lecture est une technique de soi, et la finalité d’une lecture réside dans cette technique de soi. Comme Michel Foucault, nous insistons sur le lien entre lectio et meditatio, lien passant nécessairement par l’écriture de soi[38]. Dès le Moyen-âge précoce, la lecture fut comprise comme epimeleia (soin, gouvernement), soit comme discipline, exercice, étude, méditation.
Le concept de « lecture industrielle » a été forgé par Alain Giffard. Google est, par exemple, une industrie de lecture, un marché « double-sidded » : échange d’informations sur les lectures contre des informations sur les lecteurs, échange d’informations sur les lecteurs contre de la publicité. Le web, réseau de textes, est aussi un réseau de lecture, c’est une technologie de lecture : utiliser un moteur, c’est simuler l’activité d’un bibliothécaire ; personnaliser son navigateur, c’est imiter le journaliste devant son dossier de presse ; stocker des centaines de textes sur son disque dur, c’est simuler le travail du documentaliste, etc. Le risque est que le lecteur mette en œuvre des traitements automatisés correspondant à des compétences de lecture qu’il ne possède plus. L’objectif de produire une technologie de lecture n’a pourtant jamais été sérieusement poursuivi par les industries de l’information, ce qui conduit à cette situation étrange d’une pratique technique sans technologie, ou une technologie par défaut.
Sept activités peuvent caractériser la lecture numérique : la navigation, le marquage, la copie, la prospection, l’annotation, la mémoire et la publication. La lecture numérique, en tant qu’elle se distingue de la lecture imprimée, n’est donc pas simplement une lecture à l’écran, c’est d’abord une lecture hypertextuelle[39]. Le lecteur devient l’opérateur qui met en œuvre les virtualités du texte numérique, ce pourquoi il y a autant de textes que de versions de lectures. Cependant, le risque est grand de se perdre dans ces liens, et surtout, malgré tous ses mérites, le web est le lieu d’une fausse symétrie : le lecteur lit des textes, voire des hypertextes, sans pouvoir créer ses propres parcours.
La lecture numérique est actuellement plus propice à lecture d’information plutôt qu’à la lecture d’étude. Ce qui distingue la seconde de la première n’est pas tant son activité ou son intensité, que sa finalité : la lecture d’étude est une culture de soi.
La grande différence entre l’espace de la lecture classique et celui de la lecture numérique est l’absence presque totale du rôle direct d’une puissance publique dans l’institution du lecteur. De cette absence résulte le risque d’une lecture sans savoir-lire, une lecture-consommation. La lecture ne réactualisera son sens originel de legere (ramasser, recueillir, parcourir, relier), sans une politique industrielle publique.
L’individu ne consomme les produits industriels qu’en méta-consommant, si l’on peut dire, des machines à sonder et à façonner des comportements. Le marketing désigne précisément le fait que, dans la consommation, le produit consommé est paradoxalement devenu secondaire. Lorsque l’Etat use des mêmes méthodes et des mêmes fins que le marché, on peut parler d’un Empire du « management ».
Marx a pu écrire : « Ce n’est pas seulement l’objet de la consommation, mais aussi le mode de consommation qui est produit par la production »[40] ; en écho Lazzarato a pu écrire : « En renversant la définition marxienne on pourrait dire : le capitalisme n’est pas un mode de production, mais une production de modes »[41], c’est-à-dire qu’il ne crée pas tant des choses que des mondes, des manières, soit des milieux – en l’occurrence, dissociés
Le marketing publicitaire matraque : c’est là son premier principe. Il n’informe pas tant (adverstising) qu’il incite : c’est une technique d’incitation à un comportement, soit une psychotechnologie. Cette technique façonne un monde de services où les consommateurs ne produisent plus rien de ce qu’ils consomment – sinon comme prolétaires qui ignorent tout des conditions de leurs propres productions. Comme prolétaires, ils ont perdu le savoir de leurs propres productions : ce savoir est passé dans la machine de production.
Pour comprendre cet impouvoir qui se nomme « pouvoir d’achat » – histoire indissolublement psychique, sociale et technique –, il convient de se remémorer qu’il n’existe pas de pouvoir d’achat sans pouvoir de propagande, aujourd’hui nommé marketing (cf. Edward Bernays[42]). Le but ultime du marketing fut ainsi résumé :
Nous devons faire passer l’Amérique d’une culture des besoins à une culture du désir. Les gens doivent être entraînés à désirer, à vouloir de nouvelles choses, avant même que les anciennes aient été entièrement consommées[43].
Après la naissance du marketing (Ernest Dichter, Louis Cheskin), il est clair que le but n’est plus de former et d’exploiter des producteurs, mais de contrôler des comportements de consommateurs. Depuis les années 50-60, l’enjeu est d’assurer moins la production que la vente et la consommation des biens produits par un appareil structurellement en surproduction – les groupes industriels, devenus mondiaux, visant explicitement à s’assurer le contrôle comportemental des individus, c’est à dire leur esprit, leur désir, leur identité.
La publicité distrait, au sens pascalien du terme. Elle est la propagande de distraction qui soutient notre capitalisme. Le propos de Patrick Le Lay, PDG de TF1, fera date pour sa lucidité cynique : « Mon travail est de vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola[44] ». Il s’agit bien de distraire l’esprit pour capter son attention vers la consommation. « L’homme distrait, remarquait Benjamin, est tout à fait capable de s’accoutumer[45] ».
La misère n’est pas seulement matérielle mais symbolique, et chacun sait qu’une richesse matérielle peut être accompagnée d’une misère symbolique. La misère matérielle ne doit pas être pensée indépendamment de la misère symbolique, non seulement parce que la pauvreté matérielle des uns semble la conséquence du sous-développement symbolique des autres, mais aussi parce que la misère symbolique est ce qui transforme un pauvre en misérable. De la pauvreté à la misère, il y a un pas qui ne concerne pas seulement le niveau de richesse.
La misère symbolique est la perte d’individuation qui résulte de la perte de participation à la production de symboles, fruits de la vie intellective et de la vie sensible. La misère symbolique s’accroît depuis le tournant machinique de la sensibilité (la culture comme production industrielle), accompagnant le tournant machinique de la politique (la représentation politique comme production industrielle).
C’est en luttant contre la misère symbolique qu’on lutte contre le Front National, et non l’inverse. Lutter contre cette misère suppose de lutter contre le populisme industriel, et non seulement de déclamer le répertoire de ceux que Hegel nommait « les belles âmes ».
Il semblerait que depuis les années 1970, nous autres les riches, c’est-à-dire nous autres pour qui le mieux n’implique pas le plus, avons soudain réalisés que croissance ne voulait pas dire épanouissement. Cependant, il ne s’agit pas d’en appeler à la décroissance, surtout pas lorsque l’humanité croît, mais plutôt de lutter contre lamécroissance.
La mécroissance est la perte d’investissement des entrepreneurs, la perte de savoir-faire des producteurs et la perte de savoir-vivre des consommateurs. La mécroissance désigne corrélativement un malaise que nous ressentons tous : plus la croissance croît, plus ce malaise augmente. Ce malaise commence peut-être avec cette devise : In God we trust, dit le dollar…et non In God we believe[46]. L’esprit du capitalisme est ce qui substitue la confiance (trust) à la croyance (believe), mais telle que cette confiance n’est plus accordée qu’à ce qui est calculable. La croyance est devenue un pari financier, dont les technologies informatiques régissent les indicateurs de confiance. La mécroissance c’est aussi cela : ne croire qu’en ce que l’on peut calculer. Qui croit encore qu’une reprise de la bourse annoncera la fin de la crise ?
La crise du capitalisme est d’abord le fait de ses propres contradictions (Marx). Il y a trois limites structurelles au capitalisme :
1) la baisse tendancielle du taux de profit[47], qu’aujourd’hui on qualifierait plutôt de désinvestissement financiarisé, soit l’accaparement, par la finance, du désir d’investissement qui appartenait à la production industrielle ;
2) la baisse tendancielle de l’énergie libidinale, c’est-à-dire la démotivation généralisée, celle du consommateur dont le désir est industriellement exploité, celle du producteur prolétarisé et dissocié de son milieu qui n’est plus le lieu de son travail mais de son emploi, et celle des investisseurs eux-mêmes qui sont devenus des spéculateurs, soit des capitalistes qui ne croient plus à l’investissement à long terme ;
3) le passage aux limites qui détruit le système de l’intérieur, soit l’augmentation surexponentielle des externalités négatives[48].
Au stade actuel d’une crise qui semble bien être terminale, nous posons comme un point de méthode que la question qu’il s’agit de trancher est moins celle de savoir si le capitalisme est arrivé à sa fin que celle de faire émerger un nouveau modèle industriel – sur la base duquel le capitalisme sera peut-être voué à disparaître en effet. Ce qui est révolu n’est pas tant le capitalisme – comme mode économique et politique de production industrielle, à l’encontre duquel il n’y a pas à ce jour de véritable théorie critique de cette économie politique, ni donc de véritable pratique de cette théorie, c’est à dire : de praxis – que son stade consumériste lorsqu’il atteint son terme, à savoir : le stade pulsionnel du capitalisme.
« Milieu ». Le « milieu », dans son usage le plus commun, est à la fois ce qui est autour de l’individu (environnement) et entre les individus (medium). Les deux sens du terme de milieu se rejoignent dans une philosophie de l’individuation selon laquelle, pour comprendre la relation de l’individu et de son milieu, il faut partir du mi-lieu de cette relation, c’est-à-dire au point où ni l’individu ni le milieu ne sont encore constitués. Le milieu n’est donc pas, à proprement parler, extérieur à l’individu : il en est le complémentaire, à ce titre il n’est pas l’environnement[49].
« Milieu technique ». En France, le concept de « milieu » date de l’époque d’Auguste Comte, mais le concept de « milieu technique » naîtra un siècle plus tard à l’époque d’André Leroi-Gourhan et Georges Friedmann. Ce dernier en appelait à la responsabilité de l’Etat dans « le façonnement (dès l’enfance) des individus par l’éducation, mais aussi par le milieu technique et en particulier par les communications de masse ? »[50]. Ailleurs, Georges Friedmann écrivait : « L’analyse physiologique et psychotechnique détaillée du travail à la chaîne (pris comme exemple) montre en celui-ci d’abord un fait technique, à travers le fait technique un fait psychologique, à travers le fait psychologique, un fait social »[51]. En quelque sorte, l’œuvre actuelle de Bernard Stiegler, se situe directement dans cette thématique, mais en l’appliquant aux industries culturelles. Or c’est bien le concept de « milieu », qui leur permet de penser ensemble le technique, le psychique et le social.
Si la technologie est une science humaine (Haudricourt), c’est bien que la technique est notre milieu. Tout geste (du plus banal au plus rare) s’effectue dans un milieu technique qui le rend possible, or tout milieu technique comporte de la mémoire. La technique comme milieu s’accompagne d’une pensée de l’individuation au mi-lieu : l’être humain s’individue au mi-lieu, entre l’extériorisation des organes et l’intériorisation des prothèses.
Pour Bernard Stiegler, la technique comme milieu cela signifie deux choses : d’une part, cela désigne le défaut d’origine, c’est-à-dire l’origine qui est toujours déjà au milieu du commencement et de la fin, du passé et du futur ; d’autre part, cela désigne ce mouvement qui, partant du milieu, désigne aussi bien l’intériorisation de l’extérieur, que l’extériorisation de l’intérieur. C’est à partir du processus d’extériorisation de Leroi-Gourhan (extériorisation sans intériorité préalable, puisque celle-là n’ex-iste que par celle-ci), et à partir du milieu associé de Simondon (milieu sans individualité préalable, puisque l’individu et le milieu co-naissent en même temps), qu’il est possible de comprendre le milieu stieglerien. Ce milieu nomme aussi bien un mi-lieu, et celui-ci nomme aussi bien le tiers terme, ce troisième lieu, ni phusis ni tekhnè (comme le milieu techno-géographique simondonien), ni intérieur ni extérieur (comme le milieu d’extériorisation leroi-gourhanien). Le mi-lieu signifie ainsi l’espace transitionnel, ni dedans ni dehors, qui n’est précisément pas un simple intermédiaire (Winnicott).
Le milieu technique a ceci de singulier pour l’homme qu’il a la possibilité d’être associé ou dissocié : c’est un milieu pharmacologique.
Milieu associé/milieu dissocié. Ars Industrialis emprunte à Simondon le concept de « milieu associé » pour analyser l’individuation collective en quoi consiste toute société humaine, de telle sorte à ce que l’histoire de l’individuation humaine y apparaisse comme indissociable de l’histoire de l’individuation technique.
Simondon parle de « milieu associé » à propos de l’individuation technique (cf. Du mode d’existences des objets techniques). Simondon définit l’individu technique doté d’un milieu associé à travers le fonctionnement de la machine qui contribue à la production de son milieu qui rend possible son fonctionnement. Dans cette optique, l’individu technique est ce qui transforme l’environnement en milieu technique associé (comme la turbine de Guimbal transforme la mer et ses marées en milieu technique de fonctionnement). Si le terme de « milieu associé » est emprunté à Gilbert Simondon, le terme de « milieu dissocié » fut forgé par Bernard Stiegler. Dans les termes de Simondon, on dira que dans un milieu associé, l’individu psychique s’individue en co-individuation avec un ou plusieurs autres individus psychiques, ce qui constitue une individuation collective, pour autant qu’ensemble ils contribuent à individuer leur milieu (technico-symbolique). Dans un milieu dissocié, l’individuation du milieu technico-symbolique se fera au contraire aux dépens des individus psychiques (et par l’intermédiaire de bureaux d’étude, de cabinets de conseil et autres « experts »), qui s’en trouveront donc désindividués.
Un milieu techno-symbolique vous est associé s’il est le medium et le vecteur de votre individuation, celle-ci n’étant possible que parce que ce milieu associe des individus. Au contraire, un milieu est dissocié s’il n’aide pas à votre individuation, si vous ne contribuez pas à votre milieu. Les milieux symboliques furent dissociés par l’application aux échanges symboliques du modèle industriel – à travers les industries culturelles. Comme ce modèle oppose producteurs et consommateurs, il aboutit à spécialiser les uns dans le rôle d’émetteur de symboles et les autres dans le rôle de consommateurs de ces symboles. Cette dissociation des milieux s’accentua avec l’économie des services qui repose sur le contrôle, par les concepteurs du service, du comportement des consommateurs ou utilisateurs.
La nouveauté du réseau internet en tant que milieu technique, par contraste avec la télévision par exemple, est qu’il ne constitue pas un milieu structurellement dissocié. Telle est la raison pour laquelle internet rend possible l’économie contributive, typique du logiciel libre. Il n’y a plus dissociation des producteurs et des consommateurs, mais association des destinataires et des destinateurs produisant une nouvelle forme de socialité et un nouvel esprit du capitalisme.
Dans un texte très célèbre (Qu’est-ce que les Lumières ?, 1784), Kant définit l’esprit des Lumières comme la sortie hors de l’état de minorité, ce qui implique de se libérer de toutes tutelles. Est mineur celui qui délègue sa responsabilité (celle de sa pensée, celle de son soin) à des autorités (le maître, le prêtre, le médecin… ou la télévision). Est majeur celui qui prend soin des mineurs (y compris de sa propre part restante de minorité) pour les élever vers la majorité, vers l’usage critique et public de sa raison.
Le malaise de notre époque est que les mineurs y sont traités comme des majeurs (ce que révèle la récente loi sur la récidive des mineurs), tandis que les adultes s’y comportent comme des mineurs (ils délèguent leur responsabilité bien facilement). Traiter les mineurs comme des majeurs, c'est nier la différence entre les générations. Le seul et véritable « remède » à la délinquance n'est ni la répression ni même la prévention seulement sociale : il suppose de reconstituer ce qui a été détruit par le consumérisme, à savoir les appareils sociaux (les institutions) de transformation des pulsions en investissements, c’est à dire en énergie libidinale, par exemple à travers ce que Freud nommait l'« identification primaire »[52]laquelle est précisément détournée par les industries culturelles captant d'une part l'attention des enfants et organisant d'autre part la régression de leurs parents au statut de consommateurs pulsionnels.
Comme Patrick Le Lay qui revendiqua le cynisme systémique qui constitue le principe de fonctionnement des industries culturelles, la chaîne Canal J a explicitement revendiqué ce détournement de l’identification primaire, en ridiculisant sur une affiche publicitaire un père et un grand-père aux yeux de leur enfant, par la télévision qui est amenée à les remplacer.
Littéralement le terme hypomnémata désigne les aides-mémoire, les supports technique de la mémoire et/ou les techniques de mémoire.
Relier la technique et le temps demande en premier lieu de repenser la question de la mémoire. Toute technique, en tant qu’elle est aussi un geste (Leroi-Gourhan), comporte une dimension mnésique : lorsque je manie une pelle, je participe de la couche mnésique qui fait des choses, les choses d’un monde. Depuis quatre millions d'années, le développement de l'esprit humain a pour condition une extériorisation de la mémoire, c'est-à-dire la fabrication d'objets qui gardent en eux-mêmes les gestes dont ils résultent. C’est seulement au néolithique qu’apparaît un sous-système mnémotechnique, l'écriture, qui est une technique spécifiquementvouée à laconservation de la mémoire. Depuis le XIXe siècle, les mnémotechnologies (photographie et phonographie, cinéma) sont apparues, qui sont devenues au XXe siècle (avec la radio et la télévision) des supports essentiels de la vie industrielle. Mais à partir du XXIe siècle, avec les mnémotechnologies numériques, les hypomnémata sont devenus la fonction primordiale des sociétés hyperindustrielles.
Michel Foucault a montré que ces supports de mémoire que sont les hypomnemata sont la condition de l’écriture de soi qu’il analyse notamment à travers le discours de Sénèque sur l’écriture et la lecture, et constituent plus généralement les éléments des techniques de soi et de la tekhnè tou biou de l’Antiquité. Sans hypomnemata, l’attention profonde que les techniques de soi tentent de conquérir se disperserait dans la vanité d’un temps inconsistant :
L’écriture des hypomnemata s’oppose à cet éparpillement en fixant des éléments acquis et en constituant en quelque sorte “du passé’’, vers lequel il est toujours possible de faire retour et retraite[53].
Ce terme est dérivé du grec « organon » : outil, appareil. L’« organologie générale » est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ « organes » : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types. Un organe physiologique – y compris le cerveau – n’évolue pas indépendamment des organes techniques et sociaux. L’appareil psychique n’est pas réductible au cerveau, et suppose des organes techniques, des artefacts supports de symbolisation et dont la langue est un cas.
La transformation organologique constante connaît de nos jours un bouleversement inédit que nous appelons – en référence à un concept de Bertrand Gille [54] – l’hyper-désajustement. Celui-ci résulte non seulement de l’accélération de l’évolution technologique, mais du modèle néolibéral qui, depuis la « révolution conservatrice », consiste à remplacer les organisations et institutions sociales par des services eux-mêmes technologiques, et totalement soumis à un système économique devenu exclusivement spéculatif. Il y a hyper-désajustement lorsque les organa artificiels formant le système technique court-circuitent à la fois le niveau des organes et appareils psychosomatiques (organes génitaux et cérébraux compris) et le niveau des organismes sociaux. C’est ce qui conduit à ce que nous appelons une prolétarisation généralisée.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la société est constituée par une opposition entre la sphère des besoins, celle des esclaves, artisans, roturiers et la sphère de l’otium, celle des clercs, ou de toutes personnes dégagées des obligations de la vie quotidienne vouées à la satisfaction des besoins par la production des subsistances. Le « negotium » est le nom que les romains donnaient à la sphère de la production, elle-même soumise au calcul. Ce n’est pas seulement le commerce des marchandises au sens du plan comptable, c’est le commerce au sens large des affaires, le business, l’affairement, c’est aussi le lieu des usages. A l’inverse, l’otium est le temps du loisir libre de tout negotium, de toute activité liée à la subsistance : il est en cela le temps de l’existence.
Si otium et negotium, comme existence et subsistance, composent toujours, ils doivent absolument demeurer distincts, Les distinguer ne signifie pas les opposer systématiquement, car en ces cas nous retomberions dans une démarche fondamentalement métaphysique. Max Weber a montré combien, avec l’éthique protestante du capitalisme, le negotium devient une activité qui relève de l’otium, et dans laquelle il s’inscrit.
Otiumet negotium ont ceci en commun que ces deux activités se déploient avec des supports de mémoire (hypomnemata). Dans le negotium on trace les échanges, on quantifie et on calcule le commerce humain. Dans l’otium, les hypomnemata sont mis en œuvre essentiellement dans la visée des objets de la contemplation, skholè, qui forment les idéalités en général (les objets de l’idéalisation – au sens de Freud –, c’est à dire aussi de la sublimation) et constituent ce que nous appelons des consistances : ce qui, n’existant pas, consiste d’autant plus (la justice, l’infinité de l’objet de mon désir, le point géométrique, etc.)
Dans l’otium il y a une discipline comprise comme technique de soi donnant accès à ce qui n’a pas de prix : c’est celle du sportif qui s’entraîne régulièrement, celle du moine qui respecte la liturgie, celle de celui qui écrit quotidiennement ses pensées.Ce que Foucault nomme « l’écriture de soi » relève typiquement de l’otium. Si l’otium est une pratique solitaire, elle est toujours socialement destinée et constituée.
Les pratiques de l’otium tendent aujourd’hui à être intégralement court-circuitées par les industries de services et soumises aux contraintes du marché : elles se voient diluées et finalement confondues avec le négotium – par exemple comme savoirs académiques totalement soumis aux contraintes économiques.
En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire[55].
Tout objet technique est pharmacologique : il est à la fois poison et remède. Le pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention : c’est une puissance curative dans la mesure et la démesure où c’est une puissance destructrice. Cet à la fois est ce qui caractérise la pharmacologie qui tente d’appréhender par le même geste le danger et ce qui sauve. Toute technique est originairement et irréductiblement ambivalente : l’écriture alphabétique, par exemple, a pu et peut encore être aussi bien un instrument d’émancipation que d’aliénation. Si, pour prendre un autre exemple, le web peut être dit pharmacologique, c’est parce qu’il est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du user profiling.
La pharmacologie, entendue en ce sens très élargi, étudie organologiquement les effets suscités par les techniques et telles que leur socialisation suppose des prescriptions, c’est à dire un système de soin partagé, fond commun de l’économie en général, s’il est vrai qu’économiser signifie prendre soin. En particulier, Ars Industrialis appelle de ses vœux une pharmacologie de l’attention à l’époque des technologies de l’esprit.
En principe, un pharmakon doit toujours être envisagé selon les trois sens du mot : comme poison, comme remède et comme bouc-émissaire (exutoire). C’est ainsi que, comme le souligne Gregory Bateson, la démarche curative des Alcooliques Anonymes consiste toujours à mettre d’abord en valeur le rôle nécessairement curatif et donc bénéfique de l’alcool pour l’alcoolique qui n’a pas encore entamé une démarche de désintoxication[56].
Qu’il faille toujours envisager le pharmakon, quel qu’il soit, d’abord du point de vue d’une pharmacologie positive, ne signifie évidemment pas qu’il ne faudrait pas s’autoriser à prohiber tel ou tel pharmakon. Un pharmakon peut avoir des effets toxiques tels que son adoption par les systèmes sociaux sous les conditions des systèmes géographiques et biologiques n’est pas réalisable, et que sa mise en œuvre positive s’avère impossible. C’est précisément la question que pose le nucléaire.
Si l’on s’accorde à reconnaître que toutes les sociétés peuvent régresser, et que les sociétés réputées démocratiques régressent sur un mode que l’on a pris l’habitude de dire populiste, concept vague qui a une histoire politique précise mais qui désigne tantôt la pratique systématique de la démagogie, tantôt des formes proches de ce que l’Histoire a connu sous le nom de fascisme, notre époque est, sans l’ombre d’un doute, devenue massivement populiste.
Cependant, nous soutenons que ce populisme est, en sa nature profonde, d’un genre nouveau, en ceci qu’il procède d’une organisation économique bien plus que d’une causalité proprement politique. Lorsque les sociétés consuméristes atteignent leurs limites, la vie devient structurellement pulsionnelle et addictive, c’est à dire fondée sur la frustration, et ne peut que provoquer une régression massive qui induit secondairement un populisme politique.
Ce devenir au cours duquel le pharmakon audiovisuel déploie toute sa toxicité conduit à ce que nous appelons la télécratie[57] – celle-ci organisant le court-circuit de la modalité politique de la transindividuation par les médias de masse audiovisuels. Mais c’est avant tout en généralisant sa fonction de bras séculier du marketing que la télévision impose la télécratie en faisant de la politique elle-même une affaire de marketing – le populisme politique s’en trouvant exacerbé.
La télécratie et plus généralement le règne des médias audiovisuels ont cependant d’autres effets toxiques : selon une équipe de pédiatrie de l’université de Washington, le synaptogenèse infantile est directement altérée par une exposition précoce aux images animées. En France, les enfants passent chaque année plus de temps devant un écran que sur les bancs de l’école, et en Amérique du Nord, les adolescents consacrent dix heures et demi par jour aux médias[58]. Aussi, nul ne peut désormais ignorer qu’entre l’école qui cherche à former l’attention et l’industrie audiovisuelle qui la capte pour la déformer, il y a conflit. Cet état de fait devenu calamiteux devrait être au cœur du débat politique contemporain – d’autant que dès 2004, 56% des téléspectateurs français déclaraient ne pas aimer la télévision qu’ils regardent.
La prolétarisation est, d’une manière générale, ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser).
Rappelons tout d’abord que Marx ne dit pas que le prolétariat est la classe ouvrière : il dit que la classe ouvrière est la première classe à être touchée par la prolétarisation. Les prolétaires n’ont pas disparu : la prolétarisation, c’est à dire la perte des savoirs, a au contraire envahi « toutes les couches de la société »[59]. Privé de savoir, le prolétaire est privé de travail, s’il est vrai que travailler c’est s’individuer en individuant son milieu de travail et en se co-individuant avec des collègues de travail, c’est à dire en formant avec eux un milieu associé. Le prolétaire est l’employé d’un milieu dissocié. Le prolétaire, dit Simondon, est désindividué par la machine qui a grammatisé et automatisé son savoir.
Au cours du XXe siècle cependant, ce qui est prolétarisé n’est plus seulement le savoir-faire du producteur : c’est aussi le savoir-vivre du consommateur. Le consommateur ainsi prolétarisé ne produit pas ses propres modes d’existence : ceux-ci lui sont imposés par le marketing qui a transformé son mode de vie en mode d’emploi.
La crise de 2008 a mis en évidence que ce sont aussi désormais les concepteurs et les décideurs qui sont prolétarisés : l’automatisation issue des « systèmes d’aide à la décision », tels les programmes informatiques de trading qui grammatisent unilatéralement les points de vue économiques et financiers dominants (renforçant souvent des processus entropiques – comme l’avait déjà montré une étude du crack boursier de 1987 réalisée par Catherine Distler[60], et comme le soulignait récemment Paul Jorion[61] – processus entropiques qui constituent la base technologique de ce que l’on avait appelé « la pensée unique »), généralisent la situation qui s’était installée avec les systèmes informatiques nucléaires, où la prise de décision politique et militaire, formalisée dans les appareils de surveillance électronique, est court-circuitée par la performance de l’arsenal informatisé.
Que la grammatisation induise à travers le développement de ses stades successifs une prolétarisation n’est pourtant pas une fatalité : c’est une question pharmacologique, où l’alternative relève de ce que nous appelons une pharmacologie positive[62]. De nos jours, cette question se pose avec une radicalité absolument inédite précisément dans la mesure où la prolétarisation atteint chacun d’entre nous, installant en chacun de nous les effets ravageurs de la « bêtise systémique », atteignant toutes les fonctions sociales, des plus humbles aux plus décisives. C’est pourquoi nous faisons de la déprolétarisation généralisée l’enjeu fondamental de l’économie de la contribution.
La prothéticité désigne le fait que l’homme ne vit que par, avec et selon ses « prothèses » techniques, et en particulier, du point de vue adopté ici, avec et selon ces « béquilles de l’esprit » que sont les artefacts. L’homme, qui est un être néoténique, c’est-à-dire un être qui naît prématurément, essentiellement inachevé, ne se forme ou ne s’éduque qu’à travers ses prothèses techniques.
La prothéticité, au cours du processus d’extériorisation qu’est l’hominisation, nomme l’hétéronomie donnant lieu à l’autonomie – une autonomie toujours sous dépendance et conditionnelle –, et donne à penser l’humain depuis son défaut d’origine, ainsi que sa permanente remise en question par la technicité, elle-même toujours nouvelle en effet. Nous ne sommes que pour autant que nous sommes mis en question sans cesse et depuis toujours par l’intermédiaire de ces prothèses qui, traversant ceux auxquels on donne le nom d’hommes, en constituent aussi bien le défaut que l’excès. Ainsi, pour l’homme, adopter la technique n’est pas s’adapter à un état de fait mais adopter ce qui le met en question. Dire du prothétique qu’il est « pharmaco-logique », c’est poser que la technique qui nous met en question peut aussi nous fermer à la question : le pharmakon est alors ce qui court-circuite l’individuation.
Il semblerait qu’après le long processus d’extériorisation technique qu’a constitué notre histoire[63], nous vivons désormais un processus d’intériorisation prothétique, non pas seulement au sens où les prothèses deviennent internes[64], mais au sens où l’individuation biologique elle-même est prothétisée, et avec elle les processus d’adoption liés à la reproduction du vivant. La prolétarisation affecte ainsi tous les champs de la reproduction – des agriculteurs privés de leur pouvoir de sélectionner leurs semences (tel est le véritable enjeu des OGM) aux mères porteuses louant leur ventre sur le marché de la reproduction humaine industrialisée.
Le psychopouvoir, à présent mondialisé, est une organisation systémique de la captation de l’attention rendue possible par les psychotechnologies qui se sont développés avec la radio (1920), avec la télévision (1950) et avec les technologies numériques (1990), se disséminant sur toute la surface de la planète et aboutissant à une canalisation industrielle et constante de l’attention. L’époque du psychopouvoir est donc une époque de captation industrielle de l’attention.
La question du « psychopouvoir » enchaîne sur celles du « biopouvoir » (Michel Foucault) et des « technologies de contrôle » (Gilles Deleuze). Depuis la seconde moitié du XXe siècle la question n’est plus seulement de contrôler la population comme machine de production (biopouvoir), mais de contrôler et de fabriquer des motivations comme machine de consommation (psychopouvoir). Les « technologies de contrôle » peuvent nommer cet ensemble formé par la convergence de l’audiovisuel, des télécommunications et de l’informatique. Pour le marketing, il s’agit littéralement de programmer nos désirs, de disposer de nos cerveaux, de les rendre disponibles, d’en disposer. En vue de ce contrôle, le marketing trouve dans les « technologies de l’information et de la communication » mises au service de la production d’objets temporels industriels s’infiltrant dans le flux même des consciences de très puissantes psychotechnologies qui se révèlent fortement « psychotropes ».
Une « psychotechnique » est littéralement une technique sur ou de l’esprit. Après la psychotechnique du livre, qui est aussi bien celle de la philosophie et de l’Humanisme[65] que des religions du Livre, les psychotechniques telles la radio, la télévision, les ordinateurs et le réseau numérique, produites par une industrie, et non plus par une religion, forment le medium contemporain de l’esprit. Si l’on affirme que le psychique ne se limite pas au cerveau, et que l’appareil psychique humain se distribue, se dissémine et se délègue dans un ensemble de prothèses et d’appareils techniques qu’il peut et doit adopter en retour, on change alors à la fois de définition de l’esprit et de définition de la technique.
Les techniques de l’esprit (nootechnniques), les techniques et pratiques favorisant l’esprit et son individuation, doivent se distinguer des techniques mises en œuvre aux dépens de et sur oucontre l’esprit (psychotechniques), qui formatent l’esprit dans le but de le contrôler. C’est une opposition normative, assumée comme telle.
La psychè est individuelle, le noos est transindividuel, et les deux termes désignent l’esprit qui n’est ni l’un ni l’autre, mais entre-deux. Une seule et même technique peut avoir des effets différents, opposés même : elle est pharmacologique. Pour dire vite, son effet dépendra de son insertion dans le milieu social. La télévision peut être une nootechnique, mais elle ne l’est que très rarement, car tel n’est pas son but : il est devenu psychotechnologique. De même, le milieu psychotechnique qu’est le livre ne devient un milieu nootechnique que s’il ouvre et constitue l’un par l’autre un public critique et un milieu associé, et réciproquement, la psychotechnique qu’est l’écriture ne devient une nootechnique que si elle s’adresse à un public de lecteurs qui, sachant lire, savent aussi écrire, et savent faire de l’écriture une capacité critique en formant des circuits longs (anamnésiques) de transindividuation, c’est à dire des disciplines toujours elles-mêmes fondées sur des techniques de soi.
C’est cette réciprocité où celui qui lit (destinataire) est en position d’écrire (destinateur) en vue de s’individuer qui distingue fondamentalement la nootechnologie de la psychotechnologie ; c’est elle qui fonde quelque chose comme un bien commun. Un bien commun n’étant pas seulement un bien appartenant à tous, mais un bien qui est réalisée selon la réciprocité artiste-public ou écrivain-lecteur.
Depuis 2008, et après divers travaux tels ceux d’Amartya Sen[66], de Dominique Méda[67], de Patrick Viveret[68] et de Jean Gadrey[69], notamment, il est largement admis qu’il nous faut définir de nouveaux indicateurs de richesse, c’est à dire donner un nouveau sens économique à la valeur. Ni la croissance, ni le PIB qui est censé la mesurer, ne tiennent compte des productions qui se passent par-dessus le marché, c’est-à-dire des « externalités » – positives ou négatives.
Ars Industrialistente à sa manière de contribuer à cette réévaluation de la richesse économique dans le cycle élargi de la création de valeur. La création de valeur induite par la contribution, que l’on peut nommer « valeur sociétale »[70], permet de redéfinir un calcul de coût comme un calcul d’investissement (éducation, santé, biens collectifs), puisqu’elle organise une mesure différente du bien-être des personnes en prenant en compte d’autres critères que celui de la valeur ajoutée dans le PIB. En articulant la mesure de l’activité à la mesure du bien-être, il s’agit de dépasser la représentation du seul rapport de la production avec la formation et la distribution des revenus.
Les indicateurs du développement humain et les communities indicators constituent des tentatives encore insuffisantes en vue de dépasser le calcul économique par la valeur ajoutée. Ce que nous nommons l’« économie de la contribution », est une économie politique du travail, qui privilégierait l’appropriation plutôt que la captation, en développant une nouvelle théorie de la valeur, dite contributive, se déclinant autour d’un double enjeu : 1) celui des externalités et des politiques territorialisées, 2) celui de la capabilité des acteurs.
Skholè est un terme grec, voisin de l’otium latin, dont dérivent les termes « école », « school », « scholars », etc.
Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, skholè signifie loisir. Ce paradoxe n’est qu’apparent en cela que le loisir veut d’abord dire la liberté par rapport à la nécessité de subvenir à ses besoins, c’est à dire à ce que nous nommons la subsistance, et qui, lorsqu’elle n’est pas satisfaite, ferme l’accès aux objets de la skholè, qui sont les obets de la pure contemplation – la skholè étant en cela la condition de constitution de la theoria, celle-ci constituant la forme la plus haute de l’individuation qu’Aristote dit « noétique », c’est à dire intellectuelle et spirituelle. La liberté de la skholè n’est donc pas celle du divertissement ou de la distraction, mais au contraire celle de cette forme spécifique de l’attention qu’est l’étude. Un esprit libre est celui qui acquiert la puissance de ses propres contraintes.
Skholè, pour les Grecs, a aussi le sens général d’une trêve, d’un répit, d’une suspension temporelle et en ce sens d’un repos ; cette suspension prime sur ce qu’elle suspend, à savoir les affairements de la vie quotidienne (a-skholia) ou les occupations serviles qui sont la marque d’une soumission aux besoins de la vie animale. La skholè désigne ainsi la temporalité libre propre des activités qui font, aux yeux des Grecs anciens, la valeur de l’existence proprement humaine. Le temps « skholaïque » ou « scolaire » est « calme », « tranquille » voire « lent » (traductions possibles de l’adjectif skholaios) parce qu’il est le temps de prendre son temps, un temps dans lequel l’action peut se dérouler à loisir et se donner le temps au lieu d’être emportée par lui.
Ainsi, relèvent de la skholè les pratiques du jeu, de la gymnastique, des banquets, du théâtre et des arts, ainsi que, dans une certaine mesure, la participation aux affaires publiques, la politique pour autant qu’elle participe de ce que Hannah Arendt nomme la vita activa [71] – et non de la prise de pouvoir. Ce qui rapproche toutes ces activités entre elles, c’est en effet leur « gratuité » - c’est à dire leur caractère auto-finalisé et libre par rapport aux contraintes de l’utilité qui est toujours particulière et en cela à courte vue – et la liberté qu’à la fois elles supposent et engendrent. C’est pourquoi le mot désigne plus particulièrement l’activité studieuse, puis les lieux et les ouvrages d’étude eux-mêmes : l’étude et la lecture fournissant l’un des meilleurs paradigmes de la skholè, de ce temps librement suspendu dans lequel peut se déployer une activité qui est à elle-même sa propre fin, et dont la pratique littéralement élève et anoblit celui qui s’y consacre.
Redonner à l’école son sens de skholè, c’est refuser l’idée qu’elle ne servirait qu’à nous adapter à l’askholia (au nec-otium) plutôt qu’à nous en émanciper : c’est la comprendre comme apprentissage du temps libre et souverain.
La skholè n’est possible que comme adoption des hypomnémata qui la rendent possible. S’il est vrai que de nos jours, de nouvelles sortes d’hypomnémata sont apparues, analogiques et numériques, la reconstitution d’un skholeion suppose une nouvelle conception de l’éducation et de ses organes, matériaux et pratiques – capables de former un agent politique, le citoyen, qui soit aussi un agent économique déprolétarisé, c’est à dire responsable et soigneux : celui que nous appelons le contributeur.
Par ce triptyque, nous qualifions la vie humaine. Dans chaque société, il semble exister un grand partage des activités humaines selon qu’elles sont soumises aux subsistances ou vouées aux existences, partage qui fait écho à celui entre l’otium (plans d’existence) et le negotium (plans de subsistance). Au couple traditionnel de la subsistance et de l’existence, nous ajoutons un troisième terme, celui de consistance (ce qui tient avec).
- La subsistance, c’est l’ordre immuable des besoins et de leur satisfaction impérative, c’est l’impératif de la survivance. Lorsque la vie humaine est réduite à la pure nécessité subsister, elle est rabattue sur ses besoins et perd le sentiment d’exister. De tels besoins sont aujourd’hui artificiellement produits par le marketing
- L’existence – le fait pour l’homme d’ex-sistere : d’être projeté hors de soi, de se constituer au dehors et à venir – est ce qui constitue celui qui existe dans et par la relation qu’il entretient à ses objets non pas en tnat qu’il en a besoin, mais en tant qu’il les désire. Ce désir est celui d’une singularité – et toute existence est singulière.
- La consistance désigne le processus par lequel l’existence humaine est mue et trans-formée par ses objets, où elle projette ce qui la dépasse, et qui n’existant pas cependant consiste – ainsi de l’objet de son désir, qui est par définition infini cependant que l’infini n’existe pas : n’existe que ce qui est calculable dans l’espace et dans le temps, c’est à dire ce qui est fini. De telles infinités sont les objets de l’idéalisation sous toutes ses formes : objets d’amour (mon amour), objets de justice (la justice à laquelle nul ne peut renoncer au prétexte qu’elle n’existe nulle part), objets de vérité (les idéalités mathématiques).
En tant qu’elle est capable de se projeter sur de tels plans de consistance, l’existence, qui est ce qu’Aristote appelle une âme noétique, est mue par le cours de son individuation psychique telle qu’elle est toujours aussi une individuation collective : la consistance est ce qui projette et cristallise le psychique dans le social. La consistance tend à faire converger toutes les consistances dans une seule visée, et c’est ainsi que s’y produit ce que Simondon appelle le transindividuel, c’est à dire la signification partagée par les individus psychiques se transindividuant dans une individuation collective.
L’être-au-milieu qu’est l’homme a ceci de singulier qu’une existence qui n’aurait pas de supports mnémotechniques ne pourrait pas constituer sa consistance : ce milieu est organologique, c’est à dire aussi pharmacologique – c’est par ses organes épiphylogénétiques et ses hypomnémata que la vie de besoin devient capable d’idéaliser.
Le terme « transindividuation » est dérivé du terme « transindividuel » de Gilbert Simondon. Chez ce dernier le trans-individuel se distinguait déjà des points de vue plus anciens et classiques, issus de la psychologie pour l’un et de la sociologie pour l’autre, de l’inter-individuel – où ce sont les individus qui font le groupe – et de l’intra-social – où c’est le groupe qui fait les individus. Pour Simondon, l’apparition du transindividuel est le fruit d’une individuationnouvelle, l’individuation psycho-sociale (c’est à dire d’emblée psychique et collective), qui rompt avec l’individuation vitale, et où l’individu vivantse prolonge et se dépasse : dans cette nouvelle forme d’individuation indissociablement psychique et sociale, le « collectif réel » n’est ni la simple réunion de psychismes individuels déjà donnés, ni le « social pur » des insectes : c’est un devenir social qui s’individue en « unité collective » parallèlement à la « personnalisation » singulière de chaque sujet psychique.
Chez Bernard Stiegler, le transindividuel est ce qui, à travers la co-individuation diachronisante des je, engendre la trans-individuation synchronisante d’un nous[72]. Ce processus de transindividuation s’opère aux conditions de métastabilisation rendues possibles par ce que Simondon appelle le milieu préindividuel, qui est supposé par tout processus d’individuation et partagé par tous les individus psychiques. Ce milieu préindividuel est cependant, pour nous, intrinsèquement artefactuel, et la technique est ce dont le devenir métastabilise la co-individuation psychique et collective. La technique est ainsi le « troisième brin » de ce que Simondon, lui, pensait seulement comme une individuation « psycho-sociale »[73]. Le terme « transindividuation » désigne cette dynamique métastable psycho-socio-technique par laquelle le transindividuel n’est jamais un résultat donné, mais toujours en même temps une tâche : celle du désir à l’œuvre.
La « transindividuation » n’est pas seulement une co-individuation, car celle-ci n’est pas suffisante pour ouvrir un milieu qui dépasse l’individu tout en le prolongeant. La transindividuation est la trans-formation des je par le nous et du nous par le je, elle est corrélativement la trans-formation du milieu techno-symbolique à l’intérieur duquel seulement les je peuvent se rencontrer comme un nous. Le social en général est produit par transindividuation, c’est-à-dire par la participation à des milieux associés où se forment des significations qui se jouent entre ou à travers les êtres qu’elles constituent[74].
Il n’y a pas de transindividuaton sans techniques ou technologies de transindividuation, qui sont des pharmaka. Lorsque les techniques ou technologies sont mises au service de la prolétarisation et de la désindividuation, elles provoquent des court-circuits dans la transindividuation, elles délient les individus psychiques des circuits longs d’individuation, elles le rabattent sur un plan de subsistance en les coupant des plans de consistance. L’hypomnèse devient alors toxique.
Ce que Michel Foucault appelait le souci de soi (« epimeleia heautou » ou « cura sui ») n’est pas un simple état d’esprit : c’est ce qui se constitue à travers des pratiques. L'histoire des techniques de soi occidentales est structurée par le processus de grammatisation.
Pierre Hadot critique la manière traditionnelle de lire les philosophes grecs pour en dégager des idées ou des doctrines et soutient que la philosophie consiste d’abord en une conversion à une forme de vie, à un art de vivre qui s’appuie sur un travail de soi sur soi à travers un ensemble d’exercices noétiques (intellectuels et spirituels). La philosophie elle-même serait un tel exercice.
Michel Foucault redécouvre le souci de soi en travaillant ce qu’il appelle « l’herméneutique du sujet », soit la relation entre subjectivité et vérité. Foucault étudie les « arts de soi-même », la « pratique de soi », et, explicitement, les « techniques de soi », parmi lesquelles, l’écriture de soi. Les pratiques de soi ont certaines caractéristiques. Elles doivent être répétées, régulières, voire ritualisées. Elles relèvent de l’entraînement, de l’exercice (« askèsis » ou « exercitium »). Elles sont éclairées par le souci de soi en général, et par l’orientation (la doctrine) propre à l’école philosophique (Stoïciens ou Épicuriens, par exemple).
Ainsi, Philon d’Alexandrie a donné deux listes de techniques de soi qui portent la marque du stoïcisme. La première comprend : la recherche, l’examen approfondi, la lecture, l’écoute, l’attention, la maîtrise de soi, l’indifférence aux choses indifférentes ; la deuxième : les lectures, les méditations, la thérapie des passions, les souvenirs de ce qui est bien, la maîtrise de soi, l’accomplissement des devoirs. D’un point de vue pratique, les exercices intellectuels comme l’écoute, la lecture, la mémorisation préparent la méditation qui s’approfondit dans la recherche et l’examen, et débouche sur les techniques de maitrise de soi.
L’attention (« prosochè ») est à la fois une orientation générale des pratiques de soi et une technique particulière. La méditation joue un rôle central dans les techniques de soi. Le mot latin meditatio traduit mélètè qui signifie en grec le soin, le fait de s’occuper attentivement de quelqu’un ou de quelque chose, et qui, initialement, désignait la préparation de l’orateur. La méditation, le plus souvent associée à la mémorisation, est l’exercice spirituel par excellence.
Les techniques de soi constituent une tradition critique de l'attention. Elles permettent aujourd'hui d'interroger le type d'attention caractéristique d'une « majorité qui s'oppose au dressage » c'est-à-dire à la destruction des savoirs et du travail par l’emploi et au formatage par le psychopouvoir. Ars Industrialis pose que les technologies numériques de l'esprit peuvent et doivent être mises au service de techniques de soi. Les industries culturelles, les industries de programmes, les médias, les télécommunications, les technologies culturelles et les technologies cognitives – qui ne sont rien d'autre que les hypomnémata de notre époque – sont ainsi évalués du point de vue du souci de soi, qui n’est pas un penchant égocentré, comme tend à le faire croire l’idéologie contemporaine du « bien-être » (d’autant plus bavarde que le mal-être étend son règne), mais au contraire s’inscrit toujours dans une façon de prendre soin de la jeunesse et des générations. Cette évaluation des technologies de l'esprit, et notamment du numérique, porte centralement sur la relation entre école, techniques de soi et écriture, par exemple à travers la critique de la lecture numérique et des « lectures industrielles », et à travers les réflexions qu’Ars Industrialis partage avec skholè.fr.
Les technologies relationnelles désignent l'ensemble des technologies qui non seulement mettent en relation, mais également engramment les relations. A ce titre, les technologies relationnelles sont un moment, contemporain, du processus de grammatisation qui consiste à discrétiser les flux temporels, c'est-à-dire à spatialiser le temps. Après la grammatisation de la parole dans l'écriture, puis du geste dans la machine-outil, les technologies relationnelles grammatisent à présent les relations sociales.
Bien que les services de réseaux sociaux (tels Facebook et Twitter, qui sont les plus connus, mais il en existe bien d’autres) soient la manifestation la plus visible des technologies relationnelles, ils n'en sont qu'une partie. Leur milieu technologique est l'internet et le web, qui forment le milieu technologique associé permettant le développement de logiques contributives.
Les technologies relationnelles sont avant tout des technologies industrielles de transindividuation : elles produisent de la transindividuation en grammatisant les relations elles-mêmes, et cette grammatisation sur-détermine la constitution des relations des individus qui s’y co-individuent et se socialisent ainsi.
Généralement, cette grammatisation, à ce stade de développement des réseaux sociaux et des technologies relationnelles numériques, n’est pas encore un objet d’individuation collective thématisé et critiqué, c’est à dire adopté : les technologies relationnelles rendent possibles la constitution d’espaces et de temps relationnels critiques (c’est à dire de circuits de transindividiation critiques), mais en l’état actuel de leur organisation, ce sont au contraire et en très large part des dispositifs acritiques, le gain engendré par la grammatisation des relations elles-mêmes étant exclusivement mis au service des intérêts commerciaux des entreprises qui exploitent ces réseaux, et à l’encontre des intérêts existentiels de ceux qui forment la réalité de ces réseaux – à savoir leurs membres.
Comme tout pharmakon, les technologies relationnelles peuvent tout aussi bien produire des court-circuits dans la transindividuation que des circuits longs. Si le champ de ces technologies est laissé aux seules forces du marché, il en résultera immanquablement un raccourcissement drastique des circuits de transindividuation – induit par la volonté du marché de « monétiser » à très court terme le graphe des relations sociales. C'est la raison pour laquelle une politique d'accompagnement des technologies relationnelles est nécessaire, celle-ci étant l'autre nom de la raison sociale d'Ars Industrialis, « association pour une politique industrielle des technologies de l'esprit ». Il s'agit, via cette politique, de mettre en place une véritable écologie relationnelle – laquelle suppose des politiques de territorialisation des technologies relationnelles, c’est à dire d’agencement de réseaux numériques structurellement constitués par leur amplitude planétaire avec des réseaux locaux et géoréférencés par où les technologies relationnelles réinventent les processus d’individuation collective territorialisés.
Sur le plan historique, « technoscience » désigne une époque au cours de laquelle la science devient une fonction de l’économie : la science y est requise par l’industrie. Sur le plan philosophique, elle désigne la non-séparation de la science et de la technique (qui doivent cependant rester distinguées[75]). Il ne s’agit plus, pour la science, de décrire ce qui est, mais de faire advenir ce qui devient : de faire accoucher le monde de sa transformation. Par exemple, la nanoscience est d’emblée une nanotechnologie où connaître, c’est façonner.
Le scientifique, comme l’homme vivant, est l’ambivalence de sa prothèse, il est le défaut qui appelle un supplément. La technoscience signifie ainsi que le milieu de la science – au double sens de l’umwelt (milieu de vie et de connaissance) et du medium (intermédiaire) – est technique, et que la technique n’est pas un ensemble de moyens pour agir sur la nature, puisque précisément elle fait milieu. Il n’y a rien à mesurer sans instrument de mesure : c’est l’opération de mesure qui crée qui crée le sens d’objet de la réalité à mesurer. Parler de « milieu technique » c’est déjouer une compréhension naïve de la technique comme instrument au service d’un savoir, et c’est aussi aller à l’encontre de l’idée d’une science émancipée de ses prothèses, de ses hypomnemata – comme cela apparaît aux yeux de Husserl lui-même dans L’Origine de la géométrie.
La science a toujours supposé une technique hypomnésique, et n’a donc jamais été pure de toute technique, contrairement à ce que tend à poser Platon, et après lui tout ce que l’on appelle « la métaphysique ». Dans notre vocabulaire, la science est liée à un stade de la grammatisation – celui de la synthèse littérale du logos. Quant à la technoscience, en tant qu’âge industriel de la science, elle est liée à des avancées de la grammatisation, et elle est en quelque sorte elle-même l’avancée de la grammatisation : l’une des principales activités scientifiques contemporaines consiste précisément à grammatiser – y compris le vivant : le séquençage de l’ADN est par exemple un processus de grammatisaition du vivant. Ceci pose la question du statut de la technique dans la vie elle-même, et d’abord dans la vie de celui que nous appelons l’être non-inhumain.
Le territoire est une question politique qui excède sa dimension administrative et qui se réduit pas au local par opposition au global : le territoire met en cause cette opposition même. Un milieu qui n’est pas territorialisé est rapidement dissocié. Le territoire ne saurait préexister au vivant qui l’habite et qui, au sens propre, le marque.
La pensée du XXe siècle a largement été dominée par la question de la déterritorialisation – qui n’est pas, comme on l’a cru, l’opposé de la territorialisation (pas plus que la micro-politique ne s’oppose à la macro-politique ou en dénie la nécessité), mais son devenir en extension. Nombre de malentendus ont été engendrés à partir de cette notion dans un contexte qui se caractérisait par ailleurs par la mise en place d’un processus de « mondialisation » ou de « globalization » qui était en réalité et avant tout une opération d’imposition des critères de la pensée néolibérale aux économies locales et au prix de la destruction de toute dimension politique et sociale, c’est à dire, pour le dire dans des mots qui nous sont plus spécifiques, par la destruction des systèmes sociaux désajustés du devenir technologique et court-circuités par lui, qui était passé sous le contrôle exclusif d’un management intégralement soumis aux contraintes d’un actionnariat planétaire. Tels furent les résultats de la « révolution conservatrice » qui conduisit pour finir à la calamité de 2008 – de laquelle la planète entière depuis ne parvient pas à sortir.
Les systèmes locaux d’innovation que nous appréhendons comme des cas singulièrement importants d’économies contributives reprennent à nouveaux frais la question de la production d’espace comme convergence de l’espace physique, de l’espace mental et de l’espace social : ils reformulent la complexité des relations du “ là ” et du “ là-bas ”, du proche et du lointain, ils reformulent les « conditions de vie » de la mondialisation, non seulement de ses flux, mais de ses circuits. Il ne faut pas dissocier la production de l’espace de la production des valeurs ; en l’occurrence, face à l’isotopie des flux du néo-capitalisme, l’économie de la contribution renforce l’hétérotopie des lieux. Les systèmes locaux favorisent le développement des industries de territoire.
De fait, la mondialisation des échanges de biens créatifs et culturels s’accompagne d’un haut degré de territorialisation de la production qui en fait des industries de territoires[76]. Celles-ci s’appuient sur la mobilisation d’actifs situés, peu ou pas substituables, peu ou pas transposables ou redéployables sans d’importants coûts de transaction et d’opportunité. Cette concentration spatiale confère aux industries de territoire quatre caractéristiques principales, liées
. à la protection de la propriété intellectuelle,
. à la réduction des risques,
. aux conditions de formation et de captation des externalités
. aux formes de l’intervention publique.
Si la courbe d’apprentissage des industries de territoire demeure un effet de structure global, issu du système industriel mondial et non réductible à ses dérivées locales, les effets d’apprentissage suscités par les dynamiques de proximité n’en constituent pas moins des barrières à l’entrée qui protègent les entreprises installées. L’avantage territorial assure une garantie collective de la propriété intellectuelle. Il tend à se substituer en partie aux droits de propriété classiques pour protéger les bénéfices tirés de l’innovation. De même, l’avantage territorial est à l’origine d’une péréquation qui permet aux industries de territoire de compenser leur exposition aux risques par une progression conjointe des économies d’échelle internes, via les gains de productivité, et des économies d’échelle externes, via les gains de parts de marché. Les dynamiques de proximité favorisent l’endogénéisation de ces externalités. Enfin, l’exploitation des actifs localisés met en relief le rôle déterminant des politiques publiques et l’aptitude de ces dernières à démultiplier les effets externes positifs. L’investissement public territorialisé et les dynamiques de proximité s’articulent dans un processus de création de milieux innovateurs dont témoignent les projets métropolitains.
[1]Paul Valéry, Tel Quel, « Analecta », CXIX, Gallimard, Folio, p. 443
[2]Paul Valéry, Tel Quel, « Moralités », Gallimard, Folio,p. 92.
[3]Pour preuve, parmi d’autres, cette citation du député Claude Guéan, dans le contexte de la récente réforme universitaire (LRU) « La France vit depuis 1968 dans la crainte des manifestations étudiantes. Aucun gouvernement n’a réussi à réformer depuis, en profondeur, un système qui n’est plus adapté au monde moderne. […]. Les aménagements postérieurs à 1968 n’ont pas rompu totalement avec cette idée bien française que la finalité de l’université n’est pas de s’adapter mais de transformer la société » LeFigaro du 3 octobre 2006
[4]Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éd. Jérôme Million, 2005, p. 210.
[5]Sur le plan ontologique, il s’agit de substituer à une philosophie de l’individu (ontologie) une philosophie de l’individuation (ontogenèse), ce qui suppose de partir de la relation constituante plutôt que de l’individu constitué.
[6]Sur le plan épistémologique, se méfier de l’adaptation consiste, entre autres, à se méfier de la vieille et tenace conception de la connaissance (vraie) comme adéquation de l’intellect à la chose.
[7]Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Gallimard, Folio, p. 138
[8]Pour faire l’histoire de la programmation on se tourne d’ordinaire vers l’histoire des cartes perforées qui nous conduisent de la machine de Joseph Marie Jacquard (1801), à celle d’Herman Hollerith (1884), l’ancêtre d’IBM. Entre Jacquard et Hollerith, il y a Charles Babbage et sa machine analytique (1833). Ada Lovelace, sa collaboratrice à qui on doit le terme d’« algorithme », créa une série de cartes perforées pour cette machine, dont elle publia la description complète en 1842 : « La machine analytique, disait-elle,tissera des motifs algébriques comme les métiers de Jacquard tissent des fleurs et des feuilles ». Le « patron de calcul », soit la liste d’instructions commune à tous les calculs d’un même type, s’appelle précisément un algorithme.
[9]Alain Supiot, « Introduction » à B. Trentin, La cité du travail, Fayard, 2012, p. 27.
[10]Paul Valery, Tel Quel, « Autres Rhumbs », Gallimard, Folio, p. 337.
[11]C’est au nom de cette même idée qu’André Gorz mobilise la première figure et Maurizio Lazzarato la seconde.
[12]cf. Jeremy Rifkin, L’Age de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, 2005.
[13]cf. Katherine Hayles, Hyper and Deep Attention : the Generational Divide in Cognitive modes, 2007. Elle y montre que les cerveaux soumis aux riche media perdent leur deep attention au profit d’une hyper attention. Bernard Stiegler critique cette dernière expression en insistant sur le fait qu’il s’agit plutôt d’alerte, de vigilance— ou encore du « zapping » — que de réflexion ou d’attention. L’hyper-stimulation de l’attention mène en réalité à un déficit attentionnel.
[14]Paul Valéry, « La crise de l’esprit » (1919), Variété I, Gallimard, 1924, p. 13.
[15]« L’idée de la vie usinée par l’Occident a fini par étouffer le tragique et diviniser la science. La nouvelle pensée positive fabrique de l’ignorance avec de la science. Mais l’énigme de l’espèce demeure : pour l’humain, quelque chose dans la vie est plus précieux que la vie – la raison de vivre » (Pierre Legendre, Dominium Mundi, L’Empire du Management, Mille et une nuits, 2007, p. 57).
[16]Paul Valéry, « Le bilan de l’intelligence » (1935), Variété III, Gallimard, 1936, p. 262.
[17]Benjamin Franklin, Advice to a young tradesman, 1748
[18]Selon la distinction introduite par Karl Polanyi.
[19]Crawford Brough Macpherson, Principes et limites de la démocratie libérale, Paris, La Découverte, 1985.
[20]cf. Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2005
[21]Karl Polanyi La Grande Transformation, Gallimard, 1983, p. 339.
[22]Cf. Christian Azaïs, Antonella Corsani, Patrick Dieuaide, eds., Vers un capitalisme cognitif. Entre mutations du travail et territoires, préface de Bernard Paulré, postface de Christan Palloix, L’Harmattan, 2001. Voir en particulier dans cet ouvrage Pascal Jollivet, « Les NTIC et l’affirmation du travail coopératif réticulaire », pp. 45-63. Cf. aussi Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Yann Moullier Boutang, Amsterdam, 2007.
[23]« Libido est un terme emprunté à la théorie de l’affectivité. Nous désignons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative – quoique pour l’instant non mesurable –, de ces pulsions qui ont affaire avec tout ce que nous résumons sous le nom d’amour. Le noyau que nous avons désigné sous ce nom d’amour est formé naturellement par ce qu’on appelle d’ordinaire amour et que chantent les poètes, l’amour entre les sexes, avec pour but l’union sexuelle. Mais nous n’en dissocions pas ce qui, outre cela, relève du mot amour, ni d’une par l’amour de soi, ni d’autre part l’amour filial et parental, l’amitié et l’amour des hommes en général, ni même l’attachement à des objets concrets et à des idées abstraites. Notre justification réside en ceci que la recherche psychanalytique nous a appris : toutes ces tendances sont l’expression des mêmes motions pulsionnelles qui dans les relations entre les sexes poussent à l’union sexuelle, et qui dans d’autres cas sont certes détournées de ce but sexuel ou empêchées de l’atteindre, mais qui n’en conservent pas moins assez de leur nature originelle pour garder une identité bien reconnaissable (sacrifice de soi, tendance à se rapprocher) » Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), in Essais de Psychanalyse, Payot, 2001, p. 167.
[24]« J’ai donc dit “valeur” et je dis qu’il y a une valeur nommée “esprit”, comme il y a une valeur pétrole, blé ou or. […]. Dans l’une et l’autre affaire, dans la vie économique, comme dans la vie spirituelle, vous trouverez avant tout les mêmes notions de production et de consommation » (Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, « La liberté de l’esprit », Gallimard, Folio, p. 211-212).
[25]Valéry, ibid., p. 222.
[26]Depuis Max Weber, on sait que le capitalisme a besoin d’un esprit, mais plutôt que de parler comme Boltanski et Chiapello de « nouvel esprit » du capitalisme, il conviendrait de remarquer que le capitalisme souffre de ne plus avoir d’esprit. Il ne s’agit pas de rappeler aux dirigeants d’entreprises qu’il y a aussi du capital immatériel, humain, il s’agit de sortir de la logique gestionnaire pour accueillir une pensée contributive.
[27]Valéry, « La Politique de l’esprit » (1932), Variété III, Gallimard, 1936, p. 211.
[28]cf. Pierre-Noël Giraud, Le commerce des promesses. Petit traité de la finance moderne, Seuil, rééd. 2009.
[29]cf. Réseaux, « Technologies de marché », vol. 26, n°122, 2003, présenté par Michel Callon, Christian Licoppe, Fabian Muniesa.
[30]cf. André Orléan, Le Pouvoir de la Finance, Paris, Odile Jacob, 1999.
[31]cf. Jean-Michel Rey, Le Temps du crédit, Desclée de Brouwer, 2002.
[32]Bernard Stiegler, Pour une nouvelle critique de l’économie politique, Galilée, 2009.
[33]Chez Bernard Stiegler ce terme prolonge mais détourne un concept de Sylvain Auroux (cf.La révolution technologique de la grammatisation, Éd. Mardaga 1994) – et fait écho bien sûr à la grammatologie de Derrida. Le terme de grammatisation, chez Sylvain Auroux, nomme une révolution aussi importante que la naissance de l’écriture qui la précède (l’alphabétisation ou le support écrit de l’oral). Cette révolution conduit à décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies qui sont encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire. Grammaires et dictionnaires ne sont pas de simples représentations des langues qui leur préexisteraient, mais des techniques qui modifient les espaces de communication. Pour Sylvain Auroux, scripturisation (écriture), grammatisation (science et technique du langage), automatisation (informatisation) sont les trois stades essentiels de la formalisation et de l’externalisation du langage humain. Pas plus donc qu’on ne peut séparer le langage de la technique (Leroi-Gourhan), on ne peut séparer la linguistique de la technologie (Auroux).
[34]Du point de vue spécifique, c’était la leçon d’Uexküll (cf. Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010) ; mais on peut appliquer cette idée à l’individu : deux individus différents peuvent avoir le même « environnement », ils ne peuvent stricto sensu avoir le même « milieu ». Du point de vue darwinien, une « variation individuelle » ne serait pertinente au regard de la sélection que dans la mesure où elle modifierait sa relation au milieu, et donc le milieu lui-même.
[35]Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, 2005.
[36]Ici, il s’agit de la lecture stieglerienne de Simondon, plutôt que de Simondon lui-même. Sur la reprise critique de Simondon par Stiegler, cf. Bernard Stiegler, « Chute et élévation. L’apolitique de Simondon », Revue philosophique, Paris, PUF, n°3/2006, et Jean-Hugues Barthélémy, Penser l’individuation, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 224-232.
[37]La question de l’individuation de l’esprit, cet esprit possédant tout, n’habitant rien, égaré au milieu d’excitations culturelles désormais industrielles, était déjà au cœur ce que Georg Simmel nommait « La tragédie de la culture » (1911). Trente ans plus tard (1944), Adorno et Horkheimer, nous ouvraient les yeux sur la Kulturindustrie : « La culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu’elle n’est plus consommable. C’est pourquoi elle se fond avec la publicité » (cf. Theodor Adorno, Max Horkheimer, La dialectique de la raison, « La production industrielle de biens culturels. Raison et mystification des masses », Gallimard, 1974 p.170).
[38]cf. L’écriture de soi (1983) qui reprend les éléments du cours au Collège de France (3 mars 1982), retranscrit dans L’Herméneutique du sujet. Ici Foucault, commente la lettre 84 de Sénèque à Lucilius.
[39]On peut schématiser l’opposition entre les deux lectures comme suit : Lecture livresque : norme séquentielle et linéaire, structure habillée typographiquement, fixité de cette forme typographique, unicité et limitation du texte, principe d’un bon parcours de lecture, prééminence de l’auteur. Lecture numérique : norme non séquentielle, hypertextuelle, structure visible et opérable, fluidité et versatilité de la forme, texte en réseau, ouvert et illimité, multiplicité des parcours de lecture, activité et prééminence du lecteur.
[40]Marx, Contribution à l’économie politique, Éditions sociales, 1968, p.156.
[41]Lazzarato, « Les Révolutions du capitalisme », http://seminaire.samizdat.net/Les-Revolutions-du-Capitalisme.html
[42]Le père des « relations publiques », c’est-à-dire selon ses propres mots de la « propagande en temps de paix », baptisa son inventions engineering of consent. Bernays, pourrait-on dire, c’est du Gustave Lebon (et sa psychologie des foules) accompagné d’Ivan Pavlov (et ses réflexes conditionnés). Cf. E. Bernays, Propaganda, Horace Liveright, New York, 1928, et le très bon documentaire d’Adam Curtis, « The Century of the Self », BBC (consultable en ligne). Sur ce sujet on pourra lire, par exemple, Vance Packard, La Persuassion clandestine, Calmann-Lévy, 1958.
[43]Paul Mazur, cité par Al Gore, La Raison assiégée, Seuil, 2007, p. 103 [Mazur, associé d’Edward Bernays, était un grand banquier de Wall Street (Lehman Brothers)].
[44]« Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective 'business', soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. […]. Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. […]. Rien n'est plus difficile que d'obtenir cette disponibilité. C'est là que se trouve le changement permanent. Il faut chercher en permanence les programmes qui marchent, suivre les modes, surfer sur les tendances, dans un contexte où l'information s'accélère, se multiplie et se banalise […]. La télévision, c'est une activité sans mémoire. Si l'on compare cette industrie à celle de l'automobile, par exemple, pour un constructeur d'autos, le processus de création est bien plus lent ; et si son véhicule est un succès il aura au moins le loisir de le savourer. Nous, nous n'en aurons même pas le temps ! […] Tout se joue chaque jour sur les chiffres d'audience. Nous sommes le seul produit au monde où l'on 'connaît' ses clients à la seconde, après un délai de vingt-quatre heures. » Patrick Le Lay, Les Dirigeants face au changement, Éditions du huitième jour, 2004.
[45]Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, Gallimard, p. 109
[46]Nous savons depuis Max Weber que le capitalisme a transformé le type de fidélité qui structurait la société occidentale – fondée sur la foi propre à la croyance occidentale – en confiance entendue comme calculabilité fiduciaire.
[47]La baisse tendancielle du taux de profit est un point compliqué de l’exégèse marxienne, discuté au sein d’Ars Industrialis. La définition du profit par son seul rapport au travail se révèle aujourd’hui caduque [cf. Principes d’une critique de l’économie politique, La Pleiade, 1968, p.269]. Cette baisse tendancielle des taux de profit n’empêche pas une hausse tendancielle des prix des actifs financiers et des biens immobiliers. Ceci dit Marx et Engels savaient bien que le capitalisme tend vers sa limite à partir du moment où la part du travail, c’est-à-dire du capital variable, diminue dans l’économie globale de la production en raison même des gains de productivité.
[48]Sur ces passages aux limites, cf. René Passet, L’Économique et le vivant, éditions Économica, 1996.
[49]Nombreux sont ceux qui ont théorisés cette distinction entre l’environnement et le milieu (entre autres, Uexküll, Goldstein, Merleau-Ponty, Canguilhem, Simondon).
[50]Georges Friedmann, Sept études sur l’homme et la technique, Paris, Gonthier, 1966, p. 201.
[51] Georges Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1946, p. 357
[52]L’identification primaire est un terme freudien, par lequel on nomme l’identification de tous les jeunes enfants à leurs parents, identification qui est la condition de l’intériorisation de l’idéal du moi parental, et donc de constitution d’un surmoi. Pour que l’identification primaire fonctionne il faut, au minimum, préserver la différence entre le statut de mineur et le statut de majeur.
[53]Foucault, « L’écriture de soi » (1983), Dits et écrits, t.2, Ibid. p.1239
[54]Bertrand Gille montre qu’à partir de la révolution industrielle, la dynamique du système technique s’accroît et accélère sa transformation en sorte que la principale fonction des pouvoirs publics devient la régulation du désajustement entre système technique et systèmes sociaux qui en résulte.
[55]La question du pharmakon est entrée dans la philosophie contemporaine avec le commentaire que Jacques Derrida a donné de Phèdre : « La Pharmacie de Platon », La Dissémination, Seuil, 2003. Le pharmakon qu’est l’écriture (comme hyppomnésis) est ce dont Platon combat les effets empoisonnants et artificieux en y opposant l’anamnesis comme activité de « penser par soi-même ». Derrida montre que là où Platon oppose autonomie et hétéronomie, celles-ci cependant composent sans cesse.
[56]Bateson, …
[57]Celle-ci est parfaitement résumée par les propos de Patrick Le Lay, cités en note dans l’article « Marketing ».
[58]Selon le rapport 2011 de la Kaiser family foundation, www…
[60]Catherine Distler, « Réseaux globaux et marchés financiers : les leçons du krach de 1987 », Quaderni, 1990, vol. 12, n°12, pp. 37-47.
[61]Paul Jorion,
[62]S’il est vrai que, comme l’a montré Jacques Derrida, la condition de ce que Platon appelle l’anamnèse – qui, en tant qu’activité de « penser par soi-même », est l’individuaiton par excellence – est l’hypomnèse, constituée par les hypomnémata issus du processus de grammatisation, celui-ci rend possible à la fois de nouvelles formes de désindividuation (de prolétarisation) et de nouvelles formes d’individuation (de savoirs). Une nouvelle pratique de l’écriture est la condition pharmacologique de la lutte curative contre ses effets toxiques – et elle est mise en œuvre dans l’Académie de Platon (Cf Léon Robin, Platon, PUF, 192…, P. …). La première tâche politique est de définir de telles thérapeutiques – qui sont des façons de former l’attention, c’est à dire des modèles éducatifs.
[63]L’extériorisation n’a de sens que si elle est intériorisée, mais dès lors l’extérieur n’est plus simplement une extériorité ; de même l’intériorisation de cet extérieur n’est pré-cédée par aucune intériorité. C’est donc à partir de cet « espace transitionnel » (Winnicott) - ni dedans ni dehors - qu’une intériorisation aura été possible.
[64]Comme L’intrus dont parle Jean-Luc Nancy.
[65]Au sens que Peter Sloterdijk donne à ce mot dans Règles pour le parc humain, éd. Mille et une nuits, 2000.
[66]Amartya Sen,
[67]Dominique Meda, Qu’est-ce que la richesse ?, Aubier, 1999
[68]Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, édition de l’Aube, 2003.
[69]Jean Gadray, Florence Jany-Catrice, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, Repères, 2007.
[70]La valeur sociétale peut apparaître à travers un compte de création collective, qui fait émerger une nouvelle comptabilité de la richesse créée, et partant, de nouvelles méthodes de mesure et de nouveaux outils de traitement de l’information économique. À l’origine du rapport entre contribution et valeur, on trouve d’autres sources que le travail (économie classique, Marx), la rareté ou l’utilité (économie néoclassique), puisque la création de valeur dans le circuit de la contribution s’opère à partir des effets induits directement ou indirectement par des investissements de participation, dans lesquels les contributeurs publics et privés associent leurs intérêts et articulent leurs plans d’action.
(cf. Philippe Béraud et Franck Cormerais,« Une économie politique de la valeur sociétale ? », Cosmopolitiques, n° 5, Editions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2003 ; « Démocratie, Economie et Technologie : rareté sociétale et innovation », in Humbert M. et Caillé A. (éd.), La démocratie au péril de l'économie, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2007).
[71]Arendt, La condition de l’homme moderne, Pocket, 2001.
[72]Synchronisante, au sens où s’y perpétue un état métastable.
[73]Signalons toutefois que Simondon avait commencé d’attribuer à la technique un statut particulier au sein de la culture, dans son ouvrage classique Du mode d’existence des objets techniques.
[74]Si la signification ne constituait pas les êtres, nous rappelle Simondon, elle ne serait alors qu’un signal.
[75]Il faut cesser d’opposer la science et la technique, mais il faut continuer à les distinguer. La science ne se réduit pas à la technique, la science à un rapport fondamental à l’idéalité. Une idéalité scientifique ne coïncide pas avec le réel mais l’excède ; c’est le réel qui devient possible.
[76]Sur la problématique complexe des industries de territoire, voir Philippe Béraud, “Les industries de territoire : énergie, réseaux, culture ”, Revue du CERCI, n° 4, Université de Nantes, décembre 2009.
Ce vocabulaire a été rédigé par Victor Petit dans Pharmacologie du Front National et publié aux éditions Flammarion en 2013