Individuation

L’individu n’est pas seulement un (unité, totalité), il est unique (unicité, singularité). Historiquement, l’individualité a toujours eu deux faces. D’une part, l’individu est  l’atome, il est ce que l’on ne peut pas diviser sans tuer, d’autre part, l’individu est l’unique, il est ce qui n’est pas substituable. D’une part, l’individu se distingue comme unité totale face à son environnement, d’autre part il se distingue comme unité singulière face aux autres individus. Ces deux faces sont conciliables, mais pour cela nous devons considérer la totalité indivisible comme étant celle de l’individu et du milieu, et non celle de l’individu seul. Dans cette optique, un individu ne peut être singulier que si son milieu est singulier – cela suppose que l’on peut partager le même lieu sans partager le même milieu[1].

 

Un individu est un verbe infinitif plutôt qu’un substantif défini, un devenir plutôt qu’un état, une relation plutôt qu’un terme et c’est pourquoi il convient de parler d’individuation plutôt que d’individu. Pour comprendre l’individu, il faut en décrire la genèse au lieu de le présupposer. Or cette genèse, soit l’individuation de l’individu, ne donne pas seulement naissance à un individu, mais aussi à son milieu associé. Telle fut la leçon philosophique deGilbert Simondon[2].

 

L’individuation humaine est la formation, à la fois biologique, psychologique et sociale, de l’individu toujours inachevé. L’individuation humaine est triple, c’est une individuation à trois brins, car elle est toujours à la fois psychique (« je »), collective (« nous ») et technique (ce milieu qui relie le « je » au « nous », milieu concret et effectif, supporté par des mnémotechniques)[3]. Cet « à la fois » constitue en grande partie l’enjeu historique et philosophique de la notion d’individuation. Par exemple, on se demandera de quelle manière la médiation mnémotechnique de l’imprimerie surdétermina les conditions de l’individuation  et reconfigura les rapports du « je » et du « nous ».La politique industrielle ou l’écologie de l’esprit que nous appelons de nos vœux repose fondamentalement sur la ré-articulation entre l’individuation psychique, l’individuationcollective et l’individuationtechnique.

 

Individuation vs. individualisme. C’est un paradoxe de notre temps maintes fois relevé : l’individualisme de masse ne permet pas l’individuation de masse. C’est la force des technologies de gouvernances néolibérales que d’avoir réussi à priver l’individu de son individuation, au nom même de son individualité.  L’individualisme est un régime général d’équivalence où, chacun valant chacun, tout se vaut ; à l’inverse, l’individuation engage une philosophie où rien ne s’équivaut. L’individualisme répond à une logique où l’individu réclame sa part dans le partage des ayants droits (partage entre particularités, entre minorités) ; à l’inverse, l’individuation répond à une philosophie qui brise cette logique de l’identification, et pour laquelle il n’est pas de partage qui ne soit participation et pas de participation qui ne mène l’individu à dépasser ce qui le départage. On l’aura compris : l’individuation n’est pas l’individualisation – et l’individualisation, au sens où l’entend l’individualisme consumériste, est une désindividuation.

 

Il est donc des banalités philosophiques bonnes à rappeler : l’individu est singulier dans la mesure où il n’est pas particulier. Comment échapper à la particularité d’un chiffre (celui d’un génome, d’un code barre, d’une puce RFID) ou à celle d’un moi (une opinion, un goût, un vote) ? La particularité est reproductible, la singularité ne l’est pas : elle ne peut pas être un exemplaire – mais elle est un exemple de ce que c’est que s’individuer. Un individu est singulier dans la mesure où il n’est pas substituable : sa place ou son rôle ne peut pas préexister à son être. Il y a donc de quoi s’inquiéter des standardisations industrielles productiviste puis consumériste qui transforment le singulier en particulier, ou de ce marketing croissant qui assaille un cerveau de plus en plus formaté et de moins en moins formé.

 




[1]
Du point de vue spécifique, c’était la leçon d’Uexküll (cf. Milieu animal et milieu humain, Rivages, 2010) ; mais on peut appliquer cette idée à l’individu : deux individus différents peuvent avoir le même « environnement », ils ne peuvent stricto sensu avoir le même « milieu ». Du point de vue darwinien, une « variation individuelle » ne serait pertinente au regard de la sélection que dans la mesure où elle modifierait sa relation au milieu, et donc le milieu lui-même.

[2]Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, 2005.

[3]Ici, il s’agit de la lecture stieglerienne de Simondon, plutôt que de Simondon lui-même. Sur la reprise critique de Simondon par Stiegler, cf. Bernard Stiegler, « Chute et élévation. L’apolitique de Simondon », Revue philosophique, Paris, PUF, n°3/2006, et Jean-Hugues Barthélémy, Penser l’individuation, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 224-232.