Otium/Negotium.

 

Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, la société est constituée par une opposition entre la sphère des besoins, celle des esclaves, artisans, roturiers et la sphère de l’otium, celle des clercs, ou de toutes personnes dégagées des obligations de la vie quotidienne vouées à la satisfaction des besoins par la production des subsistances. Le « negotium » est le nom que les romains donnaient à la sphère de la production, elle-même soumise au calcul. Ce n’est pas seulement le commerce des marchandises au sens du plan comptable, c’est le commerce au sens large des affaires, le business, l’affairement, c’est aussi le lieu des usages. A l’inverse, l’otium est le temps du loisir libre de tout negotium, de toute activité liée à la subsistance : il est en cela le temps de l’existence.

 

Si otium et negotium, comme existence et subsistance, composent toujours, ils doivent absolument demeurer distincts, Les distinguer ne signifie pas les opposer systématiquement, car en ces cas nous retomberions dans une démarche fondamentalement métaphysique. Max Weber a montré combien, avec l’éthique protestante du capitalisme, le negotium devient une activité qui relève de l’otium, et dans laquelle il s’inscrit.

 

Otium et negotium ont ceci en commun que ces deux activités se déploient avec des supports de mémoire (hypomnemata). Dans le negotium on trace les échanges, on quantifie et on calcule le commerce humain. Dans l’otium, les hypomnemata sont mis en œuvre essentiellement dans la visée des objets de la contemplation, skholè, qui forment les idéalités en général (les objets de l’idéalisation – au sens de Freud –, c’est à dire aussi de la sublimation) et constituent ce que nous appelons des consistances : ce qui, n’existant pas, consiste d’autant plus (la justice, l’infinité de l’objet de mon désir, le point géométrique, etc.)

 

Dans l’otium il y a une discipline comprise comme technique de soi donnant accès à ce qui n’a pas de prix : c’est celle du sportif qui s’entraîne régulièrement, celle du moine qui respecte la liturgie, celle de celui qui écrit quotidiennement ses pensées.Ce que Foucault nomme « l’écriture de soi » relève typiquement de l’otium. Si l’otium est une pratique solitaire, elle est toujours socialement destinée et constituée.

 

Les pratiques de l’otium tendent aujourd’hui à être intégralement court-circuitées par les industries de services et soumises aux contraintes du marché : elles se voient diluées et finalement confondues avec le négotium – par exemple comme savoirs académiques totalement soumis aux contraintes économiques.