Bêtise/Intelligence

 

La bêtise n’est pas l’ignorance : elle est ce qui nous rend honteux d’être homme.

 

Ce qui semble nouveau n’est ni la bêtise, ni le thème de la bêtise, mais la bêtise systémique en tant qu’elle est le fruit d’un psychopouvoir (concrétisé notamment comme télécratie). La bêtise administrée entraîne avec elle de grosses bêtises métaphysiques. L’une d’elle est persistante, celle qui consiste à croire que la technique est un moyen au service d’une fin qui ne serait pas technique elle-même – aucune technique n’est un moyen, elles sont notre milieu.

 

L’intelligence n’est pas la connaissance ou la science – et chacun sait qu’il est possible de produire de la bêtise sous caution scientifique. L’intelligence est ce qui nous élève au-dessus de notre propre bêtise, et telle qu’elle est toujours à reconquérir : l’intelligence a une tendance inéluctable à retomber en bêtises. C’est pourquoi Valéry peut écrire après la première guerre mondiale : « Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus »[1].

 

L’intelligence est agencement de rétentions et protentions à travers l’attention. La formation de l’attention  est la formation d’un désir d’intelligence, désir d’inter-legere. L’intelligence est ce par quoi peut advenir un milieu qui donne à la « raison » son sens premier de raison de vivre[2]. L’intelligence n’est donc pas à opposer à la vie, pas plus qu’elle n’est à opposer à la sensibilité. Pour chaque être humain, le milieu vital, du corps comme de l’esprit, est technique. Ceux qui prétendent lutter contre la bêtise, doivent d’abord comprendre que ce qui est bête ou intelligent, ce n’est pas tant tel individu ou tel milieu que la relation qui les lie l’un à l’autre.  Le milieu de l’homme moderne transforme celui-ci à tel point que « nous ne supportons plus la durée »[3].

 

Externalité de l’intelligence (collective). La philosophie contemporaine semble s’accorder sur le caractère originellement artificiel et externe de l’intelligence humaine. Une philosophie externaliste conséquente affirme qu’il n’y a pas d’intériorisation possible sans extériorisation corrélative. Il faut donc tenter de penser ce que signifie véritablement une « co-naissance », soit la co-émergence de l’individu et de son milieu.L’externalité de l’intelligence est une autre manière de dire que l’intelligence individuelle n’existe pas, en ce sens que le psychique est toujours supporté par des conditions socio-techniques, qui sont le milieu dans lequel toute intelligence se déploie.




[1]
Paul Valéry, « La crise de l’esprit » (1919), Variété I, Gallimard, 1924, p. 13.

[2]« L’idée de la vie usinée par l’Occident a fini par étouffer le tragique et diviniser la science. La nouvelle pensée positive fabrique de l’ignorance avec de la science. Mais l’énigme de l’espèce demeure : pour l’humain, quelque chose dans la vie est plus précieux que la vie – la raison de vivre » (Pierre Legendre, Dominium Mundi, L’Empire du Management, Mille et une nuits, 2007, p. 57).

[3]Paul Valéry, « Le bilan de l’intelligence » (1935), Variété III, Gallimard, 1936, p. 262.