Economie libidinale

Version imprimable

 

Économie libidinale.

La libido, nous dit Freud, est l’énergie qui constitue ce que l’on nomme plus communément l’eros ou l’amour, sexuel ou non : l’énergie de l’amour que l’on porte aux autres, l’amour de soi, mais aussi de l’attachement à un objet ou à une idée1. C’est le concept clé de la théorie psychanalytique freudienne2. La libido est la socialisation de l’énergie produite par la pulsion sexuelle et les pulsions afférentes, mais telles que, comme désir, ces pulsions sont transformées en objets sublimables : objets d’amour ou d’attention à l’autre – objets d’investissements. La libido est cependant toujours projetée, canalisée et médiatisée par des artefacts comme en témoigne la question freudienne du fétichisme3, et c’est pourquoi elle peut elle-même faire l’objet de techniques et de technologies devenues industrielles.
 
L’économie libidinale est un concept freudien fondamental4 qui nomme l’énergie produite par une économie des investissements sexuels constituée par leur désexualisation. L’économie de cette énergie (la libido) transforme les pulsions (dont la pulsion sexuelle) en les mettant en réserve (comme investissement). Toute société repose sur une économie libidinale qui transforme la satisfaction des pulsions, par essence asociales, en un acte social. L’économie libidinale est en panne lorsqu’il y a faillite du « narcissisme primordial »5.
 
 
Capitalisme et libido. Le capitalisme du XXe siècle a fait de la libido sa principale énergie. Il ne suffit pas de disposer de pétrole pour « faire marcher » le capitalisme consumériste : il faut pouvoir exploiter aussi et surtout la libido. L’énergie libidinale doit être canalisée sur les objets de la consommation afin d’absorber les excédents de la production industrielle. Il s’agit de façonner des désirs selon les besoins de la rentabilité des investissements – c’est à dire aussi bien de rabattre les désirs sur les besoins. L’exploitation managériale illimitée de la libido est ce qui détruit notre désir. De même que l’exploitation du charbon et du pétrole nous force aujourd’hui à trouver des énergies renouvelables, de même, il faut trouver une énergie renouvelable de la libido – ce pourquoi nous disons que c’est un problème écologique.
 
Seule l’analyse en termes d’économie libidinale permet de comprendre pourquoi et comment la tendance pulsionnelle du système psychique et la tendance spéculative du système économique font précisément système. Une économie de marché saine est une économie où les tendances à l’investissement se combinent avec des tendances sublimatoires – ce qui n’est précisément plus le cas.
 
 
1 « Libido est un terme emprunté à la théorie de l’affectivité. Nous désignons ainsi l’énergie, considérée comme grandeur quantitative – quoique pour l’instant non mesurable –, de ces pulsions qui ont affaire avec tout ce que nous résumons sous le nom d’amour. Le noyau que nous avons désigné sous ce nom d’amour est formé naturellement par ce qu’on appelle d’ordinaire amour et que chantent les poètes, l’amour entre les sexes, avec pour but l’union sexuelle. Mais nous n’en dissocions pas ce qui, outre cela, relève du mot amour, ni d’une par l’amour de soi, ni d’autre part l’amour filial et parental, l’amitié et l’amour des hommes en général, ni même l’attachement à des objets concrets et à des idées abstraites. Notre justification réside en ceci que la recherche psychanalytique nous a appris : toutes ces tendances sont l’expression des mêmes motions pulsionnelles qui dans les relations entre les sexes poussent à l’union sexuelle, et qui dans d’autres cas sont certes détournées de ce but sexuel ou empêchées de l’atteindre, mais qui n’en conservent pas moins assez de leur nature originelle pour garder une identité bien reconnaissable (sacrifice de soi, tendance à se rapprocher) » Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), in Essais de Psychanalyse, Payot, 2001, p. 167.
 
2 « Le progrès théorique le plus important de la psychanalyse fut l’application de la doctrine de la libido au moi refoulant. On en vint à se représenter le moi lui-même comme un réservoir de libido appelé narcissique duquel s’écoulent les investissements libidinaux des objets et dans lequel ces investissements peuvent être réintroduits », REF
 
3 Cf Paul-Laurent Assoun, …
 
4 Bernard Stiegler ne s’inspire pas tant de Jean-François Lyotard (L’Economie libidinale, Paris, éditions de Minuit, 1974) que de Freud lui-même. Si Lyotard est mobilisé c’est bien plutôt dans son analyse de La condition postmoderne, analysant cette « mise en extériorité du savoir par rapport au ‘‘sachant’’ » (p. 14), analysant ce que nous nommons donc la prolétarisation du savoir.
 
5 Le narcissisme primordial désigne la part d’amour de soi qui peut devenir parfois pathologique, mais sans laquelle aucune capacité d’amour, quelle qu’elle soit, ne serait possible. Pour que le narcissisme du je puisse fonctionner il doit se projeter dans le narcissisme d’un nous. Il y a faillite du narcissisme dans les sociétés de consommation lorsque les industries de programme tendent à synchroniser les je au point de nier leur différence. Le sujet consommateur est réduit au on.