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(réflexions sur les images et la pensée de la mort)

Songer à qui donner la main pour glisser dans l’immensité.
Dominique Janicaud
 
Nous vivons, jour après jour, avec des images de la mort. A heures fixes, celles-ci nous sont imposées. Nous les trouvons dans les magazines et les affiches qui en font la publicité à la devanture des kiosques, elles ponctuent les journaux télévisés, au titre de la couverture d’une actualité, dont le trait distinctif, le trait premier est précisément d’être morti-fère, de présenter, de nous présenter (de porter jusqu’à nous) des images de mort. Images de guerres et d’attentats meurtriers, de catastrophes naturelles, d’accidents spectaculaires, la mort fait l’actualité. Ce qui nous est donné comme actuel (comme événement du jour, jour après jour) est fait d’une certaine présentation de la mort — d’une mort toujours violente et multiple, c’est-à-dire de l’interruption brutale, imprévisible et massive de vies nombreuses et toujours sans nom. De la plupart des morts qui font notre actualité (victimes des catastrophes, des accidents, des guerres ou des attentats, il faut dire, en effet, (et tenir en réserve pour plus tard) que nous ne connaissons (et ne connaîtrons) jamais les noms. 
Mais ces images reviennent aussi, sous une forme apparemment différente dans les fictions, télévisuelles ou cinématographiques (sans parler des jeux vidéos), qui dessinent à leur façon une autre « actualité » : celle d’un « divertissement » tout aussi morti-fère et tout aussi imposé que celle-là même dont il entend divertir. Je parle d’une différence seulement apparente, car entre l’une et l’autre de ces « cultures mortifères », la frontière est incertaine. Les effets de l’une sur l’autre sont difficiles à cerner, qu’il s’agisse de mesurer l’impact de ces fictions sur la présentation (la scénographie, la dramaturgie) de l’actualité ou inversement les implications d’une « actualité » marquée par la mort violente dans la réalisation de ces mêmes fictions — des fictions qui donnent ainsi une autre réalité à la mort. Au demeurant, lorsque nous disons de « la réalité » qu’elle dépasse la fiction ou de la fiction qu’elle « devance la réalité », c’est à la possibilité d’une telle indiscernabilité que nous renvoyons et à ce qu’elle doit aux images de mort, autour desquelles l’une et l’autre (réalité et fiction) sont construites et, non sans calcul, confondues .
Que signifie le fait que nous vivions communément avec de telles images ?. Préalablement à toute considération d’ordre éthique (à leur condamnation ou à leur défense), à toute analyse sociologique ou psychologique, à tout calcul de leurs effets (la compassion, l’indignation, la révolte), ce fait implique trois ordres de questions, sur lesquelles je voudrais m’attarder aujourd’hui. 1) Les premières portent sur l’expression autour de laquelle nous ne cessons de tourner depuis un moment : « faire l’actualité ». En quel sens peut-on dire d’une chose qu’elle « fait l’actualité » ? Concernant la mort, cela signifie-t-il que rien n’est plus « actuel » que ses diverses manifestations, entendues comme autant d’effets d’une relation déréglée entre les hommes, entre les hommes et le monde ou entre les hommes et la planète ? Ou cela veut-il dire que l’actualité est faite (fabriquée, construite, organisée et parfois même fictionnée ) avec son image ? Mais si tel est le cas, quels sont les motifs et les enjeux  de la focalisation de cette construction sur de telles images ? Où et comment se décide une telle focalisation ? 2) Le second ordre de questions interroge la destination collective de ces images. Elles ne sont, en effet, jamais adressées à un individu singulier. En tant qu’elles « nous » sont imposées dans un même temps et qu’elles occupent le même espace public, elles participent de la constitution d’un sujet collectif. Nous vivons avec ces images, mais nous vivons aussi avec d’autres, avec lesquels nous les recevons passivement, sans vraiment les partager, même si parfois, dans le meilleur des cas, nous nous en indignons, nous témoignons notre inquiétude de les supporter, jour après jour, et, plus rarement, les analysons et les commentons. Des images de la mort, il faut se demander autrement-dit ce qu’elles font de « nous » — c’est à dire quel « nous » elles font[1]. Nous verrons qu’il s’agit là d’une question éminemment politique — qu’aux images et aux représentations de la mort (à l’histoire et aux techniques de leur fabrication) sont liées les questions de la communauté et de l’appartenance, et parfois même de leurs dérives identitaires les plus meurtrières. Cela est vrai, sans doute, de toute présentation de l’actualité, dont il importe de souligner le privilège exhorbitant qu’elle accorde au « national », au « local » ou au « régional ».Sauf que, précisément, elle ne fait jamais aussi facilement exception à son repli identitaire que lorsqu’elle peut présenter ce qui se passe, ce qui arrive ailleurs sous le signe de la mort. Lorsque l’ « actualité » cesse d’être nationale, locale ou régionale[2], lorsqu’elle s’intéresse au reste du monde, c’est pour présenter des images de mort — comme si celles-ci constituaient la seule voie possible pour ouvrir le « nous » auxquelles elles sont adressées au reste du monde. 3) Mais dès lors que nous nous demandons ce que nous partageons (ou ne partageons pas) dans et avec de telles images, une question surgit, plus ardue. Quel rapport ce partage (ou ce non-partage) entretiennent-ils avec la pensée de la mort ? Ces présentations ou représentations (autant de termes sur lesquels il faudrait s’attarder) nous font-elles penser à la mort ? Ou faut-il dire, avec des accents pascaliens, qu’elles nous en détournent, nous en distraient ou nous en « divertissent » ? Est-ce une pensée commune de la mort qui nous rassemble (aussi indéterminé que reste alors ce « nous »), ou est-ce son im-pensé ? Mais si la pensée de la mort est partageable d’une façon irréductible au partage de ces images, quel « nous » autre s’en trouve autrement constitué ?
Ces trois ordres de question n’appartiennent pas en propre à notre époque. Pour prendre un exemple lointain, ni la question de l’exploitation (politique et religieuse) des images de la mort, ni celle de leur partage collectif, ni celle encore de leur rapport complexe à la pensée de la mort ne sont étrangères à la fin du Moyen-âge — notamment à cette époque où la « Mort noire », la peste, ravageait villes et campagnes en Europe. Le cinéaste Ingmar Bergman le rappelait, dès les premiers plans d’un film qui aurait beaucoup à nous apprendre sur les images de la mort : Le septième sceau. J’en rappelerai seulement quelques scènes, en suivant l’ordre des questions évoquées à l’instant. 1) Au début du film, la troupe d’acteurs qui se mettra un peu plus tard, sous la protection du chevalier Antonius Block, discute, au réveil, du spectacle qu’ils joueront à la fête des saints et de la représentation de la mort qui leur est commandée, (dans tous les sens du terme), à cette occasion, par les autorités religieuses  : « Les prêtres, dit celui qui dirige encore la troupe (il sera le premier que la mort viendra prendre) — les prêtres spéculent sur la mort violente ». Un peu plus tard, à l’écuyer Jöns qui lui rend visite et l’interroge sur la danse macabre qu’il est en train d’achever, un peintre répond en invoquant la nécessité pour les autorités de terroriser le peuple. 2) Plus tard encore, alors qu’un prédicateur de la mort (au sens que Nietzsche donnera à ce terme) invective la foule, en rappelant chacun à sa mort prochaine (« savez-vous tous, bornés, que vous allez mourir »), l’écuyer Jöns, toujours lui, manifeste sa distance critique avec les images mêmes de ce discours en fustigeant ce qu’il appelle « le jargon de la mort ». 3) Mais c’est évidemment la partie d’échecs entre le chevalier et la personnification de la mort (l’image de la mort, par excellence — l’image de toutes les images et de tous les masques mortuaires) qui porte au plus haut le questionnement de cette image. Au chevalier qui l’interroge, au retour des croisades, sur le sens de la mort, la figure de la mort répond, d’elle-même, qu’elle ne sait rien. De la mort, la silhouette sombre qui en personnifie, comme un masque vivant, toutes les images déclare qu’elle n’a (et n’aura jamais) rien à nous apprendre.
D’où la question que je tenterai de poser aujourd’hui : Qu’en est-il de la pensée de la mort, comme pensée commune et comme pensée partagée face aux images de la mort, qui sont notre lot ou notre sort commun ? Le paradoxe de cette pensée est le suivant. Il n’en est aucune qui esseule davantage celui qui s’y attarde. Le rapport que chacun entretient avec sa propre finitude (comme avec celle des autres), devançant, par la pensée, l’échéance de sa propre disparition (ou celle de ses proches), est singulier[3]. Il est même ce qui fait la singularité absolue de chacun, au sens où personne ne peut penser à ma place ma propre disparition, pas plus qu’il ne pensera comme moi (dans les mêmes termes) celle de mes proches. De cette pensée là, de l’angoisse qui nous saisit, lorsque nous ne savons plus lui échapper, des vertiges où elle nous entraîne, nous avons peine à parler. Et pourtant, il n’est rien que nous n’ayons davantage en commun. La pensée de la mort (de la nôtre, mais aussi de celle des autres, proches et moins proches, parents et amis) traverse toutes les cultures et transcende toutes les appartenances. Il n’y a rien que nous sachions davantage les uns des autres que le fait de cette pensée, quelle que soit la façon, dont elle se différencie. Nous pensons à la mort, nous savons que d’autres (tous les autres y pensent), nous savons que nous y pensons — et pourtant, cette pensée n’est constitutive d’aucun « nous ». Elle ne nous rassemble pas. Bossuet[4], Pascal et même Nietzsche[5], tous l’ont répété : ce que nous avons de plus commun est ce que nous partageons le moins — pas même avec ceux qui nous sont le plus proche[6].
Qu’un tel « partage » soit néanmoins possible sera donc toujours un sujet d’étonnement, une surprise. A en croire Le Phédon, il l’était en tout cas pour Simmias et Cébès, les interlocuteurs de Socrate, dans ce dialogue de Platon, auquel il y aurait mille raisons de revenir aujourd’hui — et par lequel je voudrais faire, pour commencer (et avant d’en revenir aux images), un long détour. Relire Le Phédon, je le ferai parce qu’il y a, dans ce dialogue, quelque chose de proprement inoui. Il ne s’agit pas seulement d’un texte philosophique sur la mort (du premier, peut-être, et du plus célèbre d’entre eux — dont la lecture et le commentaire traversent toute l’histoire de l’Occident), d’une pensée de la mort donc (d’une pensée parmi d’autres et à l’origine de tant d’autres), mais du partage de cette pensée. C’est la possibilité même d’un tel partage, au lieu des atermoiements, des pleurs, de la terreur ou de l’effroi, qui est en question — une possibilité à ce point improbable qu’elle ne cesse de surprendre les interlocuteurs du dialogue, au moment même où ils l’éprouvent.
La scène, que Phédon raconte à Echérate, est donc la suivante : accompagné de Simmias, de Cébès et de quelques autres, il s’est rendu à la prison pour soutenir Socrate, dans les derniers instants qui devaient précéder son exécution. Les voici donc, rassemblés autour du maître, et aussitôt pris au dépourvu par son manque d’appréhension et d’affliction, par sa sérénité et même par sa joie apparente. Aucun chagrin, aucune frayeur, aucune angoisse ne transparaissent dans ses gestes et dans ses paroles. Socrate semble échapper à toutes les représentations de la mort qui en font une chose terrifiante. Aussi ceux qui sont venus l’entourer et le soutenir (et peut-être même le consoler) voient-ils leur rôle s’inverser. Pour qu’un tel détachement soit possible, il faut que le philosophe soit habité par une pensée de la mort assez forte pour en contrer les images les plus convenues — une pensée, dont ils demandent aussitôt le partage.
Alors quoi Socrate, dit Simmias ? Est-ce que tu as l’intention de t’en aller en gardant pour toi seul à l’esprit une telle pensée ? Est-ce que tu ne la partageras[7] pas avec nous ? Il me semble pourtant que c’est certainement une pensée qui nous est commune, et qui en même temps est bonne pour nous ?[8]
 Ce qui se donne dans l’imminence de la mort, dans le temps de son ultime devancement, est le partage d’une pensée, dont l’explication et la discussion vont, de fait, occuper tout (ou plutôt presque tout) le dialogue. Presque tout, car c’est sur une illustration (une image, peut-être), dans le prolongement ou la continuité de cette pensée, qu’il s’achèvera. Cette pensée, la voici donc, de la bouche de Socrate :
Ce que précisément, on nomme mort[9], c’est une déliaison et une séparation de l’âme d’avec le corps[10].
 
Si la question est : « que pouvons-nous (et que devrions-nous) partager à propos de la mort ? », la réponse socratique (que ses interlocuteurs auront tant de mal entendre) est : « rien d’autre que la pensée de la mort, comme déliaison de l’âme d’avec le corps ». Or cette déliaison n’est pas seulement le nom de la mort, elle est aussi celui de la pensée. Penser suppose, en effet, pour Platon, que l’âme ne soit plus accaparée par les besoins du corps — qu’elle se détache, se délie, se libère du corps ( de ses sensations, de ses plaisirs et sans doute aussi de son délire). Il en résulte, entre l’une et l’autre, une communauté d’essence qui donne à la scène un éclairage supplémentaire. L’imminence de la mort devient le temps propre de la pensée (du moins pour les sages), parce que jamais l’âme, de son vivant, n’y est plus proche de sa libération. Et jamais la pensée n’est plus proche de se saisir elle-même que lorsque, libérée de son effroi ou de son appréhension, elle pense la mort. L’une et l’autre (la mort et la pensée) accèdent à leur essence l’une par l’autre. La pensée se saisit elle-même en étant pensée de la mort et la mort se laisse connaître lorsque, surmontant ce que nous craignons de perdre avec elle (tout ce qui nous attache à la vie), nous en faisons l’objet de notre pensée.
Mais ce qui nous attache et nous lie (y compris les uns aux autres) est aussi ce que nous nous imaginons avoir en propre (à commencer par notre corps). La liaison (à l’inverse de la déliaison) s’étend à toutes les sphères du propre et de l’appropriation (le visage et la silhouette, les biens, les honneurs). C’est pourquoi la pensée (y compris la pensée de la mort) n’est telle que si elle est, en même temps, désappropriation. A l’inverse, la crainte de la mort (ou le refus de la penser) révèle l’attachement à ces mêmes figures du propre. Nous craignons la mort à mesure que nous tenons à ce que nous sommes et à ce que nous détenons.
Si tu vois un homme se révolter quand il est sur le point de mourir, c’est qu’il n’était pas ami du savoir mais un quelconque ami du corps ; le même pouvant d’ailleurs être aussi, si cela se trouve, ami de l’argent, ami des honneurs, soit des unes, soit des autres, soit des deux à la fois[11].
A quoi tenons-nous ? Qu’et ce qui nous tient et nous maintient ? Le Phédon n’a sans doute pas d’autre question. L’imminence de la mort (de la mienne, comme de celle d’autrui), son anticipation, son devancement ultimes sont un temps propice à la pensée de ce qui nous tient. Or l’essentiel est ici que cette question est une question partagée. Si la pensée suppose, comme la mort qu’elle anticipe (et à son image), la déliaison des figures du propre, cela implique que ce partage est aussi (et peut-être prioritairement) celui de cette désappropriation. A ces amis qui se demandent ce qu’ils pourront partager avec lui dans les derniers instants qui lui sont accordés, Socrate répond ainsi : « un autre regard sur ce qui nous tient et à quoi nous tenons ».
Cet autre regard n’est autre que par sa différence avec celui qui porte notre attention sur les choses que nous aimons (à quoi nous disons tenir) : notre corps, nos biens, les honneurs. On notera au passage (pour y revenir plus tard) que Socrate ne mentionne pas les parents, les amis — qu’à aucun moment il n’évoque, au fil du dialogue, la mort comme une séparation des proches, son imminence comme l’anticipation d’un deuil, sa déliaison comme une épreuve pour ceux qui restent. A aucun moment donc, sauf de façon très fugitive, en écartant la question, il n’envisage la mort du point de vue de ceux à qui je (tu, il) tiens(t) et qui tiennent à moi (toi, lui). Tel est le paradoxe du Phédon. Le partage de la pensée manque le sens premier de la mort qui est, précisément, d’interrompre le dialogue[12] qui le soutient et ainsi de le rendre impossible. Et pourtant, toutes les paroles échangées par Socrate et ses compagnons (et mises en scène par Platon) n’ont d’autre sens que de mettre en œuvre cet autre regard sur la mort (et sur la vie), comme un regard partagé.
Mais il est encore un autre trait qui en fait l’altérité — un trait qui ne se découvre qu’à demander en quoi consiste la pensée. Platon y consacre la partie la plus importante du dialogue. Autre, la pensée l’est, parce qu’elle est, fondamentalement, reminiscence. Penser, c’est se souvenir de ce qu’on a appris. L’anticipation de la mort (jusque dans son imminence) est un temps propice à la remémoration de savoirs enfouis. Et, en l’occurrence, ce dont nous nous souvenons, en ce moment précis — ce que Socrate partage avec ses amis — c’est la réminiscence de la mort elle même — de ce que signifie chaque mort singulièrement. C’est-à-dire aussi le souvenir de ce à quoi tient non pas la vie en général, mais une vie, chaque vie dans sa singularité. De cette reminiscence, l’opinion commune garde quelque chose, lorsque tel ou tel qui a cru sa dernière heure venue, dans une situation de péril, souligne qu’il a vu alors défiler, en accéléré, le film de sa vie. Dans de telles circonstances, l’anticipation de cette déliaison qu’est la mort se conjugue au futur antérieur sur le mode suivant : « voilà ce qu’aura été ma vie, voilà ce que j’en aurai fait ».
Il faut néanmoins nuancer encore. Si l’anticipation de la mort (sa pensée ou son appréhension) implique une remémoration, celle-ci n’a pas nécessairement la pensée pour objet. Cela dépend, explique Socrate, de la façon dont chacun a vécu — de ce à quoi sa vie fut attachée. Si celle-ci fut marquée par ce que l’interlocuteur de Simmias et Cébès appelle «  les maux liés à l’humaine condition » (qu’il énumère dans les termes suivants : « errance, déraison, terreurs, désirs sauvages[13] »), il n’y aura d’autre souvenir possible que celui de la crainte elle-même. La pensée sera entâchée de cette crainte — qui est d’abord la crainte de perdre ce avec quoi et grâce à quoi tout aura été fait pour fuire la pensée, et notamment la pensée de la mort. Ces maux, comme on sait, sont fonction de notre attachement au corps — du lien que nous aurons entretenu avec « ce qu’on peut toucher, voir, boire, manger, servir aux plaisirs de l’amour[14] ». Leur souvenir, alors, si l’on suit Platon, est cela-même qui oblitère toute pensée de la déliaison. A l’inverse, si la vie aura été marquée par l’exercice de la pensée (ce que Socrate appelle « une vie de philosophe ») — c’est-à-dire par l’apprentissage de la déliaison —, c’est son souvenir qui s’imposera, au moment de mourir. Ainsi s’inscrit, au cœur du dialogue platonicien, cette idée, dont toute l’histoire de la pensée occidentale aura porté l’héritage : « penser n’est rien d’autre que s’exercer à mourir ».
Si, au moment où elle se sépare, l’âme est pure et n’entraîne avec elle rien qui vienne du corps, du fait que tout au long de sa vie elle n’a volontairement rien de commun avec lui, le fuit au contraire en ne cessant de se concentrer en elle-même, le fait que c’est là, toujours, l’objet de son exercice : cela ne revient-il pas à dire que cette âme pratique droitement la philosophie, et qu’elle s’exerce pour de bon à être morte sans faire aucune difficulté. Ne serait-ce pas cela s’exercer à la mort ?[15]
C’est sur cette pensée (de la pensée comme préparation à la mort) que je voudrais suspendre, momentanément, le long détour que nous aurons du faire par la lecture (très partielle) du Phédon. J’en retiendrai trois remarques qui vont nous reconduire au problème des images de la mort. 1) La première est que si l’argumentation platonicienne a pour présupposé un discrédit du corps que, comme Nietzsche, nous pouvons soupçonner d’abriter un ressentiment contre la vie, celle-ci nous incite, malgré tout, à méditer la chose suivante : à savoir, le lien de toute pensée de la mort avec les affections (ou idéalement, pour Platon, l’absence d’affection) du corps. Sauf à correspondre à la figure platonicienne du philosophe (dont Socrate offre, y compris à ses amis, le paradigme), lorsque nous pensons à la mort, nous le faisons avec un corps que la mort a toujours déjà touché — et qui en a gardé la mémoire. Nous vivons, parfois même à notre insu, avec la mémoire de ces affections. Notre pensée même est en prise avec cette mémoire, dont l’origine, la constitution, les strates successives sont la part la plus mystérieuse et la plus insondable de notre existence. Ce qui fait surgir aussitôt, une infinité de questions. Cette mémoire peut-elle et doit-elle être « éduquée » ? A supposer qu’elle soit à la fois individuelle et commune (qu’elle intègre donc toujours la dimension d’un partage), comment détermine-t-elle ou affecte-t-elle la(les) relation(s) qui nous lie(nt) les uns aux autres ? Que désigne ce « nous » ? Jusqu’où s’étend le partage de cette mémoire ? Quelles lignes de fracture, quelles frontières (culturelles, politiques et même économiques) dessine-t-elle ?
2) Toutes ces questions signifient qu’à vouloir traiter, comme je tente de le faire, des « images de la mort », c’est cette mémoire qui est en question. Ce qui me conduit à une deuxième remarque. Il existe évidemment d’autres images de la mort que celles qui ont été retenues jusqu’ici — d’autres images que notre mémoire partage. Sans parler des images poétiques et musicales, toute « visitation » de la peinture chrétienne nous expose à de telles images. Mais cela vaut, plus généralement, de toute la peinture occidentale. Certaines de ces images évoquent déjà les horreurs de la guerre, comme cet ensemble d’eaux fortes de Jacques Callot, intitulé Les misères et malheurs de la guerre (1633) ou celles que Goya réalisa entre 1810 et 1820 (Los desastres de la guerra)[16] — ou encore les dessins d’Otto Dix et de George Grosz. Mais d’autres mettent en œuvre une toute autre pensée de la mort, comme les Vanités de Pieter Claesz, Pieter Boel, David Bailly ou Antonio de Pereda qui en rappellent l’échéance commune, par la représentation d’un crâne déposé sur une table, au milieu d’autres objets (pièces de monnaie, bijoux, armes, livres ou partitions[17]). Quel critère alors devra-t-on reteniur pour distinguer entre toutes ces images ? Le réel et l’imaginaire, l’art ? Parmi toutes les distinctions qui pourraient être faites (et qui appeleraient chacune d’infinis développements), c’est la mémoire que je retiendrai ici comme fil conducteur. Pour le dire simplement, les vanités des XVIème et XVIIème siècle, les eaux fortes de Callot et Goya (que nous pouvons voir dans les musées ou dont les catalogues nous offrent la reproduction) ne sont pas mémorisées de la même façon que les fictions cinématographiques ou télévisuelles, encore moins que les images des magazines ou des journaux d’actualité. Et cela ne tient pas seulement à leur support et à leur mouvement qui devraient être distingués (ceux de la peinture, du cinéma, de la télévision, de l’écran d’ordinateur, du papier journal ou de la photo). Ces images ne sont pas constituées (c’est-à-dire découpées, détachées et/ou enchaînées, encadrées ou montées) avec les mêmes attendus. Cela tient à la fois à leur adresse et à leur destination. Les actualités comme les fictions (cinématographiques ou télévisuelles) — films de guerre et films catastrophe — sont formatées et montées pour toucher le plus large public. Les images de la mort qu’elles présentent sont destinées à retenir l’attention (et, par la force de leur répétition, à s’inscrire, de force, dans la mémoire) du plus grand nombre. En dernier ressort, c’est cette obsession de l’audience (comme figure de l’universel) qui prime sur toute autre exigence. A l’inverse, le parcours des images de la mort qui n’obéissent pas à de tels impératifs est plus secret, plus idiomatique. Il dépend de rencontres individuelles et providentielles (la visite d’un musée, la découverte d’un catalogue). Leur inscription dans la mémoire collective est réelle (elles font partie de l’histoire de l’art) et plus aléatoire dans la mémoire individuelle — plus rare sans doute. C’est pourquoi ces images ne nous affectent pas collectivement de la même façon. Leur partage n’est pas identique. Elles ne participent pas de la formation d’un même « nous » Or cette différentiation de l’affection et de la mémorisation se redouble d’une différentiation du rapport à « la pensée de la mort ». Ces images ne nous font pas toutes penser à la mort semblablement. Elles n’ont pas, dira-t-on, la même pensivité.
3) Ma dernière remarque concernera alors les enjeux politiques de cette pensivité (ou de son absence). Comme il a été rappelé plus haut, les images de la mort qui « font l’actualité » sont des images de morts violentes (accidents, guerres, épidémies, catastrophes naturelles, attentats, meurtres), tout comme celles de la plupart des fictions (films et séries) qui nous sont imposées. Notre rapport quotidien à la mort (à supposer que cela circonscrive encore un rapport) est surdéterminé par de telles images, plus régulières, plus fréquentes et plus simultanées que toute autre expérience de la mort. Lorsque nous pensons à la mort, donc, nous le faisons, que nous le voulions ou non, avec un corps affecté par des images que nous aurons incorporées, fut-ce à notre insu — des images qui nous auront tour à tour fascinés, attristés, indignés ou angoissés. Or ces images ne peuvent être dissociées de leurs conditions techniques de production et de diffusion. Cela signifie que, à vouloir penser ces images, nous devons nous interroger sur la démultiplication simultanée de l’affection que celles-ci (production et diffusion) organisent, avec des moyens considérables — en tant qu’elle est constitutive d’une mémoire collective qui prédétermine notre relation à la mort. Par exemple notre aptitude (ou notre inaptitude), pour chaque mort, à penser à un nom et à revoir un visage, singuliers, irréductibles à tout dénombrement, à tout calcul comme à toute totalité.
Ces remarques nous lèguent toute une série de questions, dont l’étude déborderait largement les limites du temps imparti. Qu’est-ce qui fait la pensivité (ou l’ « im-pensivité ») d’une image ? Quels ont les effets et les attendus politiques des unes et des autres ? Comment se partage (ou ne se partage pas), dans chaque cas, la pensée (ou la non-pensée) de la mort ? Quel « nous » servent-elles ? Afin d’esquisser quelques éléments de réponse, je me concentrerai à nouveau sur les images qui nous ont servi de point de départ : ces images de la mort, dont on dit qu’elles « font l’actualité ». Le long détour que nous aurons fait par la lecture (encore partielle) du Phédon n’aura pas été inutile pour construire le questionnement qu’elles appellent. Nous aurons, en effet, appris au moins deux choses, grâce à Platon. La première est que ces images, de quelque façon qu’elles nous affectent, sont constitutives d’une mémoire corporelle qui interfère nécessairement avec notre « pensée de la mort », à moins qu’elle ne l’oblitère ou ne l’offusque. La seconde est que toute pensée de la mort est, en même temps, pensée de ce à quoi tient la vie, ou de ce à quoi nous tenons dans la vie. Des images de la mort, de celles qui font l’actualité (mais la question vaudrait aussi pour les autres), nous devrons donc demander dans quelle mesure elles nous renvoient, elles aussi, à la pensée de ce qui rend la vie tenable ou intenable, alors même qu’elle est exposée, jour après jour, à l’insoutenable.
Pour avancer dans l’analyse de ces images, je soulignerai trois points. 1) Le premier consiste à rappeler ce que Jaques Derrida appelait, dans un livre d’entretiens avec Bernard Stiegler, leur artéfactualité et leur actuvirtualité[18]. Lorsque nous sommes exposés à ces images de catastrophes naturelles, d’attentats meurtriers, de guerres, d’épidémies ou d’accidents spectaculaires, nous devons savoir qu’elles constituent, à chaque fois, un artefact. Sans doute les « événements » dont elles rendent compte sont bien « réels ». Il ne s’agit en aucun cas de nier qu’ils font partie du « monde » dans lequel nous vivons. Mais pour autant, deux de leurs traits constitutifs doivent être soulignés. Le fait qu’ils soient retenus prioritairement comme « événementiels » fait l’objet d’une construction et d’un calcul à la fois politique et économique. Ces « événements » sont choisis, sélectionnés pour constituer l’actualité, parce qu’il est supposé (présupposé) qu’ils sont seuls susceptibles de retenir notre intérêt. Ils participent de la capture de cet intérêt, dont les attendus engagent la définition et la fonction de leurs supports médiatiques (la télévision, les magazines, etc.). Lorsque le directeur d’une grande chaîne de télévision privée déclare que les émissions diffusées par sa chaîne (ce qui inclue les journaux du matin, du midi et surtout du soir) ont pour vocation de « rendre disponible le cerveau du téléspectateur, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages publicitaires[19] », il désigne explicitement la construction de l’actualité comme un artefact participant de cette stratégie. Le deuxième trait, auquel nous devons être attentif et qui appelle notre vigilance est que cette artefactualité de l’événement est redoublée par celle de l’image. Non seulement le choix de l’événement, mais aussi la sélection, le montage des images censées le couvrir sont constitutifs de l’actualité. Sans images susceptibles de nous intéresser, l’événement ne saurait être retenu pour tel.
Comment comprendre alors que ces images soient aussi massivement, aussi régulièrement des images qui évoquent la mort, qui ne la montrent pas nécessairement (au sens où elles s’attarderaient sur les corps — quoi qu’elles le fassent parfois[20]), mais y renvoient avec insistance ? D’où vient que les acteurs de leur sélection, de leur montage et de leur diffusion présupposent — c’est-à-dire calculent (avec tous les attendus politiques et économiques que comporte un tel calcul) — notre intérêt pour elles ? C’est ici que la question de l’artefactualité doit être complétée par celle de l’actuvirtualité. Au début de ces réflexions, il était rappelé que la frontière est parfois indécidable entre les images de la mort diffusées, au titre de l’actualité, et celles qui, dans une parfaite continuité, sont imposées au titre du divertissement, comme des fictions. Ce qui se laisse surtout difficilement différencier est notre intérêt supposé (celui qui nous est prêté, qui est anticipé et programmé) pour les unes et pour les autres. Nous passons, l’espace d’une soirée, de la mort « réelle » à la mort « virtuelle », de catastrophes, d’accidents, de guerres réelles à des catastrophes, des guerres, des accidents virtuels. Seules quelques annonces publicitaires séparent les uns des autres.
De ces différentes images, nous dirons sans doute que nous savons très bien faire la distinction — que nous ne confondons pas la réalité insoutenable que nous présentent celles qui exposent la mort« réelle » avec la mort virtuelle qu’exploitent les fictions. Et pourtant elles ne cessent de se traduire les unes dans les autres. Des images de morts « réelles » que nous sommes censés avoir mémorisées et incorporées inspirent les fictions qui nous sont proposées. Ce sont des guerres « réelles », des attentats « réels », des catatrophes et des accidents « réels » qui en nourrissent l’imagination. Nous sommes invités à retrouver en elles quelque chose de la réalité présente ou passée — quand il ne s’agit pas d’anticiper celle qui viendra. A l’inverse, ces « morts virtuelles » ne sont pas sans effet tant sur la « réalité » que sur sa présentation (c’est-à-dire sur le montage de l’actualité). Il arrive, en effet, que tel ou tel entreprenne de traduire, dans la réalité, les images qui se sont emparées de lui, au gré des fictions, des jeux vidéos, dont il s’est fait le spectateur[21], que des tueries, des attentats, des catastrophes trouvent leur origine et leur explication dans le caractère virtuel des images qui les ont inspirés. Mais, plus généralement encore, c’est dans l’actualité, telle qu’elle est construite — dans les artifices, donc, de sa construction intéressée — que nous retrouvons quelque chose des fictions qui sont imaginées, scénarisées, jouées, filmées, montées et programmées, diffusées et rediffusées pour nous « divertir ».
2) J’avais annoncé trois points. Le second concerne la façon dont nous nous incorporons ces images, au lieu même de leur confusion possible, — c’est-à-dire la façon dont notre corps en est affecté. Car on aurait tort de penser que leur réception et leur perception sont indifférentes — que la répétition de l’une et de l’autre, des années durant, nous laisse indemnes. Ces images nous fascinent (quand bien même elles nous apitoient ou nous révulsent) et nous façonnent. Et elles ne le font pas individuellement, mais collectivement. Elles sont constitutives, à proportion des moyens techniques mis en œuvre pour les imposer, de cette mémoire commune, à laquelle il faut toujours en revenir[22] — même si nous finissons par les oublier, à mesure qu’une nouvelle « actualité », aussi bien que de nouveaux divertissements, les chassent. Rien n’est plus difficile à cerner, sans doute, que la formation de cette mémoire commune et des affects qui la constituent. On doit se garder, par là-même, d’en tirer toutes sortes de considérations d’ordre moral ou psychologique qui seraient nécéssairement prématurées. Et pourtant, un point doit retenir notre attention.
Il tient au fait que ces images artefactuelles ne visent pas à créer d’affects nouveaux. Elles n’entendent pas agir ou influer directement sur notre rapport au monde — encore moins sur notre rapport à la mort. Elles ne modifient en rien notre mémoire. Au contraire leur fabrication se calque sur une mémoire pré-supposée. Pour ne pas nous heurter, nous déranger, nous inquiéter, pour que nous restions disponibles, elle pré-suppose les affects que nous sommes censés nous être déjà incorporés. Les images de la mort, réelle ou virtuelle, qui nous sont imposées se plient ainsi à la représentation la plus générale et la plus commune de la mort — à ce que nous sommes supposés pouvoir supporter (c’est-à-dire avoir déjà supporté). Elles sont soigneusement dosées, formatées en fonction d’une mémoire ciblée.
3) Le dernier point que je voudrais soulever nous ramène à la pensée de la mort. Il concerne, en effet, le rapport singulier de ces images de la mort (images de guerres, d’attentats, d’accidents, de catastrophes naturelles) avec la mort elle-même. Leur logique, comme on sait, est celle de la comptabilité ou du dénombrement. C’est au nombre des victimes que ces images renvoient — au nombre et jamais à la singularité des vies brutalement interrompues. C’est lui qui fait « l’actualité ». Des morts, que cette actualité évoque, jour après jour, il faut, en effet, rappeler, comme on le faisait déjà plus haut, que nous n’avons aucun moyen de remplacer leur nombre par des noms. Nous vivons avec des images de la mort, dont l’effet premier est d’ôter aux morts qu’elles évoquent toute singularité. On dira sans doute qu’il ne saurait en être autrement, que l’ « actualité » n’a pas les moyens d’énumérer les morts qu’elle dénombre. Il n’en demeure pas moins que les images sont là, et que la mémoire commune qu’elles constituent et avec laquelle nous vivons est peuplée de morts sans nom.
Parce que les morts s’y succèdent, anonymes et indifférents — et que la mort réelle y cotoye la mort virtuelle —, cette mémoire (artéfactuelle et parfois même artificielle) est inquiétante. Ses images nous exposent (nous habituent peut-être) à l’insoutenable, sans nous donner les moyens de penser, au delà du nombre, ce que signifie chaque mort singulièrement. Or il n’y a pas de pensée de la mort qui ne soit pensée de sa singularité — c’est-à-dire une confrontation avec ce que chacune d’elle a d’absolument singulier. C’est à cette confrontation que nous reconduit Le Phédon, comme toute grande pensée de la mort[23]. Lorsque nous perdons le sens de cette singularité irréductible, lorsque le nombre prend la place des noms propres, qu’il fait l’image et que cette image nous captive, nous fascine et finit par tenir lieu de pensée, nous perdons toute possibilité de faire de la pensée de la mort une pensée de la vie — de ce à quoi tient la vie, de ce à quoi nous tenons avec elle.
L’exposition aux images in-soutenables de la mort n’aurait de sens pourtant que si elle nous conduisait à penser ce qui se soutient dans chaque vie singulièrement — et disparaît avec la mort : à chaque fois, pour chacune d’elle : le monde. Ce qui se soutient dans chaque vie, ce que chacune d’elle porte à sa façon, incomparable, irréductible à toute appartenance, ce n’est rien d’autre, en effet, que le monde. Non pas un monde, parmi d’autres (un monde qu’un autre pourrait remplacer), mais le monde en totalité[24]. A défaut de penser ainsi, c’est la mesure de ce que chaque vie a d’irremplaçable qui nous fait défaut — c’est-à-dire qui fait défaut au nous que nous sommes. Les vies, comme les morts, deviennent infiniment subsitutables, marchandisables et même exploitables. Elles s’inscrivent dans des économies et des calculs : ceux de la guerre, de la terreur, des épidémies et des catastrophes, mais aussi de leurs images qui relèvent d’une telle exploitation.
 Et pourtant, cette pensée ne nous est pas étrangère. Nous en faisons l’expérience, chaque fois que, apprenant la disparition d’un proche, nous avons le sentiment que le monde s’écroule — et partageons ce « sentiment » avec d’autres. Dans ces moments d’égarement, où toute certitude vacille, rien ne nous est plus insupportable que l’idée selon laquelle la disparition de l’être aimé ne serait rien d’autre que la fin d’un monde parmi d’autres. Nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas envisager que, passé le temps du deuil, le monde pourrait continuer comme avant — qu’il pourrait rester le même. Au contraire, la disparition d’un être proche signifie toujours pour nous qu’aucun des repères qui étaient les nôtres, dans le temps et l’espace de ce monde, ne peuvent demeurer intact. Mais alors une question surgit qui est éminemment politique, sinon la question de la politique même. Quand cessons-nous de percevoir dans la mort (quelles morts ?) un tel écroulement du monde ? Quand cessons nous de comprendre qu’elle a ce sens pour celui ou ceux qui restent. Que cela ne vaut pas seulement pour la disparition de mes proches (parents, amis), mais pour celle de tout homme ?
Des images de la mort (réelle ou virtuelle), nous saisissons désormais, un peu plus précisément, l’enjeu essentiel. La question serait la suivante. S’il est vrai qu’elles sont constitutives d’une certaine « mémoire de la mort » — et notamment de ces morts violentes, auxquelles sont liées la guerre, la terreur, les épidémies, les catastrophes et les accidents — leur mémorisation, la façon dont elles affectent nécessairement notre rapport à la mort nous permettent-elles de penser la disparition de chaque « victime », de tout être humain, sans considération d’appartenance, comme la fin du monde ? Ou faut-il dire que leur répétition, leur exploitation, leur « commercialisation », la culture mortifère qu’elles organisent contribuent au contraire à l’éclipse d’une telle pensée ? En un sens, tout le chemin que nous avons parcouru jusqu’ici n’avait d’autre raison d’être, d’autre objectif que d’en venir à cette question. Car, précédant (et appelant par là même) la considération de la liberté et de l’égalité, c’est la possibilité et le risque d’une telle éclipse qui sont en jeu dans la politique. La guerre, les exécutions, qu’elles soient ou non de masse, les attentats, les génocides (mais cela est vrai aussi de toute forme d’indifférence, politique, économique ou autre, aux victimes de la misère, de la pauvreté, des épidémies) — comme toutes les formes d’encouragement, de consentement  et même de résignation au sacrifice de la vie — supposent cette éclipse. Comme la supposent tous les calculs qui rendent, à l’avance autant qu’a posteriori, la mort acceptable, assimilable et ordinaire. Si de tels calculs , en effet, impliquent la formation d’un nous (ce pronom énigmatique et périlleux, autour duquel nous aurons tant tourné), s’ils peuvent déployer à cette fin des moyens techniques considérables, mobiliser tous les savoirs et beaucoup d’images, c’est, en dernier ressort, toujours et partout autour d’une telle éclipse que le lien se fera — c’est elle qui rassemblera[25]. Ce nous, c’est celui d’une « communauté » (passivement ou activement) d’accord avec la tuerie que ses dirigeants (politiques et/ou religieux) organisent, mais aussi bien celui de « peuples entiers », spectateurs indifférents et impuissants, résignés à ces massacres, comme ils supportent qu’une partie croissante de l’humanité meure de faim ou de maladie, sans avoir accès à la nourriture, aux médicaments et aux soins qui pourraient les sauver. C’est alors que pour nous, pour le nous qui s’en trouve constitué, la mort, inscrite dans d’autres considérations (économiques, stratégiques, politiques, ou religieuses) n’est plus la mort. Elle ne signifie plus, dans sa répétition et sa démultiplication, ce qu’elle devrait toujours signifier : la disparition démultipliée et répétée, absurde et injuste, du monde, en tant que chaque vie le portait singulièrement. Mais, du même coup, c’est aussi le monde lui-même que ces calculs oublient ou refusent (que nous oublions ou refusons) de penser. C’est le sens du monde que nous ne savons plus partager. L’éclipse du sens de la mort (et de son partage) et l’éclipse du sens du monde (et de son partage) ne sont pas séparables.
Cela récuse-t-il toute image de la mort ? Au lieu même où cette double éclipse appelerait une autre mémorisation de la mort, où elle inviterait par la même à se souvenir autrement de ce à quoi tient la vie et de ce qui tient avec elle (et nous savons désormais qu’il s’agit du monde), la question des images de la mort et de leur partage se trouve posée à nouveaux frais. Des réflexions qui précèdent, on aurait tort, en effet, de déduire un discrédit général de l’image ou une opposition radicale entre « pensée de la mort » et « images de la mort ». Au contraire, la critique de leur usage et de leur calcul (économique et politique) n’a d’autre effet que laisser apparaître en creux le besoin d’autres images — c’est-à-dire d’images autrement pensées, d’images qui s’accordent autrement avec la pensée de la mort — ce qui suppose d’abord, en réalité, une autre pensée, une autre considération de l’image elle-même[26]. Dans les présentations ou représentations (télévisuelles , artéfactuelles ou autres) de la mort, celle-ci, en effet, ne se montre pas. Elle est éclipsée, au profit d’autres attendus qui ne se laissent pas aisément circonscrire, mais dont l’histoire du dernier siècle (au moins) montrerait toutes les implications dans les discriminations, les violences, les injustices qui l’ont marqué. En retour, ce constat (qu’il faudrait pouvoir développer, films, images de propagandes et d’actualités à l’appui) appelle alors la question suivante. Si l’éclipse de la pensée de la mort est d’autant plus désastreuse qu’elle est relayée, comme c’est le cas aujourd’hui, par l’exploitation de ces images, comment, à l’inverse, la mort peut-elle et doit-elle se montrer, pour que de cette monstration même, surgisse un autre partage qui soit à la fois un partage du sens du monde et un partage du sens de la mort ?
Marc Crépon
 


[1] Voir à ce sujet le très bel essai de Susan Sontag : Devant la douleur des autres, (Christian Bourgois, 2003), dans lequel la question se trouve posée d’entrée de jeu (et une réponse apportée aussitôt), dans des termes légèrement différents de ceux qui sont ici proposés : « Qui est donc ce « nous » auquel sont destinées ces images-choc ? Un « nous » qui ne serait pas restreint aux sympathisants d’une petite nation ou d’un peuple sans Etat luttant pour sa vie, mais qui engloberait la communauté beaucoup plus vaste de ceux dont l’inquiétude, s’agissant d’une guerre déplaisante se déroulant ailleurs, demeure purement théorique », op. cit., p. 15.
[2] Jacques Derrida le rappelait dans un entretien accordé à la revue Passages (n° 57, septembre 1993). Cet entretien est repris au début de Bernard Stiegler, Jacques Derrida, Echographies, de la télévision, Galilée, 1996. Cf. op. cit., p. 12 : « Parmi les filtrages qui « informent » l’actualité, et malgré une internationalisation accélérée, mais d’autant plus équivoque, il y a cet indéracinable privilège du national, du régional, du provincial — ou de l’occidental — qui surdétermine toutes les autres hiérarchies (d’abord le sport, puis le « politicien » — et non le politique — puis le « culturel », par ordre de demande de spectacularité et de lisibilité supposées décroissantes). Ce privilège secondarise une masse d’événements : ceux qu’on croit éloignés de l’intérêt (supposé public) et de la proximité de la nation, de la langue nationale, du code et du style national ».
[3] C’est évidemment vers les analyses que propose Heidegger de « l’être pour la mort », dans les § 46 à 53 de Etre et temps,que fait signe ce paragraphe. Voir à ce sujet l’étude qu’en propose Françoise Dastur dans La mort, essai sur la finitude, Hatier, 1994, p. 37 sq., ainsi que celles de Jacques Derrida dans Apories, Galilée, 1996.
[4] Cf. Sermon sur la mort (1662), Garnier-Flammarion, 1996, p. 129 : « Je puis dire, Messieurs, que les mortels n’ont pas moins de soin d’ensevelir les pensées de la mort que d’enterrer les morts mêmes ».
[5] Voir notamment l’étonnant § 278 de Le Gai savoir, intitulé précisément : « La pensée de la mort », trad. fr. Pierre Klossovski, revue par Marc de Launay, dans Œuvres philosophiques complètes, tome 5, Gallimard, 1982, p. 190-191 : « Chacun veut être le premier dans cet avenir — et pourtant la mort et le silence de mort concstituent l’unique certitude et ce qu’il y de commun à tous dans cet avenir. Combien étrange que l’unique certitude, l’unique sort commun n’ait eu à peu près aucun empire sur les hommes, et que ce dont ils sont le plus éloignés, c’est de se sentir comme une confrérie de la mort ».
[6] Sur toutes les modalités contemporaines de ce non-partage, cf. l’analyse socilologique qu’en donne Norbert Elias, dans : La solitude des mourants, traduit de l’allemand par Sybille Muller, Christian Bourgois, 1987.
[7] Je souligne.
[8] Platon, Phédon , 63 c, d, traduction de Monique Dixsaut, Garnier Flammarion, 1991, p. 211. 
[9] Je souligne
[10] Platon, Phédon, 67d, op. cit., p. 218.
[11] Platon, Phédon, 68c, op. cit., p. 219-220.
[12] Sur la mort, comme interruption du dialogue, cf. Jacques Derrida, Béliers, le dialogue ininterrompu, entre deux infinis, le poème, Galilée, 2003.
[13] Platon, Phédon, 81a, op. cit., p. 245.
[14] Platon, Phédon, 81b, op. cit., p. 245.
[15] Platon, Phédon, 80e, op. cit., p. 244.
[16] Sur les eaux fortes de Callot, comme sur celles de Goya, cf. les analyses de Susan Sontag, dans Devant la douleur des autres, op. cit., p. 48 sq.
[17] Je songe notamment à deux huiles sur bois de Antonio de Pereda : Le rêve du chevalier (Madrid, Real Academia de San Fernando) et l’Allegorie de la caducité (Vienne, Kunsthistorisches Museum). Le premier représente un jeune noble, richement vêtu, endormi, la tête appuyée dans la main. Sur une table plongée dans l’obscurité, s’étalent les objets de son rêve (un globe, une couronne, une armure, des pièces de monnaie, un livre, un masque, une arme, des fleurs) — tout le désirable — et, au milieu, une tête de mort. A ses côtés, un ange déploie une bannière sur laquelle est inscrite la devise suivante : « Aeterne pungit, cito volat et occidit (il pique pour l’éternité, s’envole vite et tue)». Une telle image de la mort n’et pas séparable de sa pensivité. Elle désigne elle-même sa fonction qui est de nous faire penser à la mort. D’où aussitôt toute une série de questions (qui sont, de fait, celles-là même que posent toutes les images de la mort. Comment s’organise cette pensivité ? Qui la commande ? A qui s’adresse-t-elle ?
[18] Cf. Jacques Derrida et Bernard Stiegler : Echographies, de la télévision, op. cit., p. 11 : « L’actualité, précisément, est faite : pour savoir de quoi elle est faite, il n’en faut pas moins savoir aussi qu’elle est faite. Elle n’est pas donnée mais activement produite, criblée, investie, performativement interprétée par nombre de dispositifs actifs et artificiels, hiérarchisants et sélectifs, toujours au service de forces et d’intérêts que les « sujets » et les agents (producteurs et consommateurs d’actualité — ce sont aussi parfois des « philosophes » et toujours des interprètes) ne perçoivent jamais assez. Si singulière, irréductible, têtue, douloureuse ou tragique que reste la « réalité » à laquelle se réfère l’ « actualité », celle-ci nous arrive à travers une facture fictionnelle ».
[19] Il s’agit de propos tenus par Patrick Le Lay (et publiés), rapportés par le journal Le Monde du 11-12 juillet 2004. Pour une analyse particulièrement éclairante de ces propos, cf. Bernard Stiegler, Mécréance et discrédit. 1. La décadence des démocraties industrielles, Galilée, 2004, p. 41, sq.
[20] Ce qui est « montré » de la mort et, plus encore, des morts nécessiterait toute une étude. Quand comment, à quelle condition montre-t-on les « cadavres » ; Et lorsque c’et le cas, comment les montre-t-on ? De dos, de face, le visage caché ? Sur ce point, voir encore une fois les analyses très éclairantes de Susan Sontag dans Devant la douleur des autres, op. cit., p. 64, sq.
[21] L’exemple le plus significatif est évidemment la tuerie de Columbine, aux Etats-Unis, dont le film de Gus van Sant : Elephant (une fiction inspirée de faits réels, eux-mêmes nourris de morts virtuelles) a donné une image saisissante. Une enquête approfondie sur l’imaginaire des différents responsables de ces tueries, dont « l’actualité » se fait si régulièrement l’écho, avérerait sans doute une confusion extrême entre morts réelles et morts virtuelles.
[22] Sur la constitution de cette mémoire collective, sur les dispositifs techniques qui la mettent en œuvre, ses enjeux politiques et économiques , voir les travaux décisifs de Bernard Stiegler, notamment De la misère symbolique 1, l’époque hyperindustrielle, Galilée, 2004.
[23] Je songe ici notamment aux paragraphes 46 à 53 de Etre et temps de Heidegger, aux commentaires qu’en ont donné Jacques Derrida dans Apories (Galilée, 1996) ou Françoise Dastur dans La mort, essai sur la finitude, (Hatier, 1994).
[24] Je ne saurais trop dire ici ce que cette pensée doit à la pensée de Jacques Derrida. Disant tout ceci, je songe, en effet, à deux des derniers volumes qu’il aura publiés : Béliers (Galilée, 2003)et Chaque fois unique, la fin du monde (Galilée, 2003). Et notamment à ceci (op. cit., p. 9) : « La mort de l’autre, non seulement mais surtout si on l’aime, n’annonce pas une absence, une disparition, la fin de telle ou telle vie, à savoir de la possibilité pour un monde (toujours unique) d’apparaître à tel vivant. La mort déclare chaque fois la fin du monde en totalité, la fin de tout monde possible, et chaque fois la fin du monde comme totalité unique, donc irremplaçable et donc infinie ».
[25] L’analyse des mécanismes qui ont conduit au génocide des Tutsis et des opposants Hutus au Rwanda, (mais cela vaudrait aussi pour les guerres dans les Balkans) donne de cette éclipse un terrible témoignage. Voir à ce sujet les témoignages des bourreaux recueillis par Jean Hatzfeld dans Une saison de machettes, Seuil, 2003.
[26] Voir, sur ce point Jean-Luc Nancy, Aufond des images, Galilée, 2003. Si l’on devait avancer dans cette direction, ce sont quelques unes des orientattions données par ce livre qui mériteraient d’être suivies. On rappelera qu’il s’achève précisément par une méditation sur les images de la la mort.