Texte de l'intervention de Bernard Stiegler lors de la séance du 24 septembre 2005 au Théâtre de la Colline

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ARS INDUSTRIALIS
Association internationale pour une politique des technologies de l’esprit
 
Séance du 24 septembre 2005
Au Théâtre de la Colline
 
Texte de l’intervention de Bernard Stiegler
 
 
1. Rappel sur les objectifs des rencontres d’ARS INDUSTRIALIS et de cette séance en particulier
 
Nous avons choisi de commencer la série des rencontres, qui forment le principal point de rendez-vous d’ARS INDUSTRIALIS, au théâtre de la Colline, par une discussion des enjeux du sommet de Tunis, dit sommet mondial de la société de l’information (SMSI),
. parce que nous considérons qu’en arrière plan de cette rencontre sous l’égide de l’ONU se discuteront ou ne seront justement pas discutées, pour ne pas dire qu’elles seront occultées, des questions qui conditionnent l’avenir de la planète dans la mesure où elles concernent directement ce que, dans notre manifeste, nous appelons les technologies de l’esprit,
. et parce qu’ARS INDUSTRIALIS se donne pour premier objectif de prendre des positions collectivement adoptées sur cette question des technologies de l’esprit, depuis la thèse selon laquelle celles-ci doivent faire l’objet d’une économie politique et industrielle pensée à travers une nouvelle forme de puissance publique, et de faire connaître ses positions par les moyens qui lui sont accessibles afin d’intervenir dans le débat public national et international sur ces points.
Cela signifie en l’occurrence que le but de notre réunion est de, fournir par les exposés aussi bien que par la discussions qu’ils devraient susciter, des éléments pour la rédaction d’une motion que nous souhaitons diffuser au début du mois de novembre, c’est à dire avant le sommet de TUNIS, et dont j’envisage de me faire l’écho au cours d’une autre conférence, qui se tiendra à Bilbao, dans le contexte de la préparation de Tunis, le 10 novembre prochain surs le thème Développement soutenable, culture et identité.
La séance d’ARS INDUSTRIALIS qui aura lieu le 5 novembre, même heure, même lieu, sera consacrée aux technologies cognitives, à leur conception, et au knowledge management (KM), c’est à dire aux dispositifs organisationnels qu’elles soutiennent. Ce sera un enchaînement sur cette séance du 24 septembre, et une manière d’aller vers des propositions plus pratiques, qui pourront même aboutir à des propositions de méthodes de conception logicielle et de concepts technologiques dans le domaine de ce que je me plais à appeler ici les outils de production des savoirs – voire à des projets de recherche et de développement.
 
 
2. De « l’informatisation de la société » à la « société de l’information »
 
Ce que l’on appelle depuis environ dix ans la société de l’information – qui fut d’abord appréhendé à travers la question du commerce électronique, de l’ « intermédiation », de la défiscalisation, etc., et qui aura été un élément décisif de la concrétisation de la mondialisation, par la liquidation de nombreuses « barrières » territoriales, mais aussi par la généralisation du remote control, ainsi que le soulignent Eve Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme [1], et ce que l’on a commencé à nommer aussi, par exemple à l’UNESCO, et plus récemment, les sociétés de savoir, dans le contexte ce qu’il est devenu désormais courant d’appeler le capitalisme cognitif, ou l’industrie de la connaissance, à la fois du fait de la diffusion des technologies cognitives (de l’intelligence artificielle à la bureautique, en passant par les bases de données), ainsi que du devenir tertiaire de l’économie dite de services, et des formes de capitalisme qui tendent à externaliser les outils de production pour ne plus consister que dans le contrôle des dispositifs de conception et des comportements par le biais du marketing – , tout cela, donc, est issu
. du développement des réseaux, à partir de 1992, par l’extension de la technologie Arpanet et de la norme TCP-IP au domaine civil mondial, ce dont William Clinton et Albert Gore feront l’élément stratégique de leur programme de gouvernement des USA, à travers ce qu’ils appelleront les « autoroutes de l’information »,
. et de la numérisation généralisée qui s’ensuivit, dépassant de très loin la portée de ce qu’en 1978, en France, un rapport officiel avait en partie anticipé, et avait appelé l’« informatisation de la société », qui prédisait elle-même la venue de la micro-informatique et de la télématique, entre autres phénomènes évolutifs majeurs.
Pour le dire autrement, la décennie 1990 aura été celle de la « convergence » des technologies audiovisuelles, informatiques et de télécommunications, et se sera traduite par l’intégration de ce que, dans le manifeste d’ARS INDUSTRIALIS, nous avions analysé comme des technologies culturelles de communication et des technologies cognitives d’information, leur nouvel ensemble formant ce que nous considérons constituer des technologies de l’esprit, même si celles-ci, pour l’immédiat, contribuent essentiellement à ce que Valéry analysa comme le processus d’une baisse de la valeur esprit – c’est à dire aussi ce que je considère constituer un processus de désublimation, en un sens bien différent de ce que Marcuse désigna ainsi [2], et cependant en écho avec lui – et quant à ce point, j’y reviendrai dès le mois d’octobre dans le séminaire qui se tiendra au Collège International de Philosophie, Trouver de nouvelles armes.
 
 
3. L’esprit comme objet de lutte, ses nouvelles formes d’« hypomnémata », le « réenchantement du monde » et l’Europe
 
Autrement dit, l’enjeu du sommet de Tunis est celui non seulement de l’information, de la cognition ou de la culture, mais bien de l’esprit entendu comme pouvoir de sublimer, et de la socialisation comme sublimation, procédant donc toujours d’une économie libidinale, et en tant qu’elle s’opère toujours par l’intermédiaire d’hypomnémata[3] dont la numérisation généralisée a fait apparaître de nouvelles formes.
Là est l’objet d’une lutte économico-politique, et plus précisément, d’un véritable retournement de situation, par lequel ce qui constitue essentiellement le vecteur, aujourd’hui, d’une « baisse de la valeur esprit », pourrait devenir précisément le contraire, à savoir, en effet, et comme Denis Kessler en exprimait le vœu, en commentant le sens du thème choisi pour l’université d’été du MEDEF, le « réenchantement du monde », l’âge d’une augmentation de la valeur esprit – à travers un discours sur le rôle de la connaissance, donc, dans l’économie de demain.
Soulignons que M. Kessler se référait à ce sujet au discours d’Antony Blair lorsque celui-ci proposait que les allocations de ressources à la PAC soient réorientées vers les technologies de la connaissance au service d’une industrie de la connaissance. Soulignons aussi que ce thème du « réenchantement du monde » aura été proposé par Ernest-Antoine Seillière, alors président du MEDEF, et qui écrivait (ou qui signait un texte écrit par ses conseillers, ou par Denis Kessler lui-même), dans sa préface d’un livre devenu célèbre, Les dirigeants face au changement :
 
Ce début de siècle sonne la fin de la rente technologique pour l’Occident. Aujourd’hui, c’est sur le capital humain … que se fonde notre réponse à la nouvelle donne internationale. Education, formation : l’économie de la connaissance n’est pas un slogan creux. [4]
 
Bref, la question est géopolitique, c’est à dire aussi géoéconomique, et ce, dans une lutte internationale pour la protection ou la reconstitution de « rentes ». Mais dans un contexte, aussi bien, et dont ne parle pas ici M. Seillière, où les autres acteurs économiques, non-occidentaux, comme l’Inde et la Chine ou le Japon, inventent eux aussi en matière de technologies de la connaissance – la question étant alors de savoir, et en distinguant, à l’intérieur de l’Occident, entre Amérique et Europe, ce qui pourrait faire la spécificité d’une économie politique et industrielle européenne de ces technologies de l’esprit, et  si là ne serait pas aussi la possibilité de réenchanter le projet européen, et non seulement le monde vue à travers la vie de ses entreprises.
 
 
4. Entreprises, vision à long terme, nouvelle puissance publique et populisme industriel à l’époque des technologies de l’esprit
 
A cet égard, nous, les membres fondateurs d’ARS INDUSTRIALIS, ne croyons pas que l’entreprise soit devenue l’acteur par excellence de ce changement, contrairement à ce que prétend le MEDEF :
 
L’entreprise, … la tête dans le global, les pieds dans le local, … représente aujourd’hui l’organisation la plus adaptée – et la plus exposée – à l’internationalisation des opinions publiques et des risques, à l’homogénéisation des consommations, mais aussi aux spécificités bien réelles des institutions et des réglementations internationales.
 
Nous ne le croyons pas pour deux raisons :
. D’une part parce que cela signifie pour M. Seillière que
 
ces analyses semblent sonner le glas des grandes stratégies industrielles. … C’est une adaptation continue et fluide aux actions de ses concurrents.
 
J’ai moi-même tenté de montrer tout récemment que cette adaptation est à terme mortelle pour l’industrie et le capitalisme, et que ce modèle adaptationniste est inévitablement pris dans un cercle vicieux entropique, qui induit lui-même la démotivation (et, en cela, la « baisse de la valeur esprit ») [5]. Et nous posons dans ARS INDUSTRIALIS que la mise en place de politiques industrielles des technologies de l’esprit ne peut être qu’une action à long terme, et menée par une nouvelle puissance publique, internationale, entièrement repensée – et associant acteurs publics et acteurs privés dans un projet de nouvelle civilisation industrielle, c’est à dire dépassant les apories de l’actuelle organisation industrielle.
. D’autre part parce que, précisément quant à la nécessité de dépasser cette organisation actuelle, du fait qu’elle aboutit non pas du tout à une économie de la connaissance, c’est à dire de l’expansion des savoirs dans la société, mais constitue tout au contraire un processus d’avilissement généralisé, reposant sur ce qui est devenu un véritable populisme industriel, il se trouve que c’est dans cet ouvrage préfacé par M. Seillière que M. Le Lay déclare sans vergogne, sous ce titre éloquent : TF1 – l’école de la réactivité :
 
Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible …  . Ce que nous vendons à Coca Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. [6]
 
 
5. Le temps est venu de changer les axiomes du paradigme industriel
 
Nous ne croyons pas, à ARS INDUSTRIALIS, que du temps de cerveau ainsi rendu disponible soit ce qui va dans le sens d’une « société de la connaissance », ou « du savoir », ni même d’ailleurs de l’« information ». C’est ce qui constitue le pire exemple de ce qui aura été appelé la société de contrôle – et qu’anticipèrent Ray Bradbury puis François Truffaut dans Fahrenheit 451. Il est intéressant de citer ici encore Patrick Le Lay :
 
Nous sommes le seul produit au monde où l’on « connaît » ses clients à la seconde, après un délai de 24 heures. Chaque matin, on voit en vraie grandeur le résultat de l’exploitation de la veille. [7]
 
La « StarAc » est devenue un vrai phénomène de société : nous n’en sommes pas peu fiers. Nous enregistrons les meilleures audiences de l’année chez les jeunes, et c’est un programme qui n’est absolument pas déshonorant par rapport à notre image, au contraire. Pour moi, c’est l’exemple même d’une réactivité maîtrisée. [8]
 
Or, nous pensons aussi qu’une société de savoir digne de ce nom, et l’économie de la connaissance qui la soutient, est nécessairement une société où tous, producteurs et consommateurs aussi bien qu’entrepreneurs et gouvernants, tendent à s’élever vers des formes toujours plus raffinées de la vie de l’esprit, c’est à dire : par une diversification toujours plus grande et une dissémination toujours plus ample des formes les plus socialisées du désir que sont les œuvres de la sublimation. Autrement dit, nous pensons que les citations de cet ouvrage, Les dirigeants face au changement, où M. Seillière en appelle à une plus grande intelligence sociale, et préface ainsi M. Le Lay qui décrit la façon dont TF1 organise délibérément et sans vergogne, et comme dans un terrifiant effet du « désenchantement du mponde », l’abrutissement généralisé, expriment des contradictions qui doivent être analysées et surmontées, et que cela suppose très probablement un changement d’axiomes de départ, c’est à dire aussi bien de paradigme industriel : il y a manifestement là quelque chose qui « ne tourne pas rond ».
Or, ces contradictions sont en vérité celles là mêmes de la « société de l’information » dont les enjeux réels nous sont cependant cachés par la prose officielle de l’ONU aussi bien que par celle de l’UE. Et d’autre part, nous posons en principe que les changements d’axiome du paradigme industriel qui seuls permettraient d’aller vers une société du savoir, et donc vers une économie de la connaissance, sont les mesures à prendre dans le contexte du processus de Tunis aussi bien que de celui de Lisbonne – par où M. Baroso a mis la société de l’information au cœur de la stratégie de l’Europe [9].
 
 
6. Société de l’information, désenchantement, démotivation et contrôle des savoirs
 
S’il peut être question pour le MEDEF d’enchantement lorsque l’on parle de société et d’économie de l’information et de la connaissance, c’est que cette économie est aussi et d’abord libidinale, et que les questions afférentes à l’esprit ne sont jamais simplement celles de l’information, de la connaissance ni même du savoir, mais d’abord des motifs – de la motivation, et des raisons qu’elle permet de projeter. Or, ceci est la question de ce que nous appelons l’individuation psychique et collective.
S’agissant d’industrie, de capital et de savoir, nous vivons, disais-je, à l’âge du capitalisme dit « culturel » ou « cognitif ». Cet âge, qui porte à leur comble les contradictions de ce qui fut en effet décrit par Max Weber il y a cent ans comme un désenchantement, et qui relève de ce que j’ai analysé comme un stade du processus de grammatisation [10], consiste dans le contrôle des savoirs, ceux de la production aussi bien que ceux de la consommation, et dans leur intégration fonctionnelle par la R&D, le design et le marketing.
Côté production, et en amont même de celle-ci, il y a la conception (design au sens large), source de l’innovation et nouvel âge du concept. La société de l’information, en l’état actuel des choses, est ce qui systématise ce contrpole des savoirs, en sorte que :
a. Il s’agit d’un nouvel âge d’instrumentation de la recherche et de la pensée où se produit ce que nous analyserons comme une tendance entropique qui contredit la structure consubstanciellement néguentropique du savoir.
b. Ce nouvel âge d’instrumentation des savoirs correspond à des processus simultanés de pertes des savoir-faire et des savoir-vivre qui constituaient ensemble les modes de vie quotidiens il y a encore à peine quelques décennies.
c. Ces pertes de savoir-faire et de savoir-vivre sont des pertes d’individuation, c’est à dire de singularité, autrement dit de désir, et sont la réalité effective actuelle de la société dite « de l’information ».
d. C’est d’abord pour lutter contre ces tendances à la perte de toutes les formes de savoirs que doit être élaborée une économie politique industrielle des technologies de l’esprit, et comme problématique générale qui nous nommerons une écologie industrielle de l’esprit
 
 
7. Instrumentation et instrumentalisation des savoirs
 
Comprenons-nous bien cependant sur un point qui prête tout souvent à confusion : il ne s’agit pas de dénoncer l’instrumentation du savoir – pas plus que son industrialisation (puisque ses instruments sont aujourd’hui industriels). Nous posons au contraire en principe que toute forme de savoir suppose une instrumentation : une techno-logique, qui la supporte et la conditionne.
Mais cette instrumentation conduit aujourd’hui à une instrumentalisation.C’est là un fait. Or, ce fait peut et doit être dépassé : on peut et on doit lui opposer un droit.
Le dépassement de ce fait renvoie à la question des sociétés de contrôle et de leurs technologies. Notre thèse à cet égard est la suivante ; les technologies de contrôle des actuelles sociétés de contrôle, au sens où Burroughs et Deleuze en ont parlé, sont la possibilité même de l’individuation à venir : il n’y a d’avenir qu’à la condition de faire de ces technologies de contrôle des technologies d’individuation – un peu comme les technologies de contrôle des Mésopotamiens et des Egyptiens seront devenues, comme hypomnémata, celles de l’individuation grecque, productrice de cette nouvelle figure de la singularité qu’aura été le citoyen, inventant par là même ce qui distingue le droit du fait.
 
 
8. Société hyperindustrielle et renaissance des savoirs
 
La poursuite de l’hyperindustrialisation est inéluctable, mais elle n’est possible qu’à la condition d’identifier les limites au-delà desquelles elle devient auto-destructrice, au moment où, par ailleurs, tous les systèmes humains traditionnels (tel le système démographique par exemple) s’approchent du moment de leur passage aux limites, et où, par conséquent, la possibilité d’une société fondée sur un nouveau savoir, et en quelque sorte sur une renaissance des savoirs, possibilité gagnée à travers l’instrumentation des savoirs, elle même permise par les technologies cognitives, est manifestement la condition pour franchir les limites en inventant de nouveaux systèmes définitoires du cadre de vie humain et de nouveaux rapports entre ces systèmes.
Là est le véritable enjeu d’une « société de l’information » devenant une nouvelle société industrielle et civilisée par la généralisation et la socialisation des technologies de la communication, et de l’information comme technologies de l’esprit, ce qui est d’autant plus possible que la convergence numérique de toutes ces industries induit une mutation industrielle où tous les rôles sont en cours de redéfinition : nous sommes dans une période où il devient possible de changer et d’inventer beaucoup de choses.
Il ne s’agit donc pas de dénoncer le devenir hyper-industriel des savoirs, mais de le penser pour qu’il puisse se transformer en avenir possible : la question est celle, s’il faut employer ce langage, d’un développement durable de l’esprit à son époque hyper-industrielle.
Ce développement durable passe en particulier par la conception d’une instrumentalité numérique ayant véritablement statut de technologie de l’intellect, et qui ne peut pas être conçue et développée selon les modèles d’innovation industrielle actuellement en vigueur. Ceux-ci sont en effet incompatibles avec ce qui fait la « valeur esprit », et pour au moins deux raisons.
 
 
9. Savoir et information
 
D’une part, la technologie informationnelle, en tant qu’elle vise essentiellement la maîtrise d'une information constituant une valeur marchande, est ce qui produit une valeur qui est par essence entropique : en tant que marchandise, une information est ce dont la valeur décroît nécessairement avec le temps. Or, le savoir est par essence néguentropique : par nature, le savoir est ce dont la valeur se maintient, et même s’intensifie (la notion d’augmentation est inappropriée pour évaluer une qualité, et nécessite de penser en termes de grandeurs intensives – qu’on l’entende au sens de Kant ou de Thom) et s’enrichit avec le temps. On peut même dire que le savoir est ce qui constitue le temps, en tant que ce qui organise les époques et les processus de ruptures historiques sur le fond d’une essentielle cumulativité formalisante de l’expérience humaine en vue de sa transmission.
Nous voici alors confrontés à la question de savoir si les sociétés de savoir, en tant que sociétés dominées par les technologies de l’information, ne pourraient pas s’avérer constituer l’époque de la fin des savoirs eux-mêmes, c’est à dire la fin de ce qui se maintient à travers le temps tout en se transformant. La société de l’information, l’économie de la connaissance, et le capitalisme cognitif, sont tels que le savoir y devient un pouvoir en tant qu’il est devenu informationnel. Lyotard écrivait déjà dans La condition postmoderne (1979) que
 
le savoir est et sera produit pour être vendu, et il est et sera consommé pour être valorisé dans une nouvelle production : dans les deux cas, pour être échangé. Il cesse d'être à lui-même sa propre fin, il perd sa « valeur d'usage ».
 
Il y a là conflit entre deux conceptions de la valeur, qui sont deux rapports au temps. Le devenir-producteur du savoir, sa soumission aux impératifs du développement économique, qui est la performativité par laquelle Lyotard caractérisait la « post-modernité », conduirait ainsi à un
 
retour dangereux à la connaissance positive ou positiviste [qui devient un savoir-faire et qui] a tendance à être un faire sans savoir. [11]
L’information-marchandise, qui est la vérité de l’informationalisation des savoirs, est par essence entropique, tandis que le savoir est par essence néguentropique : il y a une contradiction interne aux sociétés de savoir telles que les portent les technologies de l'information et de la communication. La société du savoir est ainsi exposée à une fragilité intrinsèque – du moins tant qu’elle n’a pas été critiquée, et tant que cette critique n’a pas proposé une nouvelle organisation du savoir et une limitation des effets entropiques de l’information.
Cette contradiction interne constitue une question d’écologie industrielle de l’esprit. Mais l’esprit ne peut connaître des problèmes d’écologie industrielle que dans la mesure où il n’y a pas d’esprit sans milieu matériel qui vienne le supporter. C’est ce que montrent aussi bien Husserl (L’origine de la géométrie) que Leroi-Gourhan (Le geste et la parole) ou plus récemment Goody.
S’il doit y avoir un passage d’une société de savoir et de mémoire mnémotechniquement constitués, à une société de savoir et de mémoire mnémotechnologiquement constitués, c’est à dire à l’âge hyper-industriel, ce devenir n’est pas une perte de mémoire pour une conquête de savoir, comme l’a prétendu Michel Serres [12] soutenant que nous passerions des sociétés de mémoire au société de savoir par l’extériorisation de la mémoire dans les machines, ce qui nous permettrait de nous consacrer tout à fait à développer nos savoirs. Cette analyse ignore que l’extériorisation de la mémoire est l’origine même de l’homme et qu’elle est du même coup, et dès cette origine, la condition d’un savoir qui est lui-même extériorisé : la mémoire est d’emblée extériorisation ré-intériorisée en nouveaux comportements intellectuels ou moteurs ou les deux, et elle est toujours déjà « collective et objective », et c’est aussi pourquoi le processus d’extériorisation est aussi un processus de grammatisation.
 
 
10. Savoir et mémoire, ou règne de l’ignorance ?
 
Que Platon ait conçu l’extériorisation de la mémoire (dans Phèdre) comme une perte d’anamnèse – c’est à dire de savoir – , au profit d'une hypomnèse qui en serait la contradiction, ne nous oblige pas à raisonner comme lui. Phèdre est en effet le dialogue où l’écriture est présentée comme une extériorisation de la mémoire qui signifie la mort de celle-ci, la mémoire véritable étant celle de l’âme, c’est à dire la mémoire vivante. En réalité, Platon ignore ici précisément que la condition de la mémoire vive, c’est qu’elle puisse se projeter hors d’elle-même pour dépasser sa finitude rétentionnelle, ce qui permet aussi, et en particulier, la transmission de la mémoire entre les générations [13].
En revanche, on peut en effet prendre en compte la menace que constitue une extériorisation qui ne verrait pas la mise en place de dispositifs d’intériorisation corrélatifs, « intériorisation » signifiant ici « individuation », et qui induirait en cela de véritables pertes de savoir, c’est à dire d’individuation. Ainsi, l’école (grecque ou moderne) est-elle l’organisation qui, appuyée sur l’existence des livres et comme lieu d’apprentissage de l’écriture (instruction élémentaire), permet aussi de ré-accéder en abrégé à l’histoire des savoirs littéralisés, et, ainsi, de les adopter et de s’individuer à partir de ce que, comme passé des connaissances, ils permettent d’élaborer comme avenir – et ARS INDUSTRIALIS consacrera l’une de ses séances à ce thème.
La société de savoir, si elle s’avérait ignorante de la nécessité d’organiser la capacité anamnésique individuelle et/ou collective par l’organisation d’une appropriation sociale des nouveaux dispositifs hypomnésiques (c’est à dire des mnémotechnologies informationnelles) dont les termes seraient définis par une politique des technologies de l’esprit et mis en œuvre par une nouvelle puissance publique au niveau européen, pourrait en effet, et sans aucun doute, être une société de non-savoirs, non pas au sens socratique, mais bien au sens d’un nouvel âge du règne de l’ignorance. Ce j’appelle ici capacité anamnésique, reprenant l’origine même de ce qui définit le savoir au yeux du philosophe contre le sophiste, c’est une désignation antique de ce que je caractérisais précédemment comme le caractère néguentropique du savoir, c’est à dire sa revenance, par exemple la revenance de la géométrie euclidienne dans la pangéométrie de Lobatchewsky. Husserl avait analysé cette irréversibilité du savoir comme processus de réactivation permanente de l’origine du savoir dans son devenir même [14].
 
 
11. Le risque de la désindividuation
 
L’informationnalisation des savoirs constitue à la fois une indiscutable menace de développement une société nouvelle de l’ignorance, et une indiscutable chance de constituer, par un nouveau stade de l’extériorisation, plus rationnel et efficient, une intensification et un saut qualitatif du savoir comme individuation à la fois psychique et collective.
Mais dans la mesure où cette informationnalisation est devenue une numérisation qui, comme convergence technologique et industrielle, intègre les instances de conception, de production et de consommation en un seul et même système cognitif, et où, en particulier, la télévision et les médias de masse deviennent ou deviendront sous peu des acteurs dans ces trois instances, et dans la mesure où, d’autre part, les « temps de cerveaux disponibles » sont massivement accaparés, comme processus attentionnels, à commencer par ceux des enfants, c’est à dire dans la période essentiellement vouée à l’éducation, la question des sociétés de savoir est d’abord celle de la place de la télévision dans la société de demain, des nouvelles relations qui devront se nouer entre la télévision et les médias numériques, et de la politique publique qui est de toute évidence requise, et entièrement à inventer, en cette matière.
L’individuation est toujours à la fois psychique et collective, et c’est précisément cet à la fois, ce lien originaire et indissoluble, qui constitue le savoir en tant quel tel : le je , comme individu psychique, ne peut être pensé qu’en tant qu’il appartient à un nous, qui est un individu collectif: Et pour le dire autrement, le savoir n’est savoir qu’aux conditions de son partage, de son devenir-public.
L’enjeu d’aujourd’hui n’est donc pas une perte de mémoire – puisque l’extériorisation de la mémoire est originaire comme organisation de l’inorganique, comme extériorisation primaire nécessitant une ré-intériorisation appropriée – mais une perte d’individuation induisant des déplacements entre les instances d’individuation, comme il y en eut tout au long de l’histoire de l’humanité [15], avec ceci cependant que le risque d’entropie signifierait que non seulement l’instance d’individuation se déplace et se réorganise, mais qu’elle s’affaisse, c’est à dire que l’individuation comme néguentropie s’affaiblit du fait d’un conflit entre le psychique, le collectif et le machinique qui ne parvient pas à se résoudre.
Et la question est la réorganisation de l’appropriation par l’ajustement de celle-ci à la nouvelle instrumentalité informationnelle des savoirs. Autrement dit, le risque de la croissance de l’ignorance, plutôt que du savoir, serait celui d’un processus de désindividuation entropique par défaut d’appropriation correcte de la structure hypomnésique informationnelle.
 
 
12 . Saturation cognitive et knowledge management : les instruments du savoir pensés à partir des marchés du secteur tertiaire
 
Le fait dominant est aujourd’hui la perte d’individuation comme paupérisation (appauvrissement cognitif) et l’augmentation de l'information au détriment du savoir. C’est ce qui a été analysé par exemple comme cognitive overflow syndrom, lequel, au lieu de faciliter la prise de décision (la synthèse qui doit succéder à l’acquisition analytique de connaissances), la paralyse : l’information ne se transforme pas en connaissances ou en savoir-faire, mais en accumulation de données intraitables.
À ces difficultés tentent de répondre les outils de knowledge management, mais selon des modèles qui ne sont pas cognitifs au sens où l’on parle de connaissance en science, mais managériaux : est dit ici cognitif ce qui permet de prendre une décision. Ces outils ont leur nécessité et leur efficacité, mais ils ne répondent pas à la question de l’entropie informationnelle telle qu’elle est posée au monde scientifique.
De fait, l’instrumentation récente des activités de savoir, aussi bien d’enseignement que de recherche, a résulté d’effets secondaires de matériels, logiciels et services issus du secteur tertiaire. Il n’y a pas eu d’investissements véritables pour ces secteurs, sinon par exemple par le secteur éditorial, mais sans que la chaîne instrumentale de production des savoirs en ait été repensée dans son ensemble, ce qui a donné des modèles de e-learning ou de didacticiels très généralement décevants, quand ils ne se sont pas avéré gravement régressifs.
En fait, les véritables marchés qui sont à l’origine de cette chaîne instrumentale sont considérés par l’industrie comme insolvables – et à cet égard, ce ne sont pas encore des marchés. Ce fait tient également à ce que les pouvoirs publics ont massivement renoncé à faire du monde du savoir indépendant de la production une économie solvabilisée par la caution publique. Mais il faut bien admettre qu’ils y ont sans doute souvent été encouragés par le désintérêt grandissant et problématique du monde du savoir pour les questions soulevées par ou dans le monde de la production.
Reste que dans le domaine de l’instrumentalité numérique, l’insolvabilité n’est pas seulement celle des deux milliards d’habitants encore privés d'électricité, mais bien celle de ceux dont les savoirs ne sont pas immédiatement utiles – et nous ne parlons pas ici des sciences de l’homme et de la société, mais en général de l’équipement des laboratoires de recherche quant à leurs instruments intellectuels de base.
 
 
13. Les instruments du savoir et les  critères de sélection qu’ils produisent comme leurs propres règles pratiques
 
Comme l’a montré Sylvain Auroux [16], l’alphabet constitue un processus de grammatisation qui précède toute logique et toute grammaire, toute science du langage et toute science en général, qui est la condition techno-logique (au sens où elle est toujours déjà à la fois technique et logique [17]) de tous savoirs, et qui commence par son extériorisation. La troisième révolution industrielle en quoi consiste la généralisation des technologies informationnelles et la redéfinition des savoirs en quoi elles consistent constitue une époque de ce processus de grammatisation comme passage de l’âge des sociétés mnémotechniques à celui des sociétés mnémotechnologiques – c’est à dire à un stade où l’extériorisation se fait v ers des appariels auxquels il est psosible de déléguer de nouvelles fonctions cognitives. Or, c’est aussi le passage d’une société où les clercs sont séparés de la production, à une société où la production repose sur les savoirs et a absorbé les clercs – ou les a éliminés en tant qu’ils formaient une sphère séparée de la production.
La mémoire devient alors, y compris comme information sur le présent immédiat (comme mémoire immédiate en quoi consiste le plus souvent l’information), l’objet d’investissements constituant de vastes industries de la mémoire et de l’imagination. Et comme toute activité industrielle, elle vise des économies d’échelles qui imposent de distinguer les consommateurs des producteurs de mémoire et d’imagination (c’est à dire d’anticipation).
La mémoire étant, comme activité de rétention, une activité de sélection, l’industrialisation de la mémoire consiste essentiellement en une définition de nouveaux critères de sélection pour organiser la mémoire et l’imagination (l’anticipation). C’est par exemple ce qui apparaît (en vérité très superficiellement : l’exemple est pauvre) dans les questions que Google pose à l’Europe.
Un instrument de savoir se caractérise par le fait qu’il produit par sa pratique ses propres critères de sélection précisément en tant que ses propres règles pratiques.
Une question d’écologie de l'esprit se pose et peut se poser parce que l'esprit est originairement extériorisé, ce qui le rend appropriable et exploitable industriellement, dès lors qu’il existe des technologies de l'information et des communications, qui permet de contrôler ces règles pratiques pour les réduire à de simples usages procéduraux, comme il en va dans le secteur tertiaire. Dès lors, les technologies de l'information et des communications soulèvent un paradoxe qui rend concevable et même probable une crise écologique majeure de l’esprit.
Des sociétés de savoir à venir seraient des sociétés où la pratique de l’information serait bien conçue, en l’occurrence, comme une nouvelle organisation du savoir qui ne serait pas une destruction du savoir par l’information, mais une soumission de l'organisation de l’information aux impératifs du savoir.
 
 
14. Être et devenir dans la « technoscience »
 
La technoscience est une remise en cause permanente de l’être – c’est à dire aussi du savoir. Elle est bien en cela une époque du savoir, en tant que celui-ci est une incessante trans-formation de lui-même, mais cette nouvelle époque, qui est celle de la techno-logie à proprement parler, est aussi un abandon du projet ontologique du savoir.
La crise du savoir dont les établissements d’enseignement sont le théâtre tient à ce que le savoir ne cherche plus à dire l’être, mais à explorer le devenir, alors même que l’on continue d’enseigner que le savoir est ce qui formalise ce qui est. Et cette crise se conjugue avec l’apparition d’une nouvelle instrumentalité de l’intellect qui n’a pas été appropriée par les structures d’enseignement, précisément en ceci que cette nouvelle instrumentalité est un fruit direct du devenir technoscientifique de la science. Il y a dès lors accumulation de facteurs qui se potentialisent pour aboutir à une réalité présente qui consiste bien plus en une extension de l’ignorance qu’en un développement de sociétés de savoir.
La technoscience, comme exploration systématique des possibles, engendre une instabilité chronique, liée non seulement à l’utilisation de fonctions de connaissance transformées en traitements par calcul effectués à la vitesse de la lumière, mais du fait que l’exploration des possibles ne cesse d’engendrer des crises axiomatiques, aussi bien d’ailleurs qu’axiologiques (en particulier en biologie), telles que la transmission des savoirs constitués devient pratiquement impossible, les maîtres en charge d’éduquer et d’instruire retardant structurellement sur la réalité des savoirs que leurs élèves rencontrent chaque jour dans leur vie quotidienne comme foncièrement différents de ce qui leur est enseigné.
De plus, les établissements d’enseignement n'ont jusqu’à présent pas du tout été pensés à partir du fait originaire de l'extériorisation des savoirs. Condorcet, Guizot ou Ferry ne raisonnaient pas du tout ainsi, ne serait-ce que parce qu’ils ignoraient tout de ce que révéla l’archéologie au XXè siècle, et bien que l’école consiste en tout premier lieu dans l’apprentissage et l’intériorisation des techniques d'extériorisation que constituent, précisément, les éléments acquis à l’école élémentaire, les chiffres et les lettres [18] – l’école constituant ici le dispositif d’appropriation de l’hypomnèse alphabétique qui supporte l’anamnèse rationnelle.
 
 
15. La crise écologique de l’esprit se traduit d’abord comme une crise de l’éducation
 
Cependant, l'organisation des savoirs et de leurs transmission reposant sur l’occultation de cette extériorisation originaire, et constitutive de tout savoir rationnel, ainsi que je l’ai développé à propos de la déduction transcendantale des concepts de l'entendement dans ma lecture de la Critique de la raison pure [19] – Kant ignorant le rôle primordial de ce que j’ai nommé la quatrième synthèse de l'imagination transcendantale, ou synthèse prothétique – , les institutions de programmes d’enseignement que constituent les systèmes éducatifs dans les pays du monde contemporain sont tout à fait démunies face au développement des industries de programmes en quoi consistent les industries culturelles et les industries de l’information qui se sont emparées des nouveaux dispositifs d’extériorisation informationnels et communicationnel.
Ces faits se conjuguant avec l’entropie informationnelle qui affaiblit le savoir et avec le changement de sens de la science, une crise majeure des systèmes éducatifs en résulte nécessairement : de tous ces faits, il résulte que la crise écologique de l’esprit se traduit d’abord comme une crise de l’éducation
Mais il faut voir que ce sont aussi les institutions de production de ces savoirs, et non seulement de leur transmission, que ces instituts soient privés ou publics, qui sont eux-mêmes en crise. Car le paradoxe de l’informationnalisation des savoirs les frappe tout autant que les institutions de programmes d’enseignements sont frappées de caducité apparente.
Avec les technologies de l’information et de la communication qui sont en train de s’intégrer, une nouvelle chaîne instrumentale du savoir se constitue, qui vient s’ajouter à l’instrumentalité qu’avait rendu possible l’apparition de la mnémotechnique alphabétique (et ce qui s’était développé comme instruments de mesure et d’expérimentation dans son orbe), et qui est en pleine évolution. Or, il est possible et indispensable de soutenir et orienter le devenir de cette chaîne en prenant en compte les spécificités et les possibilités de ce que nous nommerons désormais l’instrumentalité numérique : l’actuelle crise des savoirs et de leurs modalités de transmission n’est pas sans issues. De plus, c’est tout le processus de socialisation, comme sublimation, qui est menacé en son cœur même. Une politique publique s’impose par conséquent, et c’est cette question qui devrait l’objet des débat du sommet de Tunis et après ce sommet.
 
 
16. Conséquences pratiques
 
En tant qu’elle constitue une chaîne de production et de diffusion des savoirs, cette instrumentalité décline des fonctions instrumentales qui doivent à la fois être spécifiques, hiérarchisées et réversibles. Nous voulons dire par là que
 
  1. Les fonctions instrumentales des savoirs ne peuvent pas être de simples sous-domaines d’application des instruments de la bureautique, de la gestion électronique de documents, des systèmes d’information et du knowledge management ; or, c’est aujourd’hui encore très largement le cas dans la mesure où les activités de savoir ne constituent pas pour les industries numériques des marchés solvables et où les pouvoirs publics ne leur apportent aucune caution, faute d’être capables de proposer des politiques à long terme en ces domaines.
  2. Les instruments de production des savoirs doivent être spécifiés en fonction des qualifications de leurs utilisateurs, et permettre le développement de pratiques instrumentales savantes, et non selon des modèles d’usages qui sont caducs y compris dans le monde de la consommmation [20].
  3. Les instruments de diffusion des savoirs doivent cependant mettre en oeuvre les mêmes fonctionnalités primitives que les instruments de production des savoirs, selon des modalités simplifiées, mais respectant le principe de communautisation des savoirs ménmotechniques ou mnémotechnologiques qui caractérise les communautés de savoir : ne peut être destinataire d’un énoncé de savoir celui qui est techno-logiquement apte à en retracer la genèse à travers les extériorisations dont il procède (à travers les pratiques hypomnésiques dont il procède anamnésiquement).
 
Une industrie éditoriale des sociétés de savoir devrait être formée et mise au service des institutions prescriptrices de programmes sans soumettre les prescripteurs aux impératifs des diffuseurs et éditeurs ; mais cela suppose avant tout que les institutions prescriptrices disposent d’instrument nouveaux de production des savoirs, en sorte que ceux-ci définissent les normes d’appropriation (d’intériorisation, comme relation transductive entre le savoir machiniquement extériorisé et les pratiques instrumentales des utilisateurs de ces machines). Autrement dit, deux tâches doivent être conduites en priorité :
 
  1. celle de développer une nouvelle instrumentalité des savoirs pour les institutions prescriptrices, c’est à dire les lieux de recherche et de formation supérieure ;
  2. celle de développer une industrie éditoriale qui tire les conséquences du déploiement de cette instrumentalité des savoirs par la création de fonctions éditoriales nouvelles au services des institutions d’instruction, d’éducation et de formation.
 
Ceci est possible dans la mesure où :
 
  1. Les technologies numériques permettent de développer des instruments de travail intellectuel assisté par ordinateur véritablement adaptés aux tâches intellectuelles, par exemple l’analyse, la critique, l’argumentation, l’indexation et la synthèse des textes savants, tâches pour lesquelles la technologie est aujourd’hui tout à fait mature pour révolutionner les instruments de travail et les organisations mêmes des savoirs comme divisions du travail intellectuel. Le fait est que les dits instruments ne se développent pas faute d’investissements appropriés, mais c’est là une affaire de lucidité et de volonté politiques et industrielles.
  2. Les industries de programmes peuvent aujourd'hui fournir de nouveaux types de programmes audiovisuels tout à fait adaptés à de tels objectifs, par exemple des objets temporels discrétisables et délinéarisables, qui permettent la démassification des audiences, et l’intégration des instruments de travail assisté par ordinateur – cf sur ce point les travaux du studio de production hypermédia que j’ai créé à l’INA en 1997 [21], et ceux du studio de production hypermédia de l’Ircam dans le domaine de l’éducation musicale en collaboration avec l’inspection générale de l’Education nationale.
  3. La constitution d’une chaîne instrumentale des savoirs suppose que ce soit à la source même de la production des savoirs que de tels instruments soient pratiqués, et non seulement utilisés comme support de communication. Ils doivent être pratiqués comme supports de travail, de coopération et de pensée collective, que ce soit dans l’audiovisuel ou dans les technologies hypertextuelles. Celles-ci permettent en effet la constitution de sociétés d’auteurs et de lecteurs qui vont directement à l’encontre des modèles économiques dominants des industries de l’information et de la communication, et qui sont de ce fait pour le moment considérés comme insolvables.
 
Ces questions seront reprises dans la séance suivante des rencontres d’ARS INDUSTRIALIS, consacrée aux technologies cognitives, et qui permettra de revenir vers une analyse des propositions que présente l’UE pouir le sommet de Tunis.
 


[1] Editions Gallimard
[2] Dans Eros et civilisation, Minuit, puis dans L’homme unidimensionnel, Minuit. Je préciserai pourquoi je ne partage pas les analyses de Marcuse, et y suis même sur certains points franchement opposé, dans Mécréance et discrédit II. L’aristocratie à venir, à paraître.
[3] Sur ce concept, cf Michel Foucault, « L’écriture de soi », dans Dits et écrits II, p.…, et mes commentaires dans Mécréance et discrédit I, p. …. Sur le concept plus général d’hypomnèse, cf BS, Passer à l’acte, pp. …,et La technique et le temps II. La désorientation, chapitre….
[5] Dans Constituer l’Europe II, chapitre 2.
[6] 92
[8] P. 93. M. Le Lay précise ici ce qu’il développait précédemment, à savoir que cette émission, Star Academy, aura été la réponse de TF1 au Loft de M6, qui ne lui « semblait pas coller avec l’image familiale de TF1. Mais derrière, nous avons signé un accord avec Endemol pour un concept plus soft d’émission de real-tv, avec des valeurs plus positives de travail et de réussite artistique : la Star Academy. » J’ai commenté certains aspects de ce concept de real-tv dans De la misère symbolique II, pp. …
[10] Dans De la misère symbolique I, chapitre 3.
[11] E. Portella, Diogène, n° 197, p. 5
[13] C’est ce que nous avons développé au long des trois premiers tomes de La technique et le temps.
[14] Husserl, La crise des sciences européennes.
[15] J’ai esquissé une analyse de pertes d’individuation successives qui marquent l’histoire de l’Occident dans De la misère symbolique I, ch. 3.
[16] La révolution technologique de la grammatisation, Mardaga, 1993
[17] Et il ne faut pas confondre ce que nous qualifions ici de techno-logique avec l’âge mnémotechnologique, qui suit l’âge mnémotechnique de l’écriture alphabétique et de l’imprimerie.
[18] Nous avons développé ce point dans La technique et le temps 3, chapitre 4, « Le malaise de nos établissements d’enseignement ».
[19] Ibid, ch. 2
[20] J’ai développé des arguments sur ce point dans Constituer l’Europe I, chapitre 3.
[21] Cf aussi « La numérisation des objets temporels audiovisuels » dans Cinéma et dernières technologies, INA et Desclées de Brouwer, 1998.