Bernard Stiegler : Cadrer dans la nouvelle motricité

Bernard Stiegler : Cadrer dans la nouvelle motricité

// Conférences : penser les technologies mobiles

dimanche 14 juin 17h30 salle 100

Quels sont les rapports que nous entretenons avec les images que nous produisons et que nous manipulons ? Depuis le développement du cinéma, de la télévision et maintenant des réseaux de télécommunications, nous vivons dans une société d’images. Avec l’essor des technologies mobiles, ou de la « motricité », nous sommes tous potentiellement créateurs d’images : c’est-à-dire acteurs et non plus simples consommateurs des contenus culturels. Bernard Stiegler nous invite à réfléchir sur les enjeux artistiques et politiques de ce développement et l’absence de réflexion pour « encadrer » cette multiplication des images… Entre intrusion et épanouissement, les nouvelles technologies bouleversent notre quotidien.

Bernard Stiegler, philosophe, est directeur de l’Institut de recherche et d’innovation (IRI), président d’Ars Industrialis, professeur à l’université de Compiègne, à l’université de Londres (Goldsmiths College) et à l’université de Chicago (Northwestern). Docteur de l’EHESS, il a été directeur de programme au Collège international de philosophie, directeur de l’unité de recherche Costech, directeur général adjoint de l’INA et directeur de l’IRCAM.

"Depuis un an et demi, je saisis des images des milieux qui m’entourent sur un appareil numérique. J’ai désormais toujours un petit appareil numérique dans la poche avec lequel je peux saisir des textes, des images ou des sons – aussi bien qu’en lire, en regarder et en écouter. Pour ce qui concerne l’image et le son, cette situation, qui devient la banalité même, rompt avec près de deux siècles d’histoire des technologies analogiques. Je ne prétends pas, ainsi, « faire des photos » : je ne me prends pas du tout pour un « photographe ». En revanche, je regarde le monde autrement : en l’occurrence, cadré. Et je le re-garde, c’est-à-dire que je le fige et le revois, et le répète, parfois jusqu’au vertige.

Je regarde autrement, dès lors, les images des photographes – depuis ce savoir moteur que j’ai ainsi acquis sur le visible, si différent de celui dont parlait Goethe, soutenant qu’on ne peut parler d’un tableau qu’après l’avoir copié, et en même temps tout proche de la question de la motricité qu’il pose déjà, par laquelle la main, plutôt que le doigt, ouvre l’œil. Ce que je dis des images fixes est aussi vrai, quoi que posant des questions très spécifiques, de ces petits « films » que je fais aussi – qui ne sont justement pas des films : ce sont des fichiers numériques.

Tout ce qui se développe avec ces merveilleux petits appareils - qui paraît promettre tant de renouveaux dans l’expérience esthétique des yeux, des oreilles et des mains, c’est-à-dire des corps et des appareils psychiques qui les animent - est la possibilité d’une énorme extension des technologies de captation de l’attention et de fabrication des comportements et du psychopouvoir qui les monopolise. Ces appareils sont ce que les Grecs appelaient des pharmaka, à la fois des poisons et des contrepoisons (c’est aussi ce que Fellini disait du cinéma dans Intervista), dont une politique culturelle devrait être la thérapeutique."