association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
J'ai lu le numéro 403 de la revue Esprit sur le nihilisme. J'y ai glané différents propos, greffant ma pensée sur celle des nombreux participants y ajoutant quelques commentaires. Exercice de rencontre pour moi bien intéressant. J’espère qu’il le sera aussi pour vous.
Michaël Fœssel dit que le mot crise « domine, dans la sémantique moderne de l’inquiétude », et que cette crise contemporaine, au lieu d’être un événement transitoire faisant signe vers un dénouement, comme son sens le suppose, fait au contraire référence à une sorte d’état permanent. Il parle aussi de déclin, de mélancolie, voire de décadence, « autant de termes qui évoquent une perte et décrivent une situation critique dont il n’est pourtant pas exclu que l’on puisse sortir. »
L’Europe moderne, revenue des dogmes religieux, serait comme orpheline des idéalités perdues liées à ces dogmes ; elle en serait encore moralement effondrée. La perte de leurs certitudes religieuses passées laisserait les individus déprimés, d’autant plus que s’y est ajouté au XXème siècle la perte de croyance dans le positivisme et la foi absolue dans la science. Avec les deux guerres suicidaires ayant grandement détruit l’Europe, en nos esprits se serait effondrée « la croyance dans la convergence entre les progrès de la technique et ceux de l’humanité morale », laissant place à leur cruelle divergence. Telle serait une des sources de « notre nihilisme » actuel profondément mélancolique et souvent dépressif-agressif ; après avoir cru en « tout », ou dans « le tout », croire en « rien » puisque « le tout » se dérobe à notre volonté de maîtrise. Autant donc « tout » détruire (ce besoin de « tout » est invariablement le signe de cette « intempérance d’absolu » -très belle expression d’Albert Camus- propre à l’humain arrêté en chemin d’évolution psychoaffective) et ne plus croire en « rien » puisque le monde résiste à notre volonté d’emprise idéale.
La « toute »-puissance attribuée jadis à Dieu, en notre imaginaire de modernes nous avons cru un temps la détenir par nos inventions scientifiques et nos technologies hyper performantes: notre rêve d’être des dieux sur terre ou des surhommes ne tient plus ; et comme des enfants déçus nous préférons tout casser de colère plutôt que de quitter la sphère mentale de notre imaginaire infantile alors, qu’au contraire, il nous faudrait maintenant devenir suffisamment adulte pour vivre la réalité, notre réalité de vivant mortel aux prises avec l’incertitude, l’imperfection, la finitude. L’absolu n’est pas, l’idéal non plus. La Vérité « toute » n’est pas plus au ciel que sur la terre. La perte de cette volonté d’omnipotence explique en grande part, me semble-t-il, notre déception nihiliste. « Oh ! Le doute ! Le doute ! J’aimerais mieux le néant » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), chap. VIII)
Apprendre à accepter le manque, l’incertitude, à supporter la perte d’imaginaire toute-puissance, apprendre à gérer notre humaine imperfection, apprendre à tolérer le doute et à le rendre fécond, apprendre à grandir en somme jusqu’au « stade de la responsabilité » (dit aussi par les psys « stade du souci » ou « position dépressive », cette dernière expression signifiant bien la nécessité de la perte pour que ce stade soit pratiqué) est l’avancée psychoaffective que nous devons faire si nous voulons commencer à sortir de l’enfance de l’humanité. Car, à mon sens, nous en serions là, encore à l’enfance de l’humanité ; nous serions en chemin de grandissement, éprouvant trop souvent une immense fatigue d’orphelins d’absolus et d’idéalités en tous genres, d’orphelins trop déçus et découragés par la réalité pour être capables de jouer leur partition de l’existence comme des adultes conscients de ces parties immatures en eux toujours activent, et cause d’ « intempérances d’absolus », de volonté de puissance, d’exigences omnipotentes destructrices de la fragilité de la vie.
Je cite encore Monsieur Fœssel qui parle de « l’exigence de sens » comme devant être une totalité assurée, une idéalité parmi d’autres. Il ajoute : « Le nihilisme ne désigne pas tant le désenchantement du monde qu’une réaction négative à ce dernier »… « Ces derniers mois la France a été le terrain d’immenses colères »… « A chaque fois, « tout » vaut mieux que d’accepter l’incertitude… » et que d’accepter le monde tel qu’il est et qu’il va. « Dès lors, le diagnostic sur le nihilisme prend une nouvelle dimension : il s’oppose au romantisme du sens qui caractérise assez bien nos sociétés contemporaines. Ce n’est pas tant la demande comme telle qui est en cause, que la nature d’une attente qui confond le sens avec la signification logique, comme si tout dans le monde était justiciable d’un savoir objectif »… «Le nihilisme procède de la naturalisation du sens qui postule que seuls existent le quantifiable et le représentable. Dans cette perspective, la technique, qui ne s’oppose plus aux croyances religieuses lorsque celles-ci sont à la recherche de dogmes et de preuves, accomplit une figure du nihilisme : la négation active de ce qu’il y a d’incertain dans l’expérience humaine. »… « Evoquer le nihilisme du présent revient donc moins à déplorer l’absence de sens qu’à mettre en doute la certitude de le trouver au coin de la rue ou au détour d’une équation… Il n’est pas inutile d’interroger le besoin de clôture qui caractérise l’organisation contemporaine du savoir », et plus largement le besoin de certitude, d’idéalité, de totalité close quelle qu’elle soit.
A l’aune du besoin humain d’emprise toute-puissante, de maîtrise idéale et de certitude, « L’oubli du « monde naturel », fait d’incertitudes et de contingences, au profit de la rationalité technique instrumentale, prépare des déceptions d’autant plus redoutables qu’elles sombrent dans le désir de plier le réel aux exigences des sciences objectives. »
Dit autrement par Michaël Fœssel : « Le dégoût d’exister n’est jamais un point de départ, il résulte plutôt du constat de l’inadéquation entre le monde et nos attentes… » infantiles et irréalistes. « Comme le montre le désespoir de Pécuchet, la naïveté qui fait que l’homme se considère comme la mesure de toute chose se transforme en ressentiment lorsqu’il constate que ce même réel résiste à ses calculs et à ses prévisions. ». Aussi, le désespoir infantile qui alimente bien des nihilismes, nous fait préférer « inventer un monde fictif » pour fuir la réalité et demeurer dans l’imaginaire toute-puissance.
« Le nihilisme pourrait bien triompher sous la figure des jugements qui concluent à la décadence, au déclin, voire à la maladie du présent. » autant de mots pour rendre compte d’une chute morale éprouvée par l’individu immature lorsque ses rêves de toute-puissance s’effondrent ; il croyait son pouvoir sans limites, et il rencontre un monde qui résiste à son emprise omnipotente.
Lorsque l’individu n’est plus dopé à l’imaginaire, qu’il ne peut plus s’enivrer de toute-puissance et d’idéalité, il lui faut composer avec les dualités de l’existence et la complexité présente en toute chose. Et cela résiste en lui. Ses parties primaires qui aiment la simplicité et la facilité le font se dérober à ce travail de Sisyphe réaliste en lui faisant miroiter l’ivresse qu’il va retrouver s’il fuit son humaine condition. Haïr et détruire cette condition imparfaite, pas idéale, peut être alors souhaité comme une fête. Les terroristes, on peut le supposer, nourrissent mentalement ce type d’égarement.
Le nihilisme négatif est en chacun cette éternelle tentation de destruction des valeurs vivantes et de notre condition d’humain fragile et mortel.
Jean-Luc Nancy
Pour ce penseur, le sens est à considérer comme ce qui vient et non comme ce qui est advenu ; bien loin de les combler, il déjoue nos attentes. Il ajoute à cette première pensée : « Le sens se rapproche du monde comme horizon ouvert à des évènements qu’aucun savoir ne permet d’anticiper » ni de saisir assurément en notre emprise. J-L.N. prolonge sa réflexion ainsi : « les idées de décadence ou de dégradation présuppose un état antérieur meilleur. Or le regret de l’état antérieur est aussi ancien que l’Occident. » On peut supposer que l’Age d’or, le Paradis perdu, le Royaume sont autant d’invention de notre esprit regrettant un état antérieur et, pour apporter ma petite touche, je dirai antérieur à notre condition d’individu séparé et mortel devant renoncer à l’harmonie et à la perfection existant avant notre naissance à la différence. Avant que d’être né à cette condition imparfaite, le manque et l’insécurité nous étaient inconnus ; en ce sens, la matrice peut être mentalisée comme le paradis perdu, un avant idéal.
J-L. Nancy poursuit : « La mort de Dieu est donc la destitution de l’être suprême, c’est-à-dire la destitution de quelque chose représenté comme un étant, une personne au sommet de l’ordre du monde. » Pour tirer le même fil psychologique, pour le bébé sa mère et son père lui apparaissent possiblement comme des êtres suprêmes et tout-puissants au sommet d’un monde ordonné. Plus le bébé va advenir à la séparation et à la dualité, en quittant la fusion première à sa mère et à son environnement, plus ce monde ordonné va s’en trouver ébranlé. Il est donc à supposer qu’en nos parties primaires continue d’exister ce monde premier, idéal, parfait ; d’où nos aspirations à le retrouver, de revenir en arrière, à chercher du sens plénier, et à déclarer le condition humaine « absurde » du fait de ne pas le trouver.
A la suite de la question « Pourquoi le christianisme a réussi ? », J-L. N. cite les propos de Paul Veyne disant que Constantin était entouré d’intellectuels de très grande qualité, lesquels lui avaient fait comprendre que ce que racontaient les chrétiens étaient sans doute ce qu’il y avait de mieux pour venir au secours de la tristesse chronique des humains, cette tristesse de ne pas être dans un monde parfait, harmonieux, plein, clôt, comblant. « Le premier christianisme n’attendait que la fin du monde » nous dit J.-L. N. Mais la fin n’arrivant pas, le Royaume n’advenant pas en chassant ce monde désolant d’imperfection, il a fallut pour ces millénaristes chrétiens composer toujours et encore avec la déception de l’attente, avec le désenchantement lié au monde parfait qui ne venait jamais. Les djihadistes d’aujourd’hui pour beaucoup sont sans doute mus par cette « intempérance d’absolu » qui les fait souhaiter la mort pour atteindre au plus vite le paradis.
Orphelin d’idéalité, l’homme reste tenté par le « rien » de façon réactionnaire (l’autre face du tout, mais inversée). S’il est suffisamment lucide, il se méfie de ses parties infantiles intempérantes d’absolu qui le poussent aux extrêmes : soucieux de modération, il se surveille. Ses parties évoluées veillent à l’empêcher d’être nihiliste, de s’abandonner au « rien », de s’enivrer de soi-même, de se doper au narcissisme, d’adorer son ego roi, de penser « après MOA, le déluge ! ». « Si le nihilisme c’est la dévaluation de toute valeur », il y aurait en chacun une résistance à ce nihilisme (aujourd’hui comme hier) qui œuvrerait afin que ce monde imparfait soit amélioré et porté par des valeurs transcendant nos égoïsmes sans foi ni loi. En d’autres termes, en nos parties évoluées seraient une volonté profondément altruiste désireuse de soutenir les forces de création plutôt que celle de destruction du vivant ; c’est aussi cette volonté évoluée qui viendrait contrer nos façons de penser et de faire personnelles grosses de toute-puissance infantile méprisant la fragilité de la vie. D’où, malgré nos errances et nos égarements, cet appel permanent au cœur des sociétés humaines à soutenir les valeurs de justice, de tolérance et de respect : car elles seules sont capables de nous libérer de cette volonté de puissance primaire visant à soumettre le monde en notre emprise ; elles seules sont à même de nous faire renoncer à cette domination grossière qui ne fait qu’engendrer des rapports de force aliénant exclusivement la vie en ces rapports. Ces valeurs culturelles ont été crées par nos soins afin que notre esprit puisse se garder de nos folies.
« La valeur », nous dit J-L. N., « renvoie, au beau milieu de la naissance du monde moderne, au mot allemand Würde (dignité) qui appartient à la famille de Wert (valeur) ». Et d’ajouter plus loin : « Ce que dit Kant avec la Würd, c’est que l’impératif moral, qui est de lui-même présent dans la raison humaine est de respecter la dignité de chaque homme. On peut l’étendre à la dignité de chaque existant… » … . J’apprécie que soit mise en avant par J._L. N. cette valeur « dignité », laquelle est la première à être mise à l’agonie lorsque ce sont les rapports dominant-dominés qui nous gouvernement. « Que veut dire la dignité comme valeur absolue ? » s’interroge J-L. N. « Et d’ajouter : « C’est même la grande affaire de la démocratie… nouveau régime de gouvernement » qui nous a « fait procéder à une grande mutation anthropologique. ».
Respecter la personne en sa dignité impose à tout pouvoir et à toute autorité de ne pas l’assujettir par la force mais de veiller fraternellement à sa liberté synonyme de sa dignité. En ce sens, assurément, la dignité de chaque homme est le cœur de « La Valeur ».
« On a dit que le christianisme depuis le départ »… voulait « la fin des différences constituantes et hiérarchiques entre maître et esclave, homme et femme, etc. » dit J-L. N., et le porte parole de la revue Esprit d’ajouter : « C’est ce que disait Marx quand il écrivait que la démocratie réalise ce que le christianisme n’a jamais pu réaliser lui-même. » « Oui, sauf que lui croyait encore que cette réalisation était possible. » Cette réponse de J-L. N. me laisse dans un flou quant au sens de sa pensée ; d’autant que ses propos qui suivent sur l’égalité ne me précisent pas davantage son idée. D’où cet éclairage mien : mettre fin aux rapports dominant-dominés, déjouer les rapports de force pour que la justice et le respect de la dignité soient n’est jamais gagné une fois pour toute, jamais donc « réalisé » une fois pour toute comme aurait pu le laisser croire le marxisme. C’est un éternel combat que tous et chacun doivent mener au quotidien, nos parties primaires voulant toujours faire leurs lois totalitaires, nos parties évoluées devant sans cesse les en empêcher. Cette réflexion me porte à reprendre l’un des derniers propos de J-L. N : « Or s’il y a quelque chose qui me semble capital, c’est que tout notre mode de pensée repose inévitablement sur une sorte de primat du « un ». Même toutes les thématiques de l’autre supposent l’un. Moi j’aurais envie de dire qu’il y a d’abord le rapport … Il y a donc un rapport. Et ce rapport n’est pas une chose … C’est là que le sens se produit. »
En d’autres termes, les miens, je dirais que le « un », sorte de totalité close, n’est pas réalisé d’emblée. Cela s’entend bien si l’on considère qu’au départ de son existence, la personne (qui n’en est pas « une » encore) est indifférenciée de sa mère (et de son environnement), en son ventre d’abord et les premiers temps après sa naissance. Avant de naître à la différence et à l’ego, notre être est relationnel (le relationnel qu’il forme dans l’indistinction avec elle, la mère) ; il est d’abord la continuité d’existence vécue dans la matrice, à laquelle s’adjoint ensuite la continuité des échanges vécue dans la fusion à la mère qui, quelque part, continue d’être éprouvée par le bébé comme un prolongement de soi non différencié. D’où la nécessité que la mère soit dans un premier temps telle une mère-matrice adaptée presque à 100% aux besoins de son petit (comme le disait D. Winnicott). De-là, le bébé va progressivement naître à la séparation, s’établir très lentement en un moi différencié, dans une peau sienne ; il va naître progressivement à sa condition d’individu, l’ego devenant une des figures de sa personne. Ce « un » qu’il devient ne va pas éliminer pour autant son soi (son être) profond, d’abord relationnel.
Ensuite, sa vie durant, la personne va devoir exister tant en son être qu’en son ego, vivant le plus souvent sa vie davantage dans le rapport que dans la séparation : rapport entre son être et son ego, rapport entre soi et l’autre. C’est pourquoi j’avance que notre nature est double (ce qu’avait déjà dit A. Camus sans avoir eu le temps de développer cette pensée plus avant, la mort l’ayant fauché très tôt), et que vivre consiste à articuler au mieux cette nature double, ainsi que toutes les dualités de l’existence, l’unité ne pouvant être qu’une dynamique, jamais une clôture.
Si l’individu tend à oublier son être relationnel pour s’en tenir à « l’un » de son ego séparé, c’est parce qu’il sait son immense dépendance originelle à l’autre de la relation, et la grande perméabilité qu’il garde potentiellement à son endroit du fait de cette dépendance. Plus tard, lorsqu’il craint l’influence et le pouvoir mauvais d’autrui, il a vite fait de s’en défendre de façon préventive en restant égocentré, en se croyant assurément « un », assurément séparé, autonome, libre de toute dépendance ou interdépendance ; les défenses de son ego, il les érige tels les remparts d’une citadelle qu’il veut imprenable (J’ai traité ce sujet dans la plupart de mes ouvrages, mais plus spécialement dans « Tous fous. »). Il ne vit plus alors l’échange en tant que rapport ouvert mais exclusivement dans le rapport de force clôt qui oublie la valeur dignité, âme de toute relation.
Olivier Mongin conclut son introduction à « l’enquête » par cette phrase que je choisis de retenir : « Le nihilisme nous parle toujours de la violence humaine et de la difficulté de la pacifier ! Nos convictions démocratiques ne peuvent faire semblant de l’ignorer. »
Poursuivons la lecture de ce numéro d’Esprit :
« Le nihilisme gai » d’Augusto del Noce me fait associer avec « Le monstre doux » de Raphaël Simone : une civilisation en décadence peut être joyeuse, au sens où de nombreuses règles la fondant étant levées, chacun peut donc vivre dans l’illusion de « faire ce qu’il veut ». La liberté est alors imaginée, totale, omnipotente, toute-puissante, d’où sa dangerosité. Pour n’être pas violente, la liberté humaine doit s’empêcher en respectant des limites. La liberté responsable se donne des règles de comportement pour ne pas nuire au vivant fragile et mortel.
Plus loin. Jérôme de Gramont dit de façon très juste : « Nous rêvons d’affirmer d’indestructibles valeurs comme si elles étaient des choses encore plus pérennes que la Grande Muraille de Chine ou les pyramides. (Mais le sens n’a pas la solidité des pierres. Il a plutôt la fragilité de ce qui nous est confié et n’existe plus que par nous). » Propos qui peuvent renvoyer à Camus dont la pensée est évoquée précédemment en ces termes : « Camus, ce n’est pas seulement le théâtre de l’absurde, le non-sens, c’est la nécessité d’y répondre en se tournant vers ce qui allège le monde», et donc vers ce qui n’ajoute pas au malheur du monde. Et aucun récit, aucun penseur, même les plus grands, ne peut nous dire comment mener à bien la lutte que nous avons à mener, ici et maintenant, contre l’absurde, contre le malheur, contre le non-sens : c’est à chacun de l’inventer à chaque instant.
Ensuite, page 63. Esprit : « N’aurions-nous pas d’autre espoir que celui de nous tenir comme autant de vigilants dans la tranchée ? Devons-nous admettre qu’il n’y a d’éthique que prépolitique et que la résistance au mal est la seule option possible si la capacité de ressentir la mal n’a pas disparue, si un nihilisme gai et jouisseur exacerbé par la consommation technique et la glissade effrénée des écrans ne l’a pas emportée ? » Ces propos pourraient être miens. Ils rejoignent aussi la pensée de Camus évoquée plus haut. A ces questions, je répondrais : « Oui, il n’y a pas d’autre espoir que d‘ « être des résistants de chaque jour pour la justice » » (titre d’un de mes ouvrages) et « d’apprendre à devenir des Sisyphes heureux » (dernière phrase de mon avant-dernier opuscule –Le peuple de peu-).
Extraits. Esprit page 64 : « Que l’Europe soit capable de regarder ses propres maux. »… « C’est une illusion de croire que l’on va se débarrasser du mal et de la violence… Les manifestants de Kiev en savent quelque chose, qui ne sont pas des surhommes mais manifestent contre la décadence et la domination. »
« On ne saute pas de la doxa nihiliste à une posture qui en délivre, celle de la science, du surhomme, de la dogmatique… C’est toujours l’idéalisme qui se retourne en cynisme » nous dit Olivier Abel toujours page 64. Et, je le répète, ce sont tous ces gens « intempérants d’absolu » et d’illusion qui s’abandonnent au nihilisme, parce que le monde n’est pas parfait et que les façons dont nous pouvons le vivre ne le sont pas non plus. En nos parties infantiles, nous éprouvons la perte d’idéalité comme un camouflet donné à l’orgueil de note ego auto-satisfait. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons nous débarrasser du mal et de la violence inhérents à la vie imparfaite que par dépit infantile il faut alors se rouler dedans, dans le mal, en devenant nihiliste.
Toujours Olivier Abel : « Le scepticisme… est l’impuissance à avoir un soi. » Dans tous mes ouvrage, j’essaie de dire ce qu’est le soi de la personne (à partir de l’œuvre de Donald Winnicott), et comment il doit être préservé dès la naissance d’un enfant pour que l’individu qu’il deviendra garde racine solidement en ce soi, source de sa vitalité créative et de sa liberté créative à venir. J’ai aussi perçu, au plus profond de l’œuvre de Nietzsche, un cri de terrible douleur existentielle : celui d’un enfant déchiré en son soi, et qui ensuite a tendu toutes ses forces dans l’espoir de le retrouver intact pour s’y enraciner à postériori. Chose impossible ; c’est sans doute cette impuissance qui l’a conduit à la folie…
Dire non au monde.
Lorsque le monde échappe à notre emprise omnipotente, lorsqu’alors les illusions qu’on avait sur le monde sont perdues, une des façons de réagir à cette perte est de croire qu’on est celui qui la provoque : on peut alors fuir le monde en lui disant « non » en le rejetant, en le haïssant ou en croyant en quelque salut extramondain. Je cite Bruce Bégout : « Il existe donc autant d’espèces de nihilisme qu’il existe de raisons de dire non ; et ce qui différencie le nihilisme ne tient pas dans son acharnement à nier un certain état du monde supposé communément valable, mais dans la manière dont il le fait : le coup de force… On pourrait dire qu’un philosophe traite un autre philosophe de nihiliste, lorsqu’il ne s’accorde pas avec lui sur les choses à rejeter… Ce qui marque l’originalité de la modernité tient à la conviction profonde que le néant est une force, et non plus un état. Aussi tout le monde se bat-il pour l’emploi de cette force inédite… ». En d’autres termes, les miens, puisqu’il n’y a pas d’idéal, d’absolu, autant prendre le pouvoir d’une négativité totalitaire en cassant tout, la force de destruction éprouvée par le sujet rageur niant d’une certaine façon la fragilité de la création et des créatures imparfaites, pas toutes-puissantes, mortelles. « Le recours continuel au termes négatifs est caractéristique de la pensée contemporaine », plus précisément, me semble-t-il de l’immaturité de cette pensée cause des « intempérances d’absolus » de la personne ; ce sont elles qui lui font dire « non » à la vie, comme le fait d’emblée le tout petit, affirmant son nouveau pouvoir d’autonomie en s’opposant de façon radicale et caricaturale.
Bruce Bégout dit encore que le nihilisme « véhicule l’acosmisme comme disqualification du monde sans signification ni valeur. L’orientation vers le monde de la modernité n’est pas la découverte de sa positivité contre sa dévalorisation métaphysico-chrétienne au profit d’un outre-monde absolu, mais, au contraire, le prolongement de cette disqualification, voire de cette haine du monde… La rationalité moderne, loin de mettre fin à l’attitude de méfiance vis-à-vis du monde sensible et terrestre, l’a accentuée en colonisant ce monde, en l’exploitant sans limite, en le soumettant à la rationalité technicienne, en l’assujettissant au pouvoir humain cupide. En quelque sorte, nous serions méfiants face au monde parce qu’il résiste à notre besoin infantile d’emprise toute-puissante, à notre besoin omnipotent de le contrôler parfaitement et à « coup sûr ». « Dans cette culture de la mondialisation sans monde » suffisamment aimé, sans monde sensible respecté en sa fragilité et ses limites, l’homme reste, là encore, par « intempérance d’absolu » et abus de pouvoir omnipotent, « un étranger au monde » puisqu’il se désolidarise lui-même de la fragilité des vivants, rejetant ce faisant sa condition de vivant mortel, se rejetant donc lui-même hors du monde, étranger à ce monde.
Nous voilà maintenant page 75, avec un écrit de Paul Valadier sur Nietzsche, « un inactuel qui nous parle peut-être encore », nous dit-il.
L’auteur retient quelques éléments de la pensée de Nietzsche qui peuvent nous éclairer sur la situation éthique de notre temps. « Lorsque Nietzsche décrit le nihilisme comme la dévalorisation des valeurs les plus hautes, il ne veut pas dire que nous soyons sans valeurs de référence aucunes. Nous aspirons toujours à la liberté, nous cherchons à instaurer la justice. » Mais, « quelle est la qualité de liberté et de justice que nous visons ? » : telle est la question, laquelle « conduit aux fameuses distinctions entre morale esclave et morale noble, entre servitude et aristocratie, entre faiblesse et force… Ces distinctions ne divisent pas les êtres humains en catégories sociales… Elles désignent des attitudes qui traversent toute volonté particulière… Personne n’est jamais fixé dans la servitude ou la noblesse, mais chacun a à vouloir dans une sorte d’éternel retour sur soi pour décider dans un sens ou dans un autre… Mais souvent la volonté manque … : elle manque à elle-même et accepte de ne pas (se) vouloir. » D’où mon approche qui considère notre nature double, qui considère conjointement nos parties primaires et secondaires, infantiles et évoluées, ces données liées à notre condition nous obligeant à articuler de façon dynamique les dualités qui nous animent en faisant un choix éthique quant aux motivations profondes de nos actes et intentions : choisir de servir le pouvoir et ses abus ou, au contraire, la liberté, la justice et le respect. Encore faut-il avoir une lucidité suffisante qui nous permette de vouloir vraiment, fort d’une libre pensée.
Si « dans le monde moderne (pas que moderne) domine une complaisance pour la servitude », c’est parce que nos parties primaires sont toujours déjà là omniprésentes et potentiellement actives en nous, sans qu’il n’y ait aucun effort à faire. Alors que penser et se comporter de façon évoluée résulte d’un effort de libération toujours à faire et à recommencer (libération par rapport à l’égoïsme et à l’omnipotence de notre ego), d’un travail que la personne doit vouloir, un travail de Sisyphe jamais renonçant à pousser son rocher vers le haut, lequel invariablement va retomber en arrière, en bas, dans le primaire, l’important étant alors de continuer en cet effort d’élévation (nos satisfactions existentielles les plus fortes et subtiles advenant de ce travail). C’est pourquoi tout ce qui est évolué en nous n’est jamais conquis, l’autonomie pas plus que le reste ; la servitude reste donc tapie, regagnant immédiatement du terrain dès que notre vigilance se fatigue.
Plus loin, il est dit que l’égalitarisme niveleur ne supporte pas l’idée de différence.
Mais il est un égalitarisme non niveleur qui justement permet à la différence d’être, en donnant à la personne toute les chance d’exister au monde à partir de son soi, un soi qui a été respecté en sa différence, dès la naissance de l’individu, et donc qui n’a pas été réduit à la servitude au départ et par la suite.
Sur ce thème de l’égalitarisme, j’ai écrit un petit texte il y a peu de temps, l’introduisant par une citation d’Albert Camus lumineuse : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde… ». Voici ce texte :
« Ce serait la théorie du genre qui serait maintenant enseignée à l’école dit-on de tous côtés. Alors que le Ministre nous répète qu’il s’agit de sensibiliser les enfants à davantage d’égalité quel que soit leur genre sexué. Là-dessus la polémique repart de plus belle : « L’égalité, l’égalité ! Cela revient à détruire les différences ! Et des différences, il y en a entre les personnes ! Il ne faut pas aligner les gens sur le même plan ! etc. » Quel amalgame et quelle confusion mentale entretenus de façon perverse pour que les rapports de pouvoir (et donc de servitude) continuent de mener les hommes et les femmes, au lieu qu’ils apprennent à s’en libérer pour se comporter de façon plus évoluée.
Nommons mieux les choses : l’égalité face au pouvoir permet en fait à toute personne d’être à force égale dans l’échange, c’est à dire de ne pas être assujettie, et donc de pouvoir s’épanouir au mieux en sa différence, de pouvoir exister libre de l’emprise d’un dominant aliénant. A forces égales, pouvoir contre pouvoir égal, la justice, le respect et la fraternité ont plus de chance d’être en nos rapports.
Avec cette approche éducative nouvelle dans l’école, l’idée émanant du Ministère est, me semble-t-il, de permettre aux individus, dès leur jeune âge, d’exister le plus possible à égalité ; ainsi, chacun ou chacune aurait davantage le pouvoir de se libérer des rapports de pouvoir, seule façon de pouvoir exister au mieux en sa différence. Rien de mieux pour vivifier nos démocraties et favoriser une participation citoyenne responsable.
Mais qui ne veut pas que les rapports humains se libèrent des rapports de pouvoir ne veut pas d’une telle égalité de pouvoir, de cette égalité seule capable de donner à l’individu la capacité de déjouer les rapports dominants dominés et de mieux exister en sa liberté et en sa dignité. » (fin de ce petit texte mien)
Revenons aux écrits d’Esprit, avec Paul Valadier. Je le cite :
« La deuxième dissertation sur la Généalogie de la morale cherche à descendre dans le labyrinthe de la volonté …et ce texte plein de violence et de cruauté attribue au manque de confrontation, au contrat imposé par la tradition ou à la loi du maître l’incapacité de devenir « maître de soi », souverain de soi-même. L’incapacité à se forger une volonté propre en se confrontant à la force des traditions et des morales produit ces volontés incapables de se vouloir et de vouloir quoi que ce soit qui les dépasse. » Derrière ses écrits, l’homme Nietzsche m’est toujours apparu comme un être assujetti dès sa naissance par l’éducation qu’il dû subir, traditions, maîtres et maîtresse (mère et sœur en première ligne) l’ayant, je le suppose, empêché de devenir maître de soi, un partir de son vrai soi. C’est cette terrible souffrance existentielle liée à son soi soumis par ses éducateurs qui me semble animer son œuvre au plus profond. Il veut tellement exister à partir du soi, que toute sa vie il « s’arrache les tripes », et qu’il en vient à croire, à tort, que l’on peut être souverain de soi-même, un surhomme en somme ; sans doute est-ce parce qu’il s’est vécu aliéné aux âges les plus tendres (n’en gardant que la mémoire inconsciente), qu’il a pu nourrir ce type d’imaginations grosses d’idéalité, d’intempérance d’absolu. Maître de soi, on l’est parfois, mais imparfaitement, et jamais une fois pour toutes ; en chemin de vie, on ne peut que retomber dans l’influence, dans la servitude, dans la démission : tel Sisyphe, on peut juste tâcher de se relever au mieux de ces chutes, pour repartir vers sa liberté, sa libre-pensée, sa dignité, avec une maîtrise toute relative de son destin. En prenant les mots de Paul Valadier, je dirai aussi que la conscience de soi peut toujours s’affaisser dans l’incapacité à se vouloir.
Est-ce la violence que Nietzsche a subie dès son plus jeune âge dans l’assujettissement à ses maîtres et son éducation, qui le fait s’effondrer définitivement devant le cheval battu cruellement par son maître ? Ce qu’il avait voulu conjurer sa vie durant le ressaisit soudain, d’une façon fatale à sa présence d’homme libre, d’homme sain d’esprit présent au monde à partir de son vrai soi (le faux soi étant lié à une présence soumise).
Apprendre à devenir des Sisyphes heureux, pas des dieux, des « danseurs dont la grâce des gestes découle de la discipline (la loi) qu’il a su vouloir s’imposer » : cela reste possible à la personne si son soi n’a pas été aliéné dès l’enfance, et ne l’est pas gravement dans sa société actuelle, au point de lui faire perdre autonomie et dignité. Vouloir la discipline qui contrarie notre omnipotence infantile, et se l’imposer, suppose de ne pas avoir été déraciné en son être par des éducateurs qui ont forcé notre soi à pousser sous la contrainte. On ne tire pas sur les pousses de riz pour les faire croître : cela les déracine, dit la sagesse chinoise.
Page 85, est abordée l’idée d’une « spiritualité laïque. » J’ai écrit « Vers une transcendance laïque » en 2007.
Page 95, les propos tenus par Ami Bouganim sur L’Ecclésiaste me touchent spécialement. Entre autres : « Le vent est symbole et métaphore de l’absurde. Il recouvre un mystère. On ne sait quand ni pourquoi il se lève ; on ne sait quand ni pourquoi il se calme. Il est tour à tour calme et véhément ; sage et insensé. On serait sans cesse balloté entre ces deux pôles. D’un côté le vertige devant l’absurde d’une condition insensée ; de l’autre, les tentatives de le contenir par la sagesse. L’Ecclésiaste était sage et insensé comme Sisyphe était sage et brigand. » Comme l’Ecclésiaste, si l’individu reconnaît sa nature double et la vit avec suffisamment de lucidité, il est entraîné à adopter une double position face à sa condition : rechercher le juste milieu en renonçant à la tentation de l’idéalité, sans céder à l’exaltation de quelque intempérance d’absolu : « Ni Messie, ni autre monde », ni surhomme. L’Ecclésiaste ne bascule pas pour autant dans le nihilisme négateur – dire non à toute chose –ni dans le nihilisme affirmateur – le dire oui à toute chose- ».
Contrairement à ce que pense Ami Bouganim, je ne crois pas que cela soit nécessaire et indispensable de « considérer Dieu comme une illusion vitale, que l’on doit soutenir si l’on ne veut pas perdre une valeur garantissant les valeurs et les laisser se décomposer dans tous les sens », A mon sens, l’homme peut se résoudre au néant de sa mort et penser un au-delà mystérieux dont il ne sera pas en tant qu’individu mortel. « S’inscrire dans le dessein d’une éternité pour endurer sa précarité et son caractère éphémère » me semble une consolation somme toute assez primaire. Accepter d’être éphémère et de simplement passer sur cette terre, en laissant au mystère (sans Dieu) de l’univers la suite de l’histoire de l’énergie-matière toujours en train de se recomposer, c’est faire preuve d’humilité. Et cette humilité me semble nécessaire, indispensable même pour que notre violence d’humain soit empêchée de s’exercer de façon destructrice. Car c’est notre ego dans son orgueil, son omnipotence défensive et son besoin d’illusions refuges qui engendre la violence. Croire que l’on survit au ciel en tant que personne, c’est garder en imagination la possibilité d’avoir un pouvoir d’immortel (pouvoir initialement projeté en Dieu). Au contraire, avec humilité renoncer à croire en estimant que notre esprit d’humain limité ne saurait concevoir l’illimité c’est, derrière cette perte mentale d ‘éternité, accepter une perte de pouvoir égotique ; c’est seulement en cet état d’esprit que l’individu humain peut désirer sauvegarder la vie à tout prix, avant la sienne. L’amour vrai qui, en certains cas, fait aimer son prochain plus que soi-même ne peut être que de cette mise en suspend de son intérêt égoïste étroit. Une transcendance laïque peut nous être inspirée par cet amour-respect plus fort que l’amour de soi. Alors peuvent être déjouées par nos soins humbles et éclairés toutes les destructions que les humains sèment lorsqu’ils défendent en priorité leur ego, leur petite personne, leur petite peau (ou leur clan, leur communauté, la famille - déplacement de l’égoïsme sur un groupe d’appartenance clos).
M. Bouganim continue son analyse en ces termes : « C’est parce que l’homme désespère de la vie et de la mort qu’il mise sur Dieu ». Je le répète, s’il est désespéré, c’est sur fond d’imaginaire et d’idéalité, de volonté d’absolu, voire de rêve d’immortalité. Il importe donc que l’homme apprenne à ne pas se désespérer de cette condition imparfaite et mortelle qui est sienne. Quant au désespoir lié à la malfaisance de nos congénères, c’est aux hommes d’apprendre à s’épargner un tel désespoir en se comportant dans le sens de la justice et du respect.
Ne pas s’accrocher à Dieu, ce n’est pas pour autant « mener une vie qui s’en tiendrait à l’absurde » … « balançant entre l’enthousiasme de dire oui et l’accablement de dire non. » En tant que renonçants à nos intempérances d’absolu, nous avons ici encore à nous empêcher d’être emporté par ces humeurs extrêmes maniaco-dépressives, cherchant en toute circonstance à pratiquer la voie du milieu dans un souci de modération et de respect. Nous empêcher d’agir pour produire de l’absurde, mais apprendre à devenir des Sisyphes qui savent donner au vide des couleurs et une beauté sans recourir à Dieu, tel est l’humble et digne devoir auquel ne pas déroger. De ce vide naissent toutes les échanges et toutes les interdépendance dynamiques qui créent les mouvements et les figures de la vie.
A Camus je laisse le dernier mot : « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde ». Si l’on se réfugie dans le giron de Dieu pour échapper à la dimension absurde, plus précisément à la dimension incompréhensible du monde (mais, je le répète, notre entendement humain étant très limité, notre perception d’un sens est forcément très partielle, et résulte bien sûr de nos projections idéelles limitée à ce mental nôtre), on ne peut connaître le bonheur métaphysique dont parle Camus, bonheur d’humilité et de participation au mystère.
Je retiens ensuite quelques pensées de Patrick Royannais: « Le nihilisme chrétien réside dans l’identification de la foi au sens … La religion fournit un terreau favorable à l’idolâtrie… Jamais les certitudes n’ont été évangéliques. » En ce sens, « le catholicisme d’identité n’est pas évangélique ... Sa violence est sans doute en rapport avec le sentiment d’effondrement de leur identité qu’éprouvent ces catholiques privés de certitudes. La foi « bouche-trou » ou « idole » sert à assurer l’identité de l’individu ».
A mon sens, derrière cette identité assurée, certifiée, il importe de voir, là encore, toujours à l’œuvre les défenses d’ego et le pouvoir défensif que donne à la personne humaine ce type de clôture identitaire « protectionniste ». A l’inverse, que la personne, dans un souci de fraternité, sache renoncer à exercer un pouvoir garantissant Sa sécurité, Ses certitudes, Ses croyances peut nous mene sur le chemin d’une religion laïque à défricher, à condition d’avoir une confiance existentielle solide pour pouvoir rester suffisamment ouvert à l’inconnu, à l’étranger, à la vie qui échappe à notre emprise.
Encore quelques citations : « On en a jamais fini de se désolidariser du savoir absolu, fantasme de toute-puissance que l’homme ne peut atteindre et qu’il projette dans le ciel. Ce sont les esprits mauvais qui confessent : « Je sais très bien qui tu es, le saint de Dieu… Toute certitude ne peut être qu’idole, doit être chassée comme n’étant pas le Christ… Il n’y a plus à reconnaître et nommer le Seigneur, mais à s’engager pour la justice… » Je ne saurais mieux dire.
Ce chapitre nommé Enquête se termine sur quelques pensées de François-Xavier Bellamy, dont celles-ci : « Nous voilà libres, de cette liberté d’indifférence qui semble constituer, d’une certaine façon, le projet même de la modernité. Liberté d’indétermination, qui suppose d’affirmer l’indifférence du bien et du mal, et donc un relativisme… nécessaire à notre indépendance. » Puis il cite Descartes : « Il nous est toujours possible de nous retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est bien d’affirmer par là notre libre arbitre. » A mon sens, cette liberté n’est pas affirmation de notre indépendance ou de notre libre arbitre, mais affirmation de notre omnipotence infantile ; dire non par volonté d’opposition au lieu d’engager nos forces dans le soutien d’un bien reconnu est une réaction d’une grande immaturité que l’on peut qualifier chez un adulte de bêtise crasse! « Ce culte du vouloir pour lui-même, du vouloir vide, indéterminé… volonté de volonté » systématique, est le culte d’une volonté de puissance propre à l’enfant omnipotent qui, pour exister en sa différence naissante, s’oppose à tout de façon caricaturale.
Dans ma quête des causes pouvant expliquer la violence et la destructivité humaines, l’immaturité et omnipotence infantile qui perdurent chez l’adulte occupent en ma pensée une place centrale. Lorsque François-Xavier Bellamy parle de la démarche vers le bien comme une recherche « d’absolu », mon esprit alerté par les manifestations de l’infantile en chacun se met en arrêt : « l’intempérance d’absolu » comme l’avait si bien analysé Albert Camus participe grandement de cette immaturité en chacun ennemi du bien ; car au sein du désir d’absolu est tapi une soif de puissance, vite transformée en volonté de toute-puissance ennemie de ce qui est le bien pour l’humain : la limite, la limite qu’il donne sa puissance, à son pouvoir pour qu’ils ne sèment pas violences et destructions.
Plus loin, Olivier Roy parle du nihilisme de certains jeunes en quête de pureté pour qui la non-vie vaut plus que la vie, laquelle « ne vaut pas la peine d’être vécue ». Selon lui, jeunes de Columbine ou d’Al-Qaïda partagent une même déception et une même haine de cette vie imparfaite ; les attaques suicidaires qu’ils commettent assassinent indistinctement tout passant à proximité de leur explosion de colère, et ce, sans culpabilité, puisqu’ « Il n’y a pas d’innocents », pas de purs méritant d’être épargnés. Ici encore c’est l’intempérance d’absolu et d’idéalité qui est au cœur de ce nihilisme destructeur.
Page 117 Bernard Stevens nous parle de la tragédie de Fukushima en ces termes : « Celle-ci est comme une métaphore de notre époque : toute notre civilisation ne fonctionne-t-elle pas comme une gigantesque centrale nucléaire, mue par la volonté de puissance, risquant la destruction de la vie humaine et de l’environnement, aux seules fins de la croissance la plus rapide possible de la production et du capital ? Aucune limite ne peut être fixée à l’avidité, à la voracité infinie de l’humanité capitaliste. » Volonté de puissance… sans limite, exigence de croissance la plus rapide possible, avidité, voracité insatiables, autant de termes qui, à mon sens, renvoient toujours et encore à notre omnipotence et à notre imaginaire toute-puissance infantiles, l’avidité étant d’abord liée la pulsion orale primaire qui meut le petit enfant.
Bernard Stevens se réfère ensuite à la pensée de Keiji Nishitani, spécialiste de la philosophie japonaise, en ces termes : « La plus grande menace ne se trouve pas à l’extérieur de notre civilisation, mais à l’intérieur, en son cœur même. Si nous voulons être sauvés, il s’agit littéralement de changer notre cœur, en un sens quasi religieux, par une conversion qui nous fera nous détourner de l’idéologie de la croissance infinie et nous engager dans le sens d’une éthique de la responsabilité. » Cœur de la civilisation ou cœur de la personne humaine ? Les deux semblent se superposer dans la citation. Changer son cœur, au sens de le libérer de l’emprise du primaire en l’humain pour élever ce cœur au mieux de notre maturité responsable, est un travail qu’il incombe à chacun de faire pour que sa société puisse conjointement être libéré de cet infantile qui trop souvent y règne en maître peu contesté.
Dans tous mes écrits je dis ce chemin qu’il nous faut individuellement pratiquer pour nous élever au mieux de nos potentialités évoluées, lequel chemin passe par de ce que les psys ont nommé la position dépressive, le stade du souci ou de la responsabilité autant de termes différents pour parler de la même chose. J’explique très longuement ce qui est en jeu à ce stade de l’évolution psychoaffective de la personne humaine. Cela passe effectivement par une sorte de déconstruction, je dirais plutôt de « dévénération » de l’ego omnipotent qui, trop souvent, se croit libre dans un isolement métaphysique irréaliste ; en s’émancipant du pouvoir de cet ego sien (à vrai dire, surinvesti, à des fins défensives), la personne peut se situer au monde à partir de son être (d’abord relationnel) ; elle se libère en quelque sorte de l’assujettissement à son ego pensé dans une altérité radicale fausse, l’individu dépérissant s’il n’est pas nourrit des rapports aux autres et à son environnement.
Chacun existe à deux niveaux ; au niveau de son être et de son ego. En tous mes écrits, j’explique cette nature double nôtre avec laquelle il nous faut composer à vie.
Toujours Bernard Stevens. « Afin de surmonter le nihilisme, il est nécessaire de le parcourir entièrement d’un bout à l’autre. »… « Une fois que l’on a pénétré le nihilisme jusqu’au cœur de son nihil, de sa « nihilité » ou de son néant, de sa plus extrême finitude, l’ouverture de la vacuité peut se produire et permettre la redécouverte d’une vie créative au milieu du désert spirituel après la catastrophe », catastrophe de la suppression des deux mondes, l’ancien monde métaphysique et le monde matérialiste moderne. « Une fois que l’inconsistance de notre condition a été lucidement saisie, le néant se révèle. La douleur et l’angoisse de ce nihilisme actif, acceptées lucidement, deviennent le premier pas vers une nouvelle dimension spirituelle. » Derrière ces propos de Bernard Stevens, je perçois la révolution mentale nécessaire pour que le sujet puisse aborder la perte liée à la position dépressive et pour qu’il puisse ensuite la pratiquer de façon volontaire. En d’autres termes, dès que la personne saisit le pouvoir fort limité et souvent trompeur de son ego, une perte s’en suit, certes d’abord difficile à accepter à l’aune de nos défenses : perte d’omnipotence, d’idéalité, d’assurance d’exister en sa différence. A l’expérience, après le vide éprouvé dans un premier temps, cette perte est vécue comme l’inverse du néant, car elle libère la vitalité créative de notre être de l’emprise réductrice et aliénante d’ego.
Bernard Stevens continue sur ce même thème : « Car ce qui est fortement nié par une telle expérience du néant (je préfèrerais dire - une telle expérience de la perte -) à la racine du soi, c’est l’ego cartésien moderne, qui n’est qu’une systématisation de la croyance de l’entendement commun en un soi (je dirais plutôt -un moi-) constant et ferme, avec ses expériences internes, et séparées du monde au-dehors, avec ses objets qui peuvent être observés et manipulés. L’ego, lui-même objectivé, produit un écran de représentation entre lui-même et le monde objectif (séparation-indépendance grosse d’idéalité), et une citadelle d’isolement dans un monde qui a perdu sa vitalité (d’être réduit à l’état d’objet). L’ego nous a fait perdre notre sens de l’appartenance à un monde vivant plus vaste qui nous entoure – où nous sommes nous-mêmes des âmes vivantes, faisant partie d’une vie englobante d’êtres animés auxquels nous sommes apparentés . » (En cette citation, ce qui est entre parenthèses sont mes réflexions)
L’ego en ses défenses est effectivement une citadelle d’isolement ; la personne doit savoir renoncer au pouvoir omnipotent et défensif de son ego pour s’ouvrir aux interdépendances et vivre au niveau des échanges vivifiants, pas de ses défenses qui tuent la vitalité et les âmes vivantes. Pour franchir la position dépressive, le sujet doit relâcher son accrochage à son ego omnipotent en ses défenses : en quelque sorte, il ose quitter la citadelle que ces défenses formaient autour de lui ; s’exposant alors à la vie libre il s’anime nouvellement grâce à la position dépressive. Si l’on veut renaître régulièrement au respect, il faut savoir régulièrement mourir à l’ego défensif.
Ensuite, je ne suis plus d’accord avec l’auteur, ses propos me semblant trop teintés d’intempérance d’absolu. « Chaque personne qui a déchargé son propre ego et s’est ouverte à la totalité des choses … Cela se produit lorsque l’ego s’est vidé de son égocentrisme et de son avidité, afin d’émerger à sa réalité authentique, ouverte au monde et à ses habitants. Lorsqu’un tel auto-évidement est radicalisé jusqu’à sa profondeur la plus intime, le néant devenant absolu, alors peut prendre place… l’expérience de notre divinité intérieure. » Et d’ajouter : le soi atteint le niveau où « le soi et les choses sont « le même ». » Dans cette adhésion absolue, comme fusionnelle, de soi à soi et de soi avec les choses, l’autre partie de notre condition d’individu qui est à vivre aussi (partie séparée qui n’est pas dans l’adhésion et la « mêmeté ») est comme passée à la trappe. On ne peut pas se vider radicalement de son égocentrisme, lequel revient invariablement puisque la personne existe à deux niveaux : celui de son être et celui de son ego, le moi évolué s’efforçant de chapeauter et d’articuler ces deux dimensions de façon dynamique. La libération qui est à faire est un perpétuel mouvement sans cesse à recommencer ; d’où notre condition sisyphienne. D’où aussi notre condition tragique, jamais magique.
Pour trop lasser votre attention de lecteur, je vais tacher maintenant de limiter mon choix de glaneuse dans les articles qui restent encore à parcourir en ce numéro d’Esprit.
Certes, il n’y a plus aujourd’hui de valeurs absolues, ce qui accompagne le fait qu’il n’y a plus d’autorité absolue. L’autonomie du sujet suppose qu’il se donne à lui-même ses propres lois, ses propres valeurs, ce qui n’implique pas que ces valeurs soient nihilistes au sens d’égoïstes. Participant de cette autonomie, l’être, en la personne, qui a le souci de d’élever au mieux de ses potentialités évoluées, garde le souci de l’autre et de la vie. « Les valeurs qui valent » aujourd’hui comme hier demeurent étroitement liées au souci éthique de ne pas aliéner le sujet dans des rapports de force afin qu’il puisse grandir et de s’épanouir au mieux de sa liberté responsable. Jean Vioulac nous dit entre autres que « Marx reproche à l’idéalisme métaphysique d’avoir dévalorisé la vie concrète des vivants par leur assujettissement à une Idée posée comme suprême valeur. » Cette inversion des valeurs va avoir pour conséquence la dévalorisation de toute réalité par son évaluation marchande.
Au niveau du sujet, avec une approche psy, on peut dire que le faux self est le résultat de défenses érigées par la personne soumis à son environnement, soumise aussi à des autorités et à des valeurs aliénant son autonomie et sa dignité. Au lieu que la personne soit au monde à partir de son vrai soi respecté dès l’enfance, elle l’est à partir de ses défenses : les rapports humains s’en trouvent alors réduits à être des rapports aliénés dominant-dominés, des rapports de force et d’assujettissement mutuels sur fond de pouvoir, de possession et d’argent. Le capitalisme impose par là l’équivalence de toute chose par leur soumission à la loi unique de la valeur « marchande-fric ». « L’empire du capital s’établit ainsi par la dissolution de tout ce qui pourrait entraver le règne de sa toute-puissance », ajoute Jean Vioulac. « C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle » nous dit encore Marx ; et d’ajouter : la bourgeoisie a tout noyé « dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur d’échange… ». Toujours Jean Vioulac : « L’avènement du marché mondial au XXe siècle n’a alors fait que confirmer ces analyses (marxistes). D’abord parce que l’extension de la logique marchande imposait la destruction méthodique et systématique de toute morale susceptible de condamner l’égoïsme et la cupidité, et impliquait par exemple une inversion de valeur des adjectifs « intéressé » ou « calculateur ». » L’égoïsme est alors devenu vertu du fait de cette perversion des termes. De plus, la société de consommation a aboli « toute loi morale réprimant la satisfaction immédiate du désir ». En résumé, le capitalisme condamne l’humanité parce qu’il n’a aucune limite : il est porteur de « nihilisme annihilateur ».
Satisfaction immédiate du désir, avidité sans limite, égoïsme omnipotent, autant de comportements primaires propre à l’enfant mal élevé (à vrai dire non élevé) mené par son oralité et son égoïsme omnipotent. Nous en sommes là, à cette immaturité qui affecte trop souvent nos comportements, à cette croissance de l’humanité moderne arrêtée pour le moment à un stade primaire d’évolution par la société de consommation, ce qui engendre de nombreuses régressions.
Page 138, Jean-Claude Monod cite Tourgueniev : « Un nihiliste est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité, qui n’accepte aucun principe sans examen, quel que soit le crédit dont jouisse ce principe. » Emancipation, libération de l’individu de toutes les tutelles, et ordres établis (sans lui), cette sorte d’anarchisme doit pourtant devenir évolué, pas simplement de refus mais de participation à ce qui doit toujours être déjoué comme abus : abus de pouvoir qui aliène la liberté et la dignité de la personne et qui aliène ce faisant sa liberté créative et son développement vers sa maturité responsable. D’où ce qui peut apparaître à l’introducteur de l’enquête comme un « polythéisme des valeurs », toutes les valeurs aujourd’hui étant le fruit d’une saisie subjective de la vie par des individus, tous censés être autonomes (se donnant leur propre lois). Encore faut-il être suffisamment évolué pour savoir se donner des lois à respecter dans le souci du bien de tous. Or, l’immaturité de beaucoup les laisse à un égocentrisme primaire, infantile, sans foi ni loi.
Les valeurs de la République sur lesquelles les plus avisés disent qu’il faut s’appuyer pour faire société sont effectivement nées d’une révolution qui a commencé par mettre à bas les ordres d’Ancien régime, comme le constate l’introducteur de l’enquête. Cela tient au fait qu’elles sont des valeurs advenues avec l’autonomie du sujet qui s’est libéré d’ordres anciens le soumettant et l’aliénant. « Laïcité, vivre ensemble, tolérance, droit de l’homme (etc.) sont autant de notions qui rendent compte de cette avancée civilisationnelle donnant à la personne la liberté d’exister à partir du soi, de la vitalité créative et de la liberté créative de son soi. Toutes ces notions citées contiennent la promesse d’une liberté personnelle pouvant suffisamment s’affirmer, liberté liée à celle de l’autre respectée. « Ma liberté s’arrête au respect de celle d’autrui », consigne que peut se donner une personne autonome, suffisamment évoluée, et non libre en un sens primaire du terme, c’est-à-dire strictement égoïste. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse » est l’autre consigne que le sujet autonome doit aussi se donner.
Les valeurs de la République citées plus haut, étant nées d’une libération (certes au départ révolutionnaire et violente) par rapport à toute soumission aliénant la personne, continuent de porter en leur sein un même combat contre toutes les violences, contre tous les rapports de force qui empêchent la liberté, l’égalité et la fraternité. Ces valeurs sont posées pour que chacun puisse avoir la chance en ce monde de se réaliser hors des soumissions qui empêchent une évolution personnelle digne de ce nom. Les vraies valeurs à retenir aujourd’hui sont celles qui permettent de résister aux rapports dominant-dominés qui aliènent le développement de la personne.
Plus loin les propos de Jean-Joseph Goux me donnent l’occasion d’une autre variation sur le même thème. L’oubli « du qualitatif pour le quantitatif que l’on mesure en évaluation économique » est une réduction de la valeur vie aux seuls rapports marchands de type dominant-dominé et à la quantité de pouvoir dont la personne profite en tout champ aliéné à ce seul critère marchand. Le nihilisme comme annihilation de toute valeur qualitative trouve son terreau en cette aliénation au « fric ». Une telle mathématisation idéologique des conduites a permis à la finance de s’imposer comme le principal instrument d’évaluation du réel. Notre choix primaire a fait de la finance notre nouveau maître aliénant à la quantité toutes les valeurs vivantes et tous les vivants dont nous faisons partie.
Des propos d’André Orléan qui suivent, je retiens que les valeurs financières ne sauraient fonder un ordre social stable et que la finance ne sait pas s’autoréguler. « La rationalité financière n’en est pas une ; elle dégénère en rationalité mimétique, chaque protagoniste cherchant à découvrir comment évoluera l’opinion collective du marché au lieu de s’attacher à prévoir comment évoluera l’économie. Cette propension des investisseurs au mimétisme est une des clefs de l’instabilité du néolibéralisme. Ce faisant le néolibéralisme paye pour son individualisme radical qui le conduit à tout miser sur les passions des investisseurs. » Passions, mimétisme, emballements, absence de régulation, perte d’autonomie, de jugement, autant de témoignages qu’une avidité primaire mène l’univers de la finance tel qu’il est devenu.
Page 155, Philippe Raynaud nous dit : « La notion de nihilisme va désigner peu à peu des mouvements très divers mais qui ont en commun d’opérer une destruction des valeurs traditionnelles au nom de l’émancipation de la volonté et de l’émancipation du sujet. » Ce nihilisme constructeur, positif, défait en quelque sorte les croyances assujettissant la personne afin d’ouvrir et de tracer le chemin d’une nouvelle humanité à venir, plus juste, plus aimante et plus créatrice.
De sa citation d’ Albert Camus, je retiens : « Nous sommes arrivés à ce moment où la révolte, rejetant toute servitude, vise à annexer la création entière… Désormais, de ses acquisitions, elle ne retiendra, avec le nihilisme moral, que la volonté de puissance. Le révolté ne voulait, en principe, que conquérir son être propre et le maintenir à la face de Dieu. Mais il perd la mémoire de ses origines et, par la loi d’un impérialisme spirituel, le voici en marche pour l’empire du monde à travers des meurtres multipliés à l’infini… ». Le révolté ne doit plus perdre la mémoire de ses origines qui l’avait fait, au départ, se révolter contre la servitude, contre l’empire, contre la volonté de puissance aliénant son être. Il doit maintenant se révolter contre ses parties primaires, omnipotentes, ivres d’imaginaire toute-puissance qui sèment le meurtre à l’infini.
De Philippe Raynaud, je retiendrai ensuite cette très jolie phrase : « La démocratie interdit qu’une conception particulière du bien s’impose sans discussion, mais elle se nourrit de la diversité des croyances et des idéaux qui permettent aux hommes d’être des « citoyens » et pas seulement des « bourgeois ». »
Et Jean-Claude Monod de dire que la démocratie est liée à une forme de relativisme positif qui ne signifie pas abandon au néant. Pour être démocrate, il faut admettre qu’il y ait des bribes de vérités et de points de vues différents et même contradictoires qui sachent coexister ensemble. Plus loin, il ajoute : « La démocratie n’a pas de fondement scientifique ou dogmatique, mais elle a bien des fondement éthiques et philosophiques … Les thèmes républicains romains réactivés par les philosophes de la Renaissance et des Lumières, l’horizon cosmopolitique, les droits de l’homme, la tolérance, l’idée d’une dynamique de l’égalité constituent un fond de valeurs et de pensées qui définissent un cadre pour l’expérience démocratique. Celle-ci n’est donc ni si vide ni si indéterminée qu’on le dit souvent. Reste que ces fondements éthiques et intellectuels paraissent aujourd’hui en passe d’être oubliés, d’un côté, au profit de la valorisation néolibérale et de la seule réussite individuelle matérielle (…) ; de l’autre, à la faveur du nivellement de toutes les opinions, informées ou non, argumentées ou non, compétentes ou non, savantes ou ignares, qui font florès sur internet. On atteindrait ici le point où le relativisme cesse d’être favorable à la démocratie régie par l’échange des opinions éclairé par la recherche commune de la vérité, au profit d’une caricature de la démocratie : tout « dit » se vaut, anything goes, et que le plus tonitruant gagne. » A nous de ranimer la démocratie aliénée par notre omnipotence infantile ; à nous de revenir aux fondamentaux qui font sa valeur.
Ensuite, Yves Michaud différencie nihilisme noir, celui du mépris, de la destruction, du rejet, de la haine, du viva la muerte, du nihilisme gris d’aujourd’hui lié « à un état de la volonté ne voulant rien ou ne sachant que vouloir »…lié aussi « à une volonté qui n’est pas celle du néant … mais qui est plutôt une absence ou une faiblesse de la volonté s’exprimant par un « je ne veux rien » ou « je ne préfère rien » non pas absente donc, mais affairée à vouloir ceci ou cela de façon indécise, « sautillante , et instable ». » La dernière interprétation de « je ne veux rien », serait « celle du doute constatant l’impossibilité d’opiner, de se prononcer et donc de vouloir « ceci plutôt que cela … La volonté est alors si faible qu’elle ne peut opérer un choix, un tri. Il ne reste à l’individu d’autre solution que « d’être agi » ou d’ « être voulu ». » Ce qui vient alors déterminer la personne est le plaisir facile, lequel va accrocher la volonté faible de façon addictive. C’est là encore, me semble-t-il, le profil de notre contemporain que dresse Raphaël Simone dans son ouvrage : Le monstre doux. « Notre nihilisme est celui de la défaillance de la volonté. Il n’est pas destructif mais conformiste et jouisseur ; il n’est pas violent mais paisible ; il n’est pas négateur mais égoïste ; il n’est pas héroïque mais gris ; il n’est pas libre mais agi », nous dit encore Yves Michaud. Mais tout cela, en fait, rend ce type de nihilisme destructif de la liberté et de la dignité de la personne, destructeur aussi de ses parties évoluées. La plupart des suiveurs d’Hitler (élevés, enfants, dans la soumission aux dictats de « la pédagogie noire ») avaient à peu près ce même profil, gris. D’où le constat d’Hannah Arendt de « la banalité du mal » fait par des hommes banals.
Michaël Foessel et Olivier Mongin terminent ce numéro sur le nihilisme par des propos dont je retiens ceci : « Quoi que l’on pense du diagnostic de nihilisme, son mérite est d’affirmer que la catastrophe a déjà eu lieu, et que nous devons désormais y faire face. » Plus d’idéalité, de dogme absolu, de vérité révélée, de perfection ; la catastrophe vécue est en au plus profond, me semble-t-il, liée à la perte des certitudes ; ces pertes nous font éprouver notre condition comme tragique, tragique parce qu’il nous faut renoncer à des imaginations qui nous berçaient d’illusions comme des petits enfants maintenus dans une toute-puissance d’éternels protégés, d’éternels enchantés. « Au plus loin de ces imaginaires, le nihilisme nous incite à trouver la force de vivre dans un monde délesté, mais aussi libérer, de fondement absolu. La démocratie est le nom politique pour cette expérience de la fin des hégémonies : ses procédures organisent le débat entre des convictions sans certitudes … Il faut reconquérir des espaces pour l’incertitude, ce qui ne revient nullement à renoncer aux convictions. Une revue comme Esprit a, parmi d’autres, repéré dans la tentation totalitaire le souhait d’en finir avec l’indétermination totalitaire. »
Camus avait déjà mis en avant l’impératif de faire monde dans le possible et le praticable au quotidien et non pas de le refaire, ce monde, en repartant de rien, en provoquant son anéantissement sur fond de vengeance, nos idéalités semblant trahies par un monde méchant, à détruire donc. « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse » sous les coups de notre omnipotence infantile qui veut le tout de la perfection, et qui préfère le tout du rien, y compris de l’anéantissement, si nos illusions infantiles sont déçues par la réalité à vivre. Ce qui nous reste à faire : empêcher que le monde se défasse à cause de notre violence et de notre destructivité d’adultes restés dans des colères d’enfant contrarié. Il importe que chacun s’attelle à la tâche de grandir jusqu’au stade de la responsabilité pour mieux quitter l’enfance de l’humanité.
La liberté humaine responsable est celle d’assumer notre condition imparfaite en connaissance de cause. Et cette liberté de progrès n’est jamais à l’abri de régression du fait de notre nature double, toujours tentée par l’infantile, et devant s’en garder toujours, devant s’élever en permanence, malgré nos régressions et stagnations récurrentes: tâche sisyphienne par excellence.
Mais Sisyphe est parfois fatigué, assez souvent même. Parfois, en nos parties meurtries, en notre confiance trahie, « on en a marre » : ça suffit ! Par lassitude, voire épuisement, on veut le rien, la destruction, voire la mort pour se libérer de la vie trop pénible. Parfois, on a le sentiment de subir notre condition, de subir ses limitations, ses imperfections, de subir la malfaisance humaine (etc.), comme si face à tout cela qui nous est imposé par la vie nous aurions le choix de la dérobade, de ne pas accepter cette condition. Parfois aussi, le sentiment d’être impuissant quant à changer la donne pique notre orgueil de dominant omnipotent : alors, de façon réactive, irréaliste, infantile, on peut vouloir recouvrer une imaginaire toute-puissance par la violence. En d’autres termes, assujetti à notre condition, nous éprouvant quelque part passif, sans choix, sans volonté libre, nous réagissons en reprenant la main et le pouvoir, en assujettissant activement, en réduisant la vie aux seuls rapports de force dominant-dominé. Pour conjurer notre sentiment d’impuissance à atteindre l’idéal, nous en venons à détruire par volonté omnipotente réactive.
En conclusion : notre condition duelle de vivant mortel et notre nature double nous rendraient potentiellement nihilistes du fait de la complexité à vivre et de la difficile réalité à assumer. La fuite reste une éternelle tentation à laquelle il nous faut régulièrement renoncer : fuite de notre condition aux prises avec l’imperfection, aux prises avec le bien et le mal, la limite, etc.
Il y a deux façons de se dérober à notre tâche d’être humain : du côté de nos comportements, en clivant notre vécu pour n’en garder qu’un pan, et retrouver ainsi l’absolu des extrêmes, soit du côté du bien absolu, soit du côté du mal parfait. Du côté de notre moi, en clivant notre ego de notre être. Par volonté toute-puissante ego peut dérober au mal son pouvoir et sa violence, aliénant, détruisant, sans souci des autres et de la vie. Aussi, par intempérance d’absolu, l’être qui est en soi peut choisir de détruire en douceur. Certains bouddhistes sont tentés par ce nihilisme-là : par volonté d’être en harmonie, assurément dans le bien et en fusion avec tous les éléments de la création, ils croient pouvoir se couper de leur ego et des dualité liées à la vie incarnée d’un terrien désirant aux prises avec le bien et le mal, avec l’imperfection, l’histoire, le désir, les pulsions. (Dans mon ouvrage intitulé, Le bien et le mal, renoncer au clivage, un chapitre entier est consacré au bouddhisme)
C’est en se libérant de ces tentations nihilistes qui nous portent à amputer l’existence d’une de ses dimensions que notre moi évolué advient à la conscience de ce qu’il revient à chacun de faire pour transmettre au mieux le flambeau de vie qui lui est confié. Eveillé, suffisamment lucide notre moi choisit la difficulté : celle respecter la complexité en toute chose ; celle de s’efforcer de tenir relié être et ego en leurs intérêts et fonctionnement différents, les empêchant de jouer solitaire de façon totalitaire, les faisant jouer de concert pour qu’ils contribuent à l’histoire de la terre et de l’univers malgré l’imperfection.
Parmi les nihilismes, il en est un qui s’avère positif, libérateur ; « Notre nihilisme peut-être une chance », conclut Esprit. Effectivement, un certain nihilisme sachant s’opposer à ce qui tue la confiance est salutaire. C’est le nihilisme de l’anarchiste en chacun qui, pour nous faire repartir au mieux dans la vie, vient nous libérer de la violence des rapports dominant-dominés qui humilient la liberté, la créativité et la dignité humaines. Cet anarchiste, éveillé à sa condition et qui veut évoluer au mieux de ses potentialités responsables, c’est Sisyphe en chacun.