association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Premières pages de mon opuscule "Réveillons-nous ! S'indigner contre soi-même" publié aux éditions l'Harmattan.
Dans nos démocraties trop mises à mal, il s’agit aujourd’hui de nous redresser afin de réapprendre à pratiquer le chemin qui a pour point d’horizon la justice et le respect. A cette fin chacun doit se remettre en question au quotidien. Chacun en son être évolué doit reconnaître le mal que commet potentiel-lement son ego et se reprendre à temps, s’améliorer, et sans cesse recommencer ce travail avec soi-même.
Ici, point d’idéalité, mais une inlassable reprise du même combat existentiel, seul susceptible de libérer les forces vives et créatives de notre domination abusive irresponsable.
Certes, il importe de s’élever contre les abus commis par autrui. Mais cela n’est qu’un aspect du combat, insuffisant pour que puisse se produire le véritable changement dont nous avons un besoin urgent afin de sortir de l’égarement civilisationnel actuel.
Non seulement nous pillons notre environnement naturel et ses richesses fossiles, mais nous dilapidons également le capital culturel qui nous fut légué par les générations passées. Au lieu de progresser, nous régressons. Par cupidité sans vergogne, nous vampi-risons cette richesse au risque de la laisser exsangue. Les choses ensont arrivées là parce que depuis quelques décennies nous avons voulu profiter de la liberté seule, sans souci de justice et sans respect des équilibres dans les échanges, c’est-à-dire d’une liberté sans limite, omnipotente, sans frein, et par conséquent irresponsable.
Dénoncer l’injustice lorsqu’elle nous porte préju-dice personnellement, nous avons appris à le faire en nous libérant progressivement au fil des siècles de l’emprise totalitaire qu’avait jadis sur nous le groupe (et le chef tout-puissant chargé de le représenter). En nos comportements, un grand pas reste à faire vers cette dignité personnelle résultant de notre liberté créative nouvellement reconnue pour l’accorder maintenant à la fraternité : cette avancée consiste à savoir s’indigner contre soi-même, à apprendre à le faire lorsqu’on se comporte de façon primaire, égoïste, narcissique, sans souci des autres et de la vie ou avec un souci annexe et dissocié qui ne dérange en rien ou presque notre égoïsme.
Cabu, le célèbre dessinateur humoriste, à un interlocuteur lui demandant qui était son personnage nommé « le beauf », avait répondu : « C’est moi, lorsque je ne me surveille pas. »
Mon inquiétude aujourd’hui est grande. Partout je vois des signes de cette « beaufitude » galopante, même dans les propos et les positions tenus par des individus censés être cultivés. D’où cet opuscule intitulé « Réveillons-nous ! ». Réveillons-nous pour nous surveiller ; indignons-nous contre nos tendances primaires au lieu de céder à leur emprise.
Constat
Ma partie « beauf » est celle qui se laisse mener par ce primaire en moi : elle me porte à des comportements et des réductions idéologiques simplistes, conjoints à des réactions pulsionnelles et affectives extrêmes, passant de la fusion au rejet : soit mon adhésion est entière lorsque mon intérêt s’y retrouve, soit ma passion devient méchante lorsque la vie ne se plie pas à ma volonté. Gentillesse séductrice et idéalisation d’un côté, intolérance et haine de l’autre. L’essentiel pour mes parties primaires est que le pouvoir de mon ego reste assuré, donc qu’il soit incontesté et surtout pas ébranlé.
La « beaufitude » en chacun fonctionne au bouc émissaire, à l’arrogance grossière, au clivage du bien et du mal partageant les hommes entre innocents et coupables (avec pour point d’orgue idéologique, « moi c’est bien, l’autre c’est mal »). A la une de tel journal ou en couverture de tel hebdomadaire qui jadis avait de la tenue, fréquemment aujourd’hui on peut lire des propos caricaturaux désignant à la vindicte populaire tel ou tel, dénonçant la paille dans l’œil de son prochain, sans jamais considérer la poutre qui est dans le sien. Je pense entre autres à deux titres récents d’hebdomadaires : « Ils ont tout », et « Ils s’autorisent tout ». Ce « ils » et ce « tout » me donnent spontanément envie de répondre à ceux qui ont concocté ces titres accusateurs (journalistes de rédaction qui ne sont pas sans pouvoir ni privilèges) et aux lecteurs tentés de faire chorus avec eux : « Et vous, que faites-vous pour être juste et respectueux au quotidien. Que faites-vous pour vous comporter de façon évoluée, c’est-à-dire en vous reprenant lorsque vous êtes égoïste, omnipotent, « beauf », tellement sûr de vous-même, de votre bonne conscience que vous ne savez plus douter et être inquiet quant à ce que vous faites ? Dit autrement, que faites-vous pour vous gouverner de façon à ce que vos parties évoluées reprennent la main sur vos parties primaires ? Les « ILS » sont bien sûr à dénoncer. Mais cela n’est pas suffisant si nous voulons un véritable changement dans l’esprit du temps.
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La « beaufitude » marche aussi à l’envie, à la rivalité et au narcissisme ce qui engendre, là encore, compétition effrénée et guerre des ego. Mon constat est que nous sommes de plus en plus pervertis par la cupidité et le narcissisme, parfois séparément, parfois de façon conjuguée. De la part de ceux qui manquent de l’essentiel sur les plans matériel et moral, cela peut encore s’entendre ; cette jalousie qui tourne le dos à la fraternité peut mériter une indulgente compréhension en certains cas. Une telle compréhension ne peut être vis-à-vis de ceux qui disposent d’une liberté d’agir suffisante, doublée d’une reconnaissance sociale, et qui ne s’abstiennent pas pour autant de céder à cette soif de pouvoir primaire et de course à l’image. La semaine passée, j’ai été indignée par le gros titre d’un hebdomadaire, et l’article lui correspondant : « Ces névrosés qui veulent nous gouverner. » Les auteures de l’article en question, alors même qu’elles reprennent une citation de psy dénonçant l’abus qu’elles sont prêtes à commettre (« vouloir faire des psychanalyses sauvages d’hommes politiques… est un leurre dangereux pour la démocratie ») choisissent de ne tenir aucun compte de cette mise en garde et rétorquent du tac au tac : « Sauf que c’est trop tard, le psychisme s’est infiltré partout » (quelle révélation ! le psychisme étant en chacun, c’est malin ! Elles découvrent la lune !) ; alors pas question pour elles de s’abstenir de faire ces analyses sauvages scandaleuses ! Donc elles ne s’en privent pas, et se roulent allègrement dans une fange populiste grosse de perversion narcissique ! Et elles trouvent plusieurs psy (bien sûr, pas les mêmes que les premiers) pour collaborer à leur vilénie et « pondre » leurs analyses sommaires et grossières de personnalités politiques qu’elles intègrent à leur article ! Que de tels comportements aggravent la dérive antidémocratique et anticulturelle de nos sociétés, tout ce petit monde qui refuse de se surveiller pour s’empêcher de faire le mal s’en fiche comme d’une guigne ! L’important étant de faire sa petite vedette d’un jour, d’attirer l’attention sur soi en alimentant ces nouveaux jeux du cirque où l’on est avide de voir saigner son prochain, en tapant plus vite et plus fort que son voisin. « Je le fais puisque tout le monde le fait », vont-ils me rétorquer. Justement, l’important, souvent, est de ne pas faire ce que tout le monde fait (ni où on vous dit de faire), surtout lorsque ce mimétisme groupal entraîne au mal. Derrière cet argument se cache le pouvoir, toujours le pouvoir : tant qu’on agresse méchamment, sans souci de la vie, sans considérer la fragilité humaine, en méprisant même cette sensibilité, on se pose en dominant tout-puissant qui ne veut voir son pouvoir arrêté par aucune limite. Ces journalistes et ces psys, tant qu’ils exercent en premier la violence en la faisant subir à autrui, s’en croient sans doute protégés. Mais c’est là une vue à court terme, primaire comme le reste. Demain le rapport dominant-dominé peut s’inverser, et ce seront eux les maltraités.
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Certes, notre solitude individuelle est grande. Nous affrontons moult difficultés souvent très seuls en devant nous accrocher et nous défendre par nos propres moyens. Nous souffrons et mourrons seuls aussi. Prenant prétexte de cette solitude individuelle très pénible, parfois cruelle et décourageante, certains décident avec cynisme de se complaire sans état d’âme dans l’égoïsme, et par extension dans la brutalité défensive que l’égoïsme engendre souvent. Et plus encore : au nom de la réalité jugée amère, ils ricanent de l’amour, le bafouent même volontiers, se complaisent dans la violence, piétinent le respect. Alors qu’au contraire, il nous faut faire sur cette terre tout ce qui est en notre pouvoir pour adoucir notre difficile condition de solitaire. Même si c’est toujours à refaire, même si notre confiance et notre amour sont souvent découragés, il faut se relever à chaque coup reçu pour continuer de défendre l’amour et le respect ; malgré le mal, nous devons inlassablement nous remettre à l’ouvrage pour retisser les liens déchirés à cause des différends engendrés par nos ego. Qui ne sait pas et ne veut pas savoir que son être est d’abord relationnel ne fait pas ce travail, mais s’en tient exclusivement à défendre et faire valoir narcissi-quement son petit ego en renforçant sans cesse son pouvoir et sa domination pour le défendre, cet ego, comme une forteresse imprenable.
Notre nature est double. Nous sommes au niveau de l’être et de l’ego. Avant d’advenir à notre ego séparé différent d’autrui, nous sommes le relationnel que nous formons avec notre mère : dans son ventre, puis les premiers temps de notre existence à l’air libre, nous sommes indifférenciés d’elle ; la solitude à ce stade ne participe pas de notre vécu. C’est pourquoi, lorsque je rêve de ma mère morte il y a quarante ans, quelque part en mon esprit elle n’est pas morte : je ne l’ai pas vue depuis longtemps, je n’arrive pas à la joindre, elle est au loin, etc., mais elle est vivante. La mère (plus précisément son amour altruiste qui lui fait toujours choisir en premier lieu la protection de son bébé au détriment s’il le faut de ses intérêts personnels) reste en moi immortelle, au sens où son amour transcende l’égoïsme. S’il peut en être ainsi en notre esprit, c’est parce que l’être de la mère a comme souci prioritaire son petit et non son propre ego, la protection de son enfant au plus profond d’elle étant toujours plus importante que sa vie personnelle (malheureusement, parfois ce n’est pas le cas).
Ainsi, malgré la malfaisance humaine, souvent immense, notre solitude n’est pas radicalement sans appel, comme se plaisent à le croire les cyniques et les pervers.Certaines fois, c’est notre rapport à la nature, aux animaux, ou au ciel étoilé qui nous réconforte. En contemplant cette mystérieuse et grandiose profusion de vie, certes nous nous sentons tout petits, mais profondément en communion avec tous les éléments de la création dont nous participons, pas seuls donc grâce à notre être qui est un fragment de l’énergie-matière universelle. Et puis, même en cette époque d’égoïsme crasse, si nous ne sommes pas radicalement délaissés nous savons que dans la détresse et le désespoir nous pouvons appeler certains qui sauront nous entendre et viendront nous répondre à partir de la part de ciel qu’ils gardent au cœur.
Culte de l’ego
C’est aussi la « beaufitude » qui porte l’individu au culte de l’ego ; amour de soi et idolâtrie ont alors partie liée. Tout est bon : on admire ou l’on se fait admirer. « People », le « beauf » en chacun est prompt à vénérer des individus starisés par son besoin infantile d’idéaliser ; il se saisit des images et de la vie romancée de ses vedettes élues, cette possession le faisant participer de l’imaginaire toute-puissance qu’il prête à ses idoles. Ce type d’idéalisation de la part des moins bien lotis vis-à-vis des plus favorisés se double maintenant d’une auto-idolâtrie : on admire mais on veut aussi être admiré. Aujourd’hui, dans ce monde de « tout-à-l’ego » envahi par l’image, la possibilité est maintenant donnée à chacun de paraître, de faire sa petite vedette, de se pavaner, d’exhiber sa « face », de faire sa pub (via la télé, internet, les téléphones mobiles devenus appareils photographiques) pour se faire valoir aux yeux du plus grand nombre.Comme si la possibilité pour tous de se faire image donnait à tout un chacun le pouvoir de toucher l’imaginaire des gens, et donc d’être une icône ou une idole, ne serait-ce qu’un jour. Par mimétisme narcissique, chacun trouve normal de faire ainsi sa petite star, comme si occuper ainsi le champ de l’attention en mettant son ego en avant était le plus important.
Dans cette époque contaminée par le narcissisme, un intellectuel saura encore empêcher sa part « beauf » d’aduler ou de rejeter grossièrement autrui : il veillera à se comporter de façon apparemment évoluée, comme un « grand sage » libre des vanités. Mais cette retenue fréquemment ne tient plus dès qu’il s’agit d’être admiré : son orgueil a vite fait de le rendre aveugle, et donc incapable de rectifier son comportement narcissique. Par cet amour de soi qui désarme sa vigilance, revient en force sa « beaufitude » ; comme un enfant il fait l’intéressant, s’efforce d’occuper le champ pour capturer l’atten-tion, escomptant ainsi être assurément aimé grâce au pouvoir de séduire qu’il exerce. Et ceux qu’il admire, car cela lui arrive, sont ceux qu’il décrète « dieux » vivants ou morts ; et il se mire en cette admiration.
Il y a quelques mois, j’ai écrit un courrier au Directeur de la rédaction d’un hebdomadaire. Malgré mon propos ferme, ma volonté était amicale : je tenais à alerter l’ensemble de la rédaction sur certaines dérives « people » et idolâtres de ce journal afin que les responsables se réveillent et cherchent à améliorer les choses. Je mettais aussi en question l’omni-présence d’un journaliste maintenant très âgé qui me semblait déplacée.
Le directeur de la rédaction ayant pris l’initiative de transmettre mon courrier à ce journaliste, j’ai reçu de sa part une lettre incendiaire. Elle était une sorte de hurlement… Après la sidération que sa violence a produite en moi, la distance émotionnelle retrouvée, j’ai pensé à Harpagon criant : « Au voleur, au secours, on m’assassine, on a volé mon or ! » J’avais comme volé et piétiné son image d’idole.
Je répondais être navrée qu’il ait été à ce point blessé, que telle n’était pas mon intention… Je ne le haïssais pas comme il semblait le croire. Je lui disais l’estimer même beaucoup pour ce qu’il m’avait apporté comme lectrice pendant des années, que c’était même en vertu de cette estime que j’étais d’autant plus déçue de son comportement d’aujour-d’hui, cette insistance à être toujours présent au premier plan, au lieu de laisser la place aux suivants en se faisant plus discret. C’était cette façon de faire actuelle qui me déplaisait, ce qui ne remettait pas en cause sa valeur comme être. J’ajoutais que mon analyse critique visait l’idolâtrie (pas la ou les personnes mais leurs comportements), et donc la « pipolisation » du journal, et plus largement la tendance au narcissisme qui affecte potentiellement chacun si l’on n’y prend pas garde en permanence, moi y compris.
Avec le recul, les propos que j’ai tenus en ces courriers ne sont toujours pas scandaleux à mon sens. Au contraire. Comme le considèrent les Chinois depuis l’enseignement de Confucius, j’estime que le véritable ami n’est pas celui qui me flatte, mais celui qui m’alerte et me critique lorsque je m’égare par égoïsme et omnipotence ; faisant ainsi son devoir d’ami, il me permet de me reprendre et de rectifier mon attitude dans un sens évolué, juste et respec-tueux. Si, par aveuglement égocentrique, je ne m’empêche pas seule de mal faire (ce qui arrive bien sûr, vu que l’on n’a pas toujours le recul pour se voir agir), il me faut pouvoir compter sur l’ami pour retrouver la lucidité qui m’a fait défaut, et me ressaisir alors grâce à lui, à son souci que je sois digne et estimable en mes comportements et non pas basse-ment infantile. Et réciproquement ; vis-à-vis de mes amis, je me dois de leur donner ce même type de soutien amical ferme et bienveillant. Lorsque je fais un reproche à l’ami, je parle à son être évolué pour qu’il voit ce que son ego a fait. Si c’est la partie évoluée de sa personne qui m’entend effectivement comme je l’escomptais, cet ami se réveille de sa cécité, reconnaît son égarement, revient sur le mal fait, et me dit le bien-fondé de ma critique. Il se reprend ; son être évolué reprend la main sur son ego égaré par l’égocentrisme. A l’inverse, une personne se positionnant uniquement au niveau de l’ego, s’identifiant strictement à son ego, reçoit l’avertis-sement qui lui est fait comme une attaque ; piquée dans son orgueil, sa réaction est vive, parfois jusqu’à faire partir en guerre contre son « ami » perçu comme un adversaire qui voudrait la mettre à terre. Le reproche concernant son faire, elle le prend comme visant sa personne en sa globalité ; d’où ce sentiment d’être attaquée et mise en danger de façon majeure.
Si je ne me vis pas en ayant conscience de ma nature double, me percevant à deux niveaux, celui de mon être et celui de mon ego, ego et être se retrouvent alors amalgamés en mon esprit, et tout reproche fait à mon ego pour un acte que j’ai commis atteint conjointement mon être : j’ai tendance alors à me sentir mauvaise en mon entier lorsqu’une faute se rapportant à une de mes actions m’est reprochée. D’où la nécessité que l’ami me pointe ce qu’il estime injuste ou incorrect en mon action, en me disant « tu as mal fait », ou « mal dit », et non pas « tu es mauvaise, incapable etc. »
Ce journaliste a réagi avec une violence inouïe, sans considérer un instant qu’il pouvait s’égarer, se tromper ; comme s’il était parfait, tout-puissant, qu’il n’avait pas à faire avec lui-même ce travail de redressement par rapport au mal d’égocentrisme et d’omnipotence qui nous ressaisit en permanence. Ce combat avec soi-même est à mon sens pourtant l’essentiel du travail qu’il nous incombe de faire en tant qu’humain très vite détourné de notre devoir par le pouvoir excessif que nous détenons sur notre environnement, lequel nous rend potentiellement aveugle et malfaisant par orgueil. Lorsque l’ami me fait un reproche, c’est pour que je veille à ce que l’équilibre des forces et des échanges soit respecté afin que la vie puisse circuler, qu’elle ne soit pas aliénée par mon emprise de dominante. Profondé-ment, c’est cela se comporter de façon responsable. Ici, point d’angélisme ni de naïveté ; pour être juste, évolué, pour garder comme point d’horizon éthique le souci d’autrui et de la vie, pas question de croire pouvoir être un pur esprit uniquement bien intentionné, assurément responsable. Il faut savoir se battre avec soi-même mais aussi avec autrui ; cela implique de savoir se comporter au sein des rapports de forces qui se jouent d’ego à ego, ces combats devant être menés par nos parties évoluées au nom de la justice et du respect, et non pas dans la volonté d’être le vainqueur au sein d’un rapport dominant-dominé auquel la vie se trouverait réduite.
Ce journaliste a fait la victime outrée, me considérant comme un monstre voulant sa mort. Ma critique ne s’adressait pas à lui seulement. Je suis régulièrement agacée par des intellectuels de haut niveau qui, dans leur grand âge, continuent d’occuper le devant de la scène, tous leurs efforts étant mis à rassembler les forces qui leur restent pour paraître aussi capables qu’avant, « en pleine forme », admirables. Cela fait souvent d’eux de tristes sires pitoyables de narcissisme. De plus, chacun étant limité y compris les plus doués (et cela vaut aussi pour les moins âgés rivés à leurs privilèges et leurs places de pouvoir), ce que ces intellectuels ont eu à dire lors de leur passage sur terre, ils l’ont déjà dit, et ne font que se répéter à la baisse, d’une façon qui engendre maintenant essentiellement de l’ennui. Qu’ils se réveillent donc au lieu de faire ainsi les cabots. Ce serait tout à leur honneur, cette lucidité sur soi-même et l’humilité digne qui en résulterait.
S’accrocher au pouvoir, accaparer les biens, les honneurs, la reconnaissance, s’auto-idolâtrer (ou autres manifestations de l’égocentrisme en nous) participe d’un besoin primaire de protection : ce sont des attitudes de défense grosses d’imaginaire toute-puissance, laquelle rassure notre fragilité de vivant sensible, vulnérable et mortel. Alors que l’on est éphémère, on rêve de durer, et on dénie la réalité pour partir dans l’imaginaire ; on se drape dans une gloire de héros qui ne saurait renoncer et passer la main tellement il se croit indispensable au genre humain. Alors réveillons-nous pour trouver une lucidité de résistant par rapport à ces défenses irréalistes qui, très vite, gouvernent l’homme vers l’orgueil et la domina-tion abusive.
Éducation
« Le beauf » en moi, c’est l’adulte qui oublie de l’être. La « beaufitude » est un signe d’immaturité. Cette dernière est normale chez l’enfant ; mais chez l’adulte qui a un pouvoir que le petit n’a pas, elle peut être redoutable. Les comportements égoïstes, exces-sifs, ou abusifs chez l’enfant en pleine évolution ne sont pas inquiétants : ils sont censés être en cours de changement vers une amélioration, l’éducation ayant pour vocation d’accompagner le développement psychoaffectif du jeune jusqu’au stade du souci. Mais ce qui caractérise l’homme est que cette évolution vers le respect et la responsabilité n’est jamais acquise définitivement. Adulte, chacun doit s’obliger à un travail d’auto-éducation pour déjouer sa tendance à l’égoïsme et à la domination abusive. En d’autres termes, le pouvoir trop grand que nous avons pris sur les autres vivants lorsqu’il nous monte à la tête nous fait reperdre les acquis les meilleurs de notre évolution personnelle. Alors nous sommes ressaisis par une omnipotence infantile potentiellement nocive qui nous laisse en deçà du stade du souci.
Je le répète : notre violence pour l’essentiel prend sa source dans nos parties primaires infantiles égoïstes et omnipotentes, notre omnipotence étant d’autant plus dévastatrice que, contrairement aux autres races, nous avons pris sur notre environnement un pouvoir immense lié à nos savoir-faire et à nos technologies hyper performantes. Nous sommes trop souvent destructeurs à cause de ce pouvoir démesuré que nous exerçons avec déraison parce que nous ne veillons pas en permanence à le limiter par une sagesse, fruit de l’éducation et de la culture.
Aussi, y a-t-il à mon sens une autre raison pouvant rendre compte de cette immaturité. Nous en serions à l’enfance de l’humanité. Dans l’Histoire, la notion d’individu est très récente. Jadis, nous appartenions au groupe dont nous participions, les intérêts personnels étant très peu considérés, voire pratique-ment pas pris en compte. Notre naissance comme individus date pour certains de cinq millénaires avant J-.C., pour d’autres elle correspond à la naissance du Christ, pour d’autres encore à la fin du moyen-âge. Quoi qu’il en soit, à travers les siècles, il y eut des avancées et des reculs en matière de liberté et de responsabilité individuelles ; mais la reconnaissance de notre différence, qui suppose une affirmation de notre personne en son originalité créative, est d’une grande nouveauté. Dans nos contrées, les droits de l’homme (encore plus ceux de la femme) et de la personne sont des avancées très récentes. Sur le plan civilisationnel, nous serions donc très près de la naissance de cette conception de l’individu comme entité séparée, et de la valeur donnée à notre individualité ; c’est pourquoi, si proche de cet avène-ment, nos comportements resteraient encore trop souvent infantiles, ressemblant à ceux de jeunes adolescents ivres de leur autonomie nouvelle et s’éprouvant comme invulnérables tellement leur énergie est puissante. Ce stade juvénile de notre évolution collective serait une des causes rendant l’évolution psychoaffective de l’individu précaire et problématique : elle accentuerait ses tendances infantiles, sans le porter suffisamment vers sa maturité en lui montrant la voie à emprunter pour grandir ; d’où cet individualisme actuel qui fait que la personne ressemble bien souvent à un enfant exigeant, voire tyrannique, qui veut tout, tout de suite, qui veut la liberté sans les limites, qui revendique ses droits mais en oubliant les devoirs auxquels il se doit conjointement.
Aliénations
Nous fixer irrémédiablement dans l’enfance, voilà la stratégie nouvelle du « monstre doux »1 pour nous garder dociles en son emprise, tels des petits englués dans le pouvoir mielleux d’un plus grand faussement bienveillant. Mais le « monstre doux » trouve facile-ment un collaborateur en chacun de nous parce qu’il sait parfaitement séduire nos parties infantiles, d’où cette régression culturelle à laquelle nous assistons, et d’où la violence ambiante résultant d’un indivi-dualisme pathologique incapable de retrouver le sens de la mesure et du respect par souci d’autrui et de la vie.
Nos démocraties marchandes libérales mettent tout en œuvre aujourd’hui pour nous soumettre à l’infantile qui demeure en nous. Le « monstre doux » qui en est le rejeton sait fort bien séduire nos parties primaires, ralliant à lui le « beauf » qui est en chacun. Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, ayant perçu certains risques courus par l’individu et sa société en régime démocratique, avait écrit dès 1840 :« Ce nouveau pouvoir pour lequel les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent pas transforme les citoyens en une foule innombrable d’hommes semblables qui tournent sans repos pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, où chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres. Isolés, tout à leur distraction, concentrés sur leurs intérêts immédiats, incapables de s’associer pour résister, ces hommes remettent alors leur destinée à un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance et ne cherche qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance. Ce pouvoir aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il pourvoit à leur sécurité, facilite leur plaisir. Il ne brise pas les volontés mais il les amollit, il éteint, il hébète. » Ces propos semblent on ne peut plus prophétiques. Nous en sommes là, aujourd’hui, dans nos dites démocraties occidentales, lesquelles démocraties, perverties par nos parties primaires, ont dérivé en oligarchies politico-financières.
Dans nos régimes démocratiques à la dérive, les pouvoirs en place qui veulent durer ne brisent pas les volontés comme le font les tyrannies : ils les amollissent et conditionnent les adultes pour qu’ils restent d’éternels enfants ne pensant qu’à se distraire. Armés de leurs sourires benoîts et de leur verbiage démagogique, les nouveaux maîtres (de l’économie ou de la politique – pour ces derniers, je pense bien sûr à S. Berlusconi, mais aussi à N. Sarkozy qui s’adresse à nous en nous parlant comme un grand enfant à des plus petits que lui, qu’il tient par la main, à qui il mâche toute pensée en la jouant « simple »… –) confortent les gens dans leurs instances infantiles, neutralisent leurs potentialités évoluées, dissuadant ou paralysant toute évolution psychoaffective susceptible de les rendre libres de cette soumission. S’ils peuvent ainsi régner sans rencontrer de révolte, c’est grâce à notre complicité, à notre servitude volontaire, à notre complaisance primaire. La société italienne est l’exemple actuel le plus criant de cette aliénation sociale qui a pris des proportions incroyables. Mais les autres pays censés être à la pointe de la modernité sont atteints du même mal d’infantilisme chronique. Ils en deviennent culturellement arriérés.
Le « monstre doux » a d’emblée compris le profit qu’il peut tirer de ces tendances juvéniles en nous prégnantes. Son pouvoir cupide étant étroitement lié à la consommation de biens marchands, il met tout en œuvre pour nous aliéner à notre avidité, réduisant notre monde à la seule valeur consommation pour mieux nous soumettre à la pulsion la plus infantile qui soit : l’oralité. L’empire de la consommation n’est que cela : un régime fondé sur l’exploitation d’une pulsion infantile nôtre, la pulsion orale. D’où cette impression de collaboration générale ; car tous nous sommes aux prises avec l’oralité, devant apprendre à la contenir en ses excès (exercer abusivement quel que pouvoir que ce soit au mépris d’autrui est une forme d’emprise possessive dévorante qui participe de cette oralité). Tous nous craignons le manque et le vide (lié à notre condition d’individu imparfait et mortel) et, en réaction, tous nous sommes potentiel-lement avides, désirant faire le plein pour conjurer notre peur du vide. Le « monstre doux » nous dissuade de contenir cette pulsion primaire qu’est l’avidité ; au contraire, il l’active en permanence pour que nous restions soumis à elle, et jamais libres d’elle. Il ne veut surtout pas que nous grandissions. Il nous entretient donc dans l’égoïsme, l’omnipotence, et tous les excès propres aux enfants mal élevés ; et il camoufle ces violences en les innocentant comme s’il s’agissait là de plaisirs simples et de caprices enfantins. Tant que l’on rigole et s’amuse, c’est que tout cela n’est pas grave !...
Comprendre
A ces deux réalités civilisationnelle et marchande s’en ajoute une troisième qui amplifie en nous les méfaits de l’infantile : le manque de conscience que nous avons de notre nature double, ainsi que le manque de compréhension du travail individuel essentiel que nous devons faire en permanence sur nous-mêmes pour nous comporter de façon évoluée et responsable. Ce travail, je l’ai déjà dit, consiste à nous dégager régulièrement de notre égocentrisme lorsqu’il devient malfaisant, en traversant le stade de l’inquié-tude (dit aussi stade du souci ou de la responsabilité), lequel nous conduit à ce qu’il y a de plus évolué en nous : le souci de l’autre et de la vie, souci que nous sommes capables de rendre prioritaire par rapport à notre intérêt personnel étroit. C’est ce souci transcendant nos égoïsmes qui nous porte à défendre les valeurs les plus importantes qui donnent à la vie humaine un sens qui intègre la mort.
Au cours de l’Histoire, les meilleures intentions une fois les hommes qui les clamaient parvenus au pouvoir ont été à chaque fois trahies, souvent dans la plus grande violence morale et physique. Se heurtant à cette réalité de façon récurrente, les forces politiques de changement doivent maintenant comprendre pourquoi le pouvoir peut corrompre à ce point l’humain, transformant par exemple un communiste aux idées généreuses en tyran. Première évidence : le pouvoir séduit potentiellement tout homme, et si la personne n’a pas conscience de ce qui la conditionne, la portant au bien comme au mal, non seulement elle ne peut pas se gouverner pour s’améliorer, mais ses parties évoluées sont invariablement balayées par ses parties primaires ; dit autrement et pour grossir le trait, ses parties « de gauche » (soucieuses de justice et de respect) sont trahies par ses parties « de droite » (égoïstes et omnipotentes) sans qu’elle n’y comprenne rien. Alors, il nous faut absolument comprendre le pourquoi du comment de notre malfaisance potentielle, et pourquoi toutes les conquêtes que nous avons faites du côté de l’évolué (la liberté, la démocratie, etc. …) sont toujours fragiles, toujours menacées, et donc toujours à défendre. Tant que nous ne saurons pas mieux comprendre notre nature double, et le travail qu’il nous revient de faire pour nous libérer en permanence de nos parties infantiles égoïstes et omnipotentes, le même genre de tragique désillusion s’abattra de nouveau sur nous. Et que les plus cultivés ne disent pas ici qu’ils sont d’emblée exemptés de se livrer à ce type de travail d’auto-éducation permanente, qu’ils l’ont déjà fait, et qu’ils sont assurément du bon côté une fois pour toutes, responsables à l’évidence. C’est ce type d’autosatisfaction qui éloigne le plus sûrement l’individu de son devoir, et de cette inquiétude nécessaire qui lui permet de rester toujours vigilant quant à ce qu’il fait et aux conséquences de ses actes. Les sages Chinois, dès l’époque de Confucius, enseignaient cet état d’esprit inquiet, essentiel à favoriser un comportement juste et respectueux élevant la personne hors de l’égocentrisme. Si nous ne sommes pas d’éternels résistants contre le mal d’omnipotence, (d’égoïsme, de narcissisme, d’orgueil, d’idolâtrie, etc.) qui nous ressaisit en permanence, nous collaborons avec le tyran du dehors ou du dedans, aujourd’hui avec le « monstre doux » et avec l’enfant despotique qui demeure en nous.
Contre-pouvoirs
L'homme s’est octroyé un pouvoir immense sur son environnement ; il l'exerce trop souvent abusive-ment ; d’où sa capacité de nuire et de détruire unique dans le monde animal. Une fois ce raisonnement fait s’impose à nous la nécessité de créer culturellement des contre-pouvoirs institutionnels et personnels destinés à poser des butées à nos excès d’emprise possessive et de domination.
Il est commun de dire que la Démocratie est un régime où chaque pouvoir doit rencontrer poten-tiellement un contre-pouvoir, pour en quelque sorte être ramené à la mesure, à la justice et au respect, en d’autres termes pour ne pas devenir tout-puissant. Il en est de même au niveau de la personne en relation, tant dans la sphère privée que publique. Pour cette raison, tout individu a donc le devoir non seulement d’opposer son pouvoir au dominant qui viendrait l’aliéner, le privant de sa liberté créative personnelle, mais il a aussi le devoir d'opposer à son propre pouvoir un contre-pouvoir ; en d’autres termes, il lui faut combattre sans cesse avec lui-même pour se ramener au respect, lorsque son omnipotence, son égoïsme, ses humeurs, ses émotions et ses préjugés l’égarent loin de la justice et du respect. Ce travail d’élévation hors du mal, certains savent le pratiquer sans le remarquer ni se le dire, comme Monsieur Jourdain faisant de la prose sans le savoir. Leur éducation et leur esprit cultivé leur a fait intérioriser la nécessité de se gouverner soi-même vers le respect. Leur vigilance pourtant n’est pas sans faille, leur humaine condition les portant potentiellement au mal de domination. Même pour ceux-là, mieux savoir ce que l’on fait et pourquoi permet de mieux le faire encore ; le savoir sert alors à se modérer en contenant ses excès comportementaux préjudiciables au respect des équilibres de pouvoir ; le savoir peut servir aussi à mieux pratiquer ce dédoublement salutaire de soi, vecteur de nos comportements évolués, d’être en quelque sorte un résistant de chaque jour pour la justice.
(à suivre... en vous procurant l'ouvrage)
1Appellation choisie par l’auteur Raffaele Simone pour figurer les nouveaux pouvoirs flatteurs et prédateurs qui contaminent les démocraties et détiennent les commandes politiques et économiques.