association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Texte envoyé à Bernard et Caroline Stiegler le 7 aout 2013 et remis en ligne, la panne sur le site d'Ars l'ayant fait disparaître.
Pour associer mon travail à Ars Industrialis, je vais parler à ma façon des aspects positif et négatif du concept clé de l’association : le pharmakon.
Je pense que les techniques et les objets technologiques dépendent de la façon dont l’être humain s’en sert et les manipule. Ils sont thérapeutiques ou nocifs selon l’usage qui en est fait par nos soins mauvais ou bons. Si nous les mettons au service des forces de destruction ou d’aliénation à l’œuvre en nos actes, ils sont négatifs. A l’inverse, s’ils servent davantage les forces de construction et de transmission de la vie, ils sont positifs. En ce sens, le pharmakon est toxique lorsque la personne qui agit (ou le groupe) est mue par les défenses de son ego (ou de son clan), et que de ce fait elle se comporte de façon à exercer une domination visant à protéger en priorité son petit moi ou sa petite communauté. Cette domination défensive est à la base des rapports de pouvoir abusif et, à mon sens, du basculement du pharmakon côté négatif.
Le pharmakon est curatif lorsque c’est le souci de l’autre et de la vie qui conditionne nos actes. Justice et respect sont alors les valeurs qui nous inspirent au point que nous sachions reléguer au second plan notre volonté de pouvoir personnel. En d’autre terme le pharmakon curatif soigne le mal causé par les abus de pouvoir qu’ego invariablement commet, tout tenté qu’il est de sauver en priorité sa peau et de satisfaire égoïstement ses plaisirs et son conforts.
Aussi, la toxicité du pharmakon peut venir à se retourner en curativité quand la personne (ou le groupe) garde le souci d’examiner l’état d’esprit dans lequel elle agit en se disant : « Ce que je fais là est-ce respectueux et juste, ou bien est-ce égoïste au point d’être injuste ? » Pour bien juger de ce qu’il en est, l’individu doit ce décentré, ne pas rester positionné au niveau de son ego, mais se situer entre-deux, dans l’espace transitionnel entre lui et autrui pour considérer si la fluidité de l’échange et l’équilibre dans l’échange sont, veillant ainsi à ce que la rivalité et le rapport de force et de domination ne fassent pas leur loi. Ce moi soucieux de justice et de respect est notre moi évolué fort de l’être en nous. Si nous n’évoluons pas suffisamment et si nous ne savons pas pratiquer le stade du souci (voir en tous mes écrits ce que cela signifie), nous restons égocentriques par immaturité et par croyance fallacieuse : croyance d’être passé une fois pour toute du bon côté, d’avoir atteint assurément le stade de la responsabilité, d’être un maître, un sage ; croyance fallacieuse aussi consistant à penser qu’il suffit que nous ayons de bonnes intentions, une bonne volonté et une bonne éducation pour bien nous comporter.
En d’autres termes, le pharmakon devient positif dès que ce sont nos parties évoluées (soucieuse de justice et de respect) qui prennent un ascendant sur nos parties primaires (prioritairement égoïstes). Il est négatif à l’inverse, lorsque ce sont nos parties primaires qui l’emportent sur nos parties évoluées tant au niveau de nos comportements individuels que collectifs. Le problème actuel est que l’époque dopée à la consommation (pulsion orale primaire) nous empêche d’évoluer au mieux de nos potentialités responsables, et nous dissuade conjointement de nous comporter de façon évoluée. La marchandisation générale favorise sans cesse nos tendances primaires.
Les techniques et les objets technologiques favorisent et accentuent le pouvoir de la personne humaine sur son environnement. Platon avait évoqué combien, par rapport aux autres animaux, l’humain est faible, manquant de poils, de griffes et de crocs. D’où ce besoin compensatoire d’objets lui donnant davantage de pouvoir ; d’où aussi son besoin de vivre en groupe, de partager les tâches et d’être solidaires pour se donner mutuelle protection. J’ai évoqué aussi (comme d’autres penseurs) l’immense fragilité du petit d’homme à sa naissance (sa probable prématurité pour cause de bassin rétréci résultant de l’adoption de la station debout par nos lointains ancêtres, les mères devant alors donner naissance à des bébés plus petits, donc prématurés) et sa très longue dépendance, donc son besoin de protection très grand. Ainsi manquant de pouvoir, l’humain s’est muni d’outils et s’est aidé de techniques pour s’ajouter des forces ; ce faisant il a transformé sa maigre puissance en grand pouvoir sur son environnement. Il est parvenu ce faisant aussi à transformer son complexe d’infériorité en supériorité, sa petite puissance réelle en toute-puissance imaginaire. D’où la nocivité des actes que l’homme peut commettre avec ses technologies car, vite ivre de son grand pouvoir qu’il rêve illimité, il ne sait pas s’en tenir aux limites nécessaires à la justice et au respect. D’où le pharmakon remède et poison selon l’usage que l’homme fait de son pouvoir, usage dans l’abus ou la retenue responsable. C’est donc le comportement de la personne (ou de son groupe), et ce qu’elle fait avec les techniques à sa disposition qui, in fine, détermine la tendance du pharmakon à être positive ou négative. La toute-puissance imaginaire de l’homme le pousse à tous les égarements ; cette toute-puissance est la cause principale des abus qu’il commet.
Remonter à La République de Platon pour considérer comment un virage socio-culturel fut alors très mal pris (quelques gardiens philosophes étant les seuls « sachants » garant de La Loi, la grande majorité étant censée se soumettre) est bien sûr très intéressant. Mais les rapports dominant-dominé, ou maître-esclave n’appartiennent à aucune époque : ils sont chaque jour à déjouer en nos relations. Après avoir été esclave, Platon avec La République a sans doute produit un écrit défensif dans une volonté cachée d’être un maître tout-puissant et jamais plus un esclave.
A vous entendre, pour que le changement espéré soit, j’ai le sentiment que vous donnez la plus grande importance à l’environnement socioculturel, une importance qui me paraît trop exclure la dimension de responsabilité personnelle. Certes, l’environnement nous influence au plus haut point. Mais vous pourrez faire les politiques les meilleures qui soient, donner le meilleur enseignement dans les écoles, cela ne sera pas suffisant pour empêcher l’individu d’être nocif en ses comportements. Si l’être de la personne a été brisé dès sa prime enfance, si son développement tout au long a été entravé ou dévié par des autorités aliénantes, et si sa vie durant elle ne fait pas tout un travail propre à lui faire déjouer la malfaisance de son ego (en devenant un pratiquant de la position dépressive, dite aussistade du souci ou stade de la responsabilité), ses paroles et ses actes seront d’un égocentrisme défensif, sans réel souci des autres et de la vie. Ne pas bousiller l’enfant, mais favoriser au mieux son développement et son évolution jusqu’au stade du souci est d’une importance essentielle pour qu’il puisse ensuite se comporter en adulte responsable. Le souci de l’autre et de la vie est au cœur de l’homme, si l’éducation subie n’a pas brisé ce cœur et si la société ensuite fait suffisamment ce qu’il faut dans le sens de la justice pour que ce coeur continue de battre. Pour favoriser au mieux l’évolution personnelle, le rôle des parents est donc décisif, avant toute éducation scolaire et politique. Lorsque je vous entends dire : « Les pauvres parents, ils voudraient bien faire, bien élever leurs enfants, mais ils ne le peuvent pas dans cet environnement social perverti par la marchandisation », je proteste intérieurement ! Non seulement cela me paraît être une attitude condescendante (« les pauvres petits »), mais cela suppose que ces adultes seraient radicalement soumis à leur environnement, sans liberté, sans libre pensée. Alors qu’être adulte, c’est justement avoir cette liberté de résister aux pouvoirs agissant que l’on estime aliénants. Etre adulte, c’est non seulement déjouer les rapports dominant-dominés qui dans l’échange humilient ou prive de présence libre l’un ou l’autre parti, mais c’est aussi déjouer le pouvoir omnipotent de notre ego qui, pour assurer sa protection et ses privilèges, vise à asseoir sa domination à l’exclusion de la justice et du respect.
En matière de comportements raisonnables, justes, respectueux, la bonne volonté ne suffit pas si une évolution des mentalités ne se fait pas. Cette évolution nécessite que nous sachions grandir pour sortir collectivement de l’enfance de l’humanité, et conjointement elle nécessite que nous apprenions individuellement à reconnaître et à déjouer nos propres comportements infantiles (ainsi que ceux d’autrui lorsqu’ils nous aliènent). Tous les comportements humains sont doubles. Selon que la personne ou son groupe fait pencher la balance d’un côté ou de l’autre, nos actes sont positif-constructifs ou nocif-aliénants. Tout est ainsi double parce que notre nature est double (proposition déjà faite par Albert Camus mais qu’il n’a pas eu le temps de développer étant mort trop tôt). Nous existons au niveau de l’être et au niveau de l’ego (proposition que je fais). Les forces qui nous animent sont doubles aussi ; et rien ne saurait être absolu ou absolument gagné ; tout est à rejouer sans cesse entre nos parties primaires et évoluées. Pour que la balance penche suffisamment du bon côté (celui du souci de l’autre et de la vie), c’est au pouvoir égoïste de son ego que la personne doit suffisamment renoncer pour privilégier la justice et le respect (valeurs laïques transcendantes). Si elle fait ce travail, alors les rapports dominant-dominés ne font plus leur loi.
Pareil pour la transindividuation. De l’extérieur, par l’éducation et la philosophie, vous pouvez inviter (ou forcer) à la transindividuation, si notre être n’était pas d’abord relationnel (donc intérieurement prêt à favoriser les rapports équitables et l’interdépendance), ces invitent ne sauraient être vraiment reprises et soutenues individuellement et collectivement. La moralité ne se décrète pas ; elle ne se greffe pas sur la personne en venant de l’extérieur ; les exigences morales ne se commandent pas de l’extérieur ; elles peuvent être reçues de l’extérieur via les éducateurs parce qu’elles sont quelque part intérieures (l’autre nous habite à l’origine est consubstantiel, donc le souci de l’autre nous habite). Comme je vous l’avais déjà dit à propos du surmoi (dans un courriel passé), ce dernier il ne vient pas de l’extérieur ; son germe est intérieur à l’être. C’est seulement par rapport à l’ego que l’on peut penser le surmoi inculqué de l’extérieur par les éducateurs, parce qu’effectivement ils doivent limiter l’omnipotence et les abus d’ego pour que la personne ne soit pas empêchée d’évoluer au mieux de ses potentialités d’adulte responsable. D’où cet abandon par moi de cette notion de surmoi (conçue par Freud comme externe); je préfère parler d’un moi évolué (accompagné dans son évolution), dont la fonction dans un souci de responsabilité est de contenir et d’articuler en soi l’être et l’ego en leurs intérêts différents.
Dans mon dernier opuscule, j’ai abordé la notion de care en ce même état d’esprit. D’où cette quatrième de couverture :
Si les propositions philosophiques et politiques faites jusque-là autour de la notion de care (le souci de l’autre et de la vie, l’attention et le soin donnés aussi) peinent à convaincre, n’est-ce pas parce que profondément elles s’en tiennent à une sorte de croyance métaphysique en l’existence première de l’individu ? Le care s’en trouve alors réduit à n’être qu’un simple supplément de bienveillance décidé par l’individu bien avisé et intentionné. Comment penser l’humain autrement afin d’opérer une véritable révolution idéologique qui permette de dépasser l’individualisme régnant ?
Pour partir sur d’autres bases propres à porter un nouveau projet civilisationnel, j’avance que le care est au cœur de l’humain. Notre être est d’abord relationnel avant de s’établir progressivement dans un corps-esprit séparé et un moi différencié d’autrui. Au départ de notre existence, l’autre nous est consubstantiel. Pas encore d’individu alors.
Pareil pour le pharmakon. Le pharmakon ne peut pas être porté ou tiré une fois pour toute du bon côté. Sur ce sujet comme ailleurs, pas de bonne volonté qui vaille, mais une évolution qui se fait ou pas. Si la personne peut contenir ses pulsions pour se comporter de façon respectueuse, c’est qu’il y a en elle une aspiration au calme (énergétique a-pulsionnelle) capable d’apaiser suffisamment la tension-excitation propre à l’énergétique pulsionnelle. Aucune raison ne peut réussir à contenir la pulsion destructrice s’il n’y a pas avant, ancré dans l’être, ce flux énergétique a-pulsionnel, cette continuité d’existence essentielle au sujet qu’il lui importe au plus haut point de préserver. J’ai préféré nommer a-pulsionnel et pulsionnel ce que D. Winnicott avait nommé féminin et masculin (dans son texte intitulé : La créativité est ses origines); mais ma pensée sur nos économies internes reste la même que la sienne. C’est de lui que je suis partie pour avancer cette proposition des deux énergétiques qui nous animent (puis ensuite cette proposition de notre nature double) : a-pulsionnel (énergétique connue initialement par le bébé dans la matrice, avant toute séparation et différenciation, sa continuité d’existence s’établissant d’abord avec le flux qui le parcourt dans l’élément liquide, flux continue des échanges qu’il a avec sa mère en son ventre), et pulsionnelle (liée à la séparation est aux manque qui l’accompagnent, manques qui vont engendrer une tension-excitation nouvelle inconnue précédemment de l’enfant). A vrai dire, ma pensée a été grandement inspirée par l’œuvre que nous a laissé D. Winnicott ; elle a pris son envol et sa liberté grâce à lui. Juste voir en Winnicott le théoricien de l’espace et de l’objet tranasitionnel est très réducteur ; c’est ne pas rendre hommage à l’envergure de sa pensée qui est immense.
Au regard de ce qui est ici avancé, il importe aussi de considérer comme double le concept de libido dont vous faites le plus grand cas. Si vous tenez à nommer libido la force qui propulse la vie, il faut distinguer au sein de cette libido l’existence des ces deux types d’énergie que je viens d’évoquer: a-pulsionnel (existant avant la séparation) et pulsionnel (advenant après la séparation).
Vous déclarez Freud le plus grand penseur contemporain. A mon sens vous faites erreur. Sa théorie humainement ne tient pas ; elle est partielle, se limite seulement au mode pulsionnel de relation à l’objet, ce qui a entrainé certains praticiens de la psychanalyse à de terribles abus. Freud était un homme de pouvoir, de pouvoir trop négatif. Cette théorie bancale et ce pouvoir nocif pris par l’homme Freud on été critiqués très tôt, de son vivant, entre autres par Jung, Ferenczi, Rank. Parmi les contemporains, Léon Chertok est un des penseurs qui a le mieux parlé « Le non-savoir des psy » à commencer par Freud. Quant à M. Onfray, s’en prenant trop à l’homme au lieu de s’en tenir à sa pensée, il a grandement piqué dans « Le livre noir de la psychanalyse » et grandement emprunté à Mikkel Borch-Jacobsen.
Pour conclure. Parce que la nature humaine est double, le pharmakon est double.
Conscient de notre nature double, A. Camus avait dit l’importance qu’il y avait à ne pas vouloir refaire le monde, à juste tâcher d’empêcher qu’il se défasse. Ce qui peut éclairer le pharmakon en ces termes : ne pas prétendre établir le pharmakon du côté positif, ce qui ne se peut pas ; juste oeuvrer à soutenir son côté positif pour qu’il ne se défasse pas au point de basculer du côté nocif. En d’autres termes : toujours œuvrer à soutenir les forces qui nous permettent d’évoluer car les forces primaires (intérieures et extérieures) nous tirent toujours vers le bas, en arrière. Travail sisyphien par excellence à opérer par chacun la vie durant…