association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Cinquième académie d’été de pharmakon.fr
à Epineuil le Fleuriel
du 17 au 20 aouût 2015
L’époque
de l’absence d’époque
et l’affirmation du Néguanthropocène
À la mémoire d’Albert Ayler et Ornette Coleman,
Pour Florian et ses congénères – the new grass
Méditation indignée
La tempête furieusement fait tourner les ailes du moulin
dans la nuit, et elle moud le néant.
Telles sont les
lois qui t'ôtent le sommeil.
Le ventre du requin gris est ta pâle lanterne.
Les souvenirs diffus tombent jusqu'au fond de l'océan
pour s'y figer en statues singulières.
Les algues ont
verdi ta béquille. Ceux qui partent
en mer reviennent pétrifiés.
Tomas Tranströmer
Il y a bien longtemps, au printemps, les mystères d’Eleusis commémoraient et consacraient en Grèce ancienne la renaissance de la végétation que les mystes attribuaient au retour à la lumière de Perséphone, capturée par Hadès – avec qui Zeus avait passé un compromis : Perséphone passerait l’hiver sous la terre, et reviendrait chaque printemps vers sa mère, Déméter. [1]
*
Et le blé jaillira. Tel est le titre d’un roman de James Ngugi [2], promettant aux Kenyans la libération prochaine de leur pays fondant une économie nouvelle.
Au mois de septembre 1968, Albert Ayler enregistre New Grass, un album de « rhythm’n’blues » où l’un des plus grands solistes du free jazz s’adresse à la « nouvelle génération » : le disque commence par un « message d’Albert Ayler ».
*
Aujoud’hui Eleusis est un quartier de la banlieue d’Athènes saccagé par le monstrueux « modèle de dévelopement » promu par la commission européenne
– laquelle, avec le FMI et la « troïka » qui défend les intérêts de l’organisation internationale des usuriers, également appelée « industrie financière », demande aux Grecs de payer les dettes qu’ils ont dû contracter pour ce saccage barbare de notre civilisation par la « consommation ».
L’apparition de la « consommation » ainsi entendue, c’est à dire comme organisation systématique de la transformation de toutes ressources disponibles (humaines, minérales, cosmiques) en marchandises elles-mêmes structurellement poubellisées par l’innovation – ce que l’Union Européenne présentait dans une campagne d’incitation au vote (en vue des élections euopéennes de 2004), comme son modèle, déclarant qu’elle avait vocation à « défendre les intérêts des consommateurs » [3], c’est l’Anthropocène que Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz analysent comme un événement dont ils font l’histoire détaillée dans L’événement Anthropocène [4].
*
Dans L’Impansable [5], Florian témoigne des conséquences de cet événement :
Notre académie d’été sera entièrement consacrée à l’interprétation de ce que dit Florian.
Cette « herméneutique » passera par la poursuite des réflexions sur le rêve que nous avions engagées durant l’académie d’été 2014, qui faisaient elles-mêmes suite à notre critique de l’anthropologie positive – en particulier celle de Maurice Godelier dans Métamorphoses de la parenté.
Nous poursuivrons ces travaux par une reconsidération approfondie des théories de l’entropie et de la néguentropie en vue de ce que nous appelons une néguanthropologie, et à travers un dialogue avec L’événement Anthropocène (dont Jean-Baptiste Fressoz, l’un de ses auteurs, sera présent à Epineuil).
Le rêve est un moment majeur de toute bascule néguanthropologique : c’est ce que nous avons tenté d’approcher l’an passé. Florian ne rêve pas – du moins il ne fait pas de rêves diurnes, et il affirme que c’est le cas de toute sa génération – : « tout ça, c’est fini ». Et tout cela procède aussi de ce que Jonathan Crary appelle le capitalisme 24/7.
Les rêves diurnes que ne fait pas Florian supposent qu’existe ce que nous avons appelé, dans le séminaire de ce printemps, des protentions collectives constituant une époque. En nous disant qu’il n’a pas accès à ce type de protentions collectives « épokhales », qui sont constituées par des « protentions tertiaires » [6], Florian exprime la réalité existentielle de ce qui aura été nommé au XXè siècle l’absence d’époque – dont Jacques Derrida posait dans De la grammatologie qu’elle s’annonçait à la veille de 1968 (et de New grass – qui fut enregistré après les « événements ») comme la monstruosité [7].
L’absence d’époque, c’est le goufre que creusent des protentions intrinsèquement négatives que l’Anthropocène engendre depuis le début du XXIè siècle, et que la production de protentions automatiques par le calcul intensif sur les traces de la différance machinique en quoi consiste la data economy dénie et dissimule systémiquement : tel est l’accomplissement du nihilisme par le capitalisme purement, simplement et absolument computationel.
*
Interpréter le témoignage de Florian, ce ne peut être que lui répondre – et, en l’occurrence, le contredire chaleureusement, et performativement (sinon prophétiquement), en lui faisant la promesse qu’il ne sera pas la dernière génération : nous affirmons que l’Anthtropocène doit engendrer le Néguanthropocène.
Nous étayerons cette thèse – cette affirmation – sur une reconsidération organologique des questions d’entropie et de néguentropie, de Sadi Carnot à nos jours, en passant par les bioéconomies de Nicholas Georgescu-Roegen et de René Passet, ainsi que par des travaux de Rudolf Boehm
qui nous ont été rappelés par Paul Willemarck, et nous l’en remercions, ainsi que du poème de Tomas Tranströmer qu’il nous avait adressé l’an passé – dans le grave onirisme insomniaque duquel nous nous engageons.
Bernard Stiegler
Programme : ICI
[1]Cf. Platon, Ménon.
[2]James Ngugi,Et le blé jaillira, Julliard.
[3]Sur ce point, cf. B. Stiegler, Constituer l’Europe, Galilée.
[4]Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Le Seuil
[5]Editions Le Grand Souffle.
[6]Yuk Hui y consacre une grand part de son travail dans On the existence of digital object, à paraître aux éditions Minesotta Press.
[7]Jacques Derrida, De la grammatologie, Minuit, p. 13
Contribuer au développement de la Grèce
Paraponaris