association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Cher Monsieur,
Je vais revenir sur une partie des propos que vous avez tenus dans le Monde Le 15 décembre ; je les ai reçus comme des vœux pour l’année qui s’ouvre et plus largement pour l’ère nouvelle dans laquelle nous devons maintenant tous nous engager.
Que le Monde s’efforce à l’avenir de soutenir un état d’esprit propre à remobiliser la société civile et à favoriser une mutation des mentalités serait des plus précieux. Nous manquons trop aujourd’hui d’un journalisme qui informe d’une façon propre à éveiller les volontés citoyennes. Pour dépasser la crise démocratique qui affecte notre société, il faut, comme vous le dites, restaurer ces vertus qui ne cessent de s’étioler : le sens du compromis, le goût de la complexité, le respect du dialogue, le souci du long terme. En d’autres termes il faut apprendre à reconnaître nos parties primaires impatientes et vite totalitaires pour mieux les déjouer afin de redonner valeur première à nos parties évoluées. Il importe donc en premier lieu de nous empêcher d’être gouvernés par ces parties primaires, lesquelles nous font fonctionner au bouc émissaire et toujours agir dans l’orgueil et l’omnipotence, « contre », jamais « pour », D’où notre destructivité, notre manque à construire une société plus juste, plus responsable. Le père d’Albert Camus avait dit : Un homme ça s’empêche ; ça s’empêche et ça se surveille en permanence pour ne pas être mené par ces parties primaires en l’humain qui sèment rivalités, haines et guerres, jamais société fraternelle.
Pour rénover la vie politique, l’approche économique n’y suffit pas : une réflexion permanente tant philosophique que psychologique est nécessaire car ce sont nos comportements qui posent problèmes dans tous les champs et qui doivent être analysés au mieux. Vouloir avancer en progressant sur le chemin de notre évolution implique également d’apprendre à mieux voir et comprendre ce que l’on est, qu’elle est notre humaine condition et ce à quoi on peut prétendre et aspirer en son sein loin des illusions et idéalités en tous genres.
Eclairer au mieux nos comportements liées à notre nature double afin que nous sachions davantage contenir et articuler nos contradictions pour mieux nous gouverner dans le sens de la justice et du respect est ce que je tâche inlassablement de faire par mes écrits.
Première réflexion, afin que chacun puisse considérer avec lucidité son état d’esprit profond quant à la nature humaine : soit je déclare toute bataille morale vaine, convaincue à l’instar de Bernard de Mandeville et bien d’autres à sa suite que l’égoïsme gouverne assurément l’humain, que ce sont les vices et la méchanceté qui font que le monde s’active et crée de la richesse ; tous cyniques et nihilistes en quelque sorte, l’intérêt privé de chacun et de tous tenant lieu de complicité par le mal. Si je pense ainsi, je laisse alors faire mes parties primaires et m’y abandonne. Soit je soutiens le contraire : c’est le souci de l’autre et de la vie et donc l’altruisme que j’estime nous tenir solidaires, malgré l’égoïsme omniprésent en nos comportements. Partir de cette position existentielle m’entraîne nécessairement à livrer un combat permanent contre mes parties primaires, afin que mes parties évoluées puissent reprendre l’ascendant sur elles. Par ce devoir je veille à m’empêcher d’agir à partir de mon égocentrisme, et ce faisant j’empêche l’égoïsme de régner de façon totalitaire. En ce combat, j’ai conscience qu’il s’agit de ne jamais désarmer face à ces tendances égoïstes et omnipotentes présentes en moi et en chacun. Tel est le travail sisyphien auquel je me dois, à vie, si je veux être en mon humanité bonne. Si je pense que l’humain est foncièrement mauvais, j’ignore ce travail de résistance qui m’incombe et ne fais pas mon devoir de libération et d’élévation. Convaincue qu’au cœur de l’homme le mal et le vice règnent sans partage et que la loi qui conditionne nos échanges est celle du plus fort, je me laisse aller au simplisme des rapports dominants-dominés, accaparer le pouvoir et le garder à tout prix étant le seul projet mobilisateur, la seule « valeur » qui m’importe. Ce faisant j’attise les rivalités fratricides d’ego à ego sans m’empêcher, sans livrer ce combat nécessaire pour faire revenir la bonté. Qui laisse son besoin de domination et ses réactions égotiques défensives le gouverner est un « beauf », comme disait Cabu.
En d’autres termes, si je considère que c’est notre tolérance, notre confiance mutuelle, notre altruisme, notre souci de l’autre et de la vie à sauvegarder et transmettre au mieux qui sont la source d’un vrai vivre-ensemble fraternel, je dois sans cesse déjouer mon égoïsme, mon omnipotence, mon cynisme et celui d’autrui, sachant que ces penchants existent bel et bien en chacun et qu’ils sont toujours la cause de nos malfaisances dans tous les champs de nos échanges. Et si j’oublie de me surveiller suffisamment, si mon égocentrisme m’aveugle au point que je m’égare loin de la justice et du respect, sans le percevoir, autrui doit m’alerter, me stopper avec amitié et fermeté pour que je puisse me reprendre, pour que mon être évolué reprenne la main sur mon ego dupe de mon égocentrisme et moralement défaillant. La critique amicale faite par autrui m’est indispensable pour qu’en mon être évolué je réalise ce que je provoque de nuisible et puisse m’arrêter sur le pente du mal ; grâce à l’autre, différent de moi, affirmé en sa liberté, je peux me relever en mon humanité bonne ; considérant qu’il a raison de s’opposer ainsi à moi, avec humilité et dignité je me redresse, et s’il le faut regrette, restaure, répare le mal déjà commis. Qui n’a pas conscience de sa nature double est incapable de cette humilité d’ego vecteur de « grandissement » : toute opposition le pique en son orgueil et le fait partir en colère ou guerre vengeresse.
Pris dans le capitalisme ambiant, mes mentalisations et mes échanges sont hyper conditionnés par l’économique qui exige profit et croissance infinis au détriment du social, puisque la compétition économique comme mantra alimente les rapports de force dominant-dominés sans souci de ces limites qui se nomment justice et respect. En d’autres termes, le « dieu fric » nous assujettit. Nous libérer aujourd’hui de notre aliénation à cette toute-puissance-là qui écrase nos vies s’impose à tous.
Vous posiez cette question : comment s’y prendre pour jouer un rôle constructif dans cette nécessaire restauration de la démocratie ? Cela revient à dire aussi : comment s’y prendre pour déjouer les rapports de force qui tuent les valeurs démocratiques ?
Sans attendre un coup de baguette magique venu d’en haut, au quotidien, chacun à sa petite place, à son niveau, dans son petit périmètre doit veiller à soutenir les valeurs de justice et de respect en déjouant les rapports dominants-dominés qui les piétinent. Devenons ces « everyday makers », ces nouveaux acteurs du changement économico-social qui savent se surveiller et s’empêcher d’être égoïstes, omnipotents, intolérants, destructeurs.
Parlons la vie, et défendons-là pour ce qu’elle est : belle et fragile à la fois, jamais parfaite, souvent difficile. Apprenons à nous libérer de ces parties infantiles avides d’imaginaire toute-puissance et d’intempérances d’absolu, toutes ces folies et ces rêves de pouvoir et d’idéalité étant mortelles pour la vie réelle, fragile, limitée pas éternelle. Sortons de l’enfance de l’humanité en posant des limites volontaires à notre violence potentielle qui peut vite se déchaîner si nous oublions un seul instant de la surveiller pour l’empêcher de déborder!
Par manque à savoir enseigner, transmettre, cultiver les valeurs évoluées dont elles se soutiennent, nos sociétés démocratiques vont-elles dériver vers le pire : la peste brune ou noire ? La radicalité grosse d’omnipotence haineuse, de colère, de rejet, de volonté de rupture, de simplisme manichéen alimente toujours un même projet destructeur, tant chez le terroriste que le populiste ou le réactionnaire.
Trop longtemps, nous avons été les aliénés volontaires de notre cupidité se traduisant par un fol besoin d’emprise possessive et de pouvoir abusif sur notre environnement. Nous avons collaboré sans résister vraiment à cette société s’adonnant à une addiction collective : la consommation marchande. L’économique happé en cette frénésie consommatrice est ainsi devenu l’ennemi du social. Il nous faut maintenant réapprendre les limites et le respect si nous voulons nous libérer de cette violence au sourire carnassier qui, sinon, va continuer de nous séduire et de nous emporter loin de toute raison. Retrouvons nos esprits évolués au plus vite !
Ceci étant dit, peut-être que l’être humain a en lui irrémédiablement un excès de violence qu’il lui faut défouler sans cesse dans ses guerres et autres rapports de pouvoir quotidiens à défaut de savoir le contenir. Mon option et mon espoir sont qu’il parvienne à mieux le contenir, cet excès, s’il arrive à suffisamment grandir sur le plan psycho-affectif au sein d’une société plus juste qui favorise cette évolution. Est-ce possible, réaliste ? That is the question ! Et aurons-nous le temps de grandir, la planète étant déjà si mise à mal par notre avidité irresponsable ?
Mettons-nous en chemin. Commençons par repenser l’avenir en imaginant des utopies sociales pour résister à l’enfer consumériste et infantilisant de notre présent. Le capitalisme devenu sauvage déchire le vivre-ensemble et menace potentiellement la sécurité de chacun. La peur engendre repli et violence, cette dernière n’étant qu’une décharge d’angoisse sous forme de colère et de haine.
La protection vis-à-vis des dangers extérieurs est importante ; mais se préoccuper de la sécurité des français du point de vue social pour faire revenir profondément dans les esprits la confiance est maintenant urgent ; c’est la, me semble-t-il, seule façon de rendre moindre nos peurs, lesquelles conditionnent les rapport de force qui rendent la vie en société impossible, insensée. Un exemple de mesure révolutionnaire : mettre en place dans un avenir proche un Revenu de Base pour chaque citoyen. C’est une utopie à laquelle travaillent déjà les participants au Mouvement Français pour le Revenu de base et d’autres membres d’associations en France (Ars Industrialis travaille sur l’idée d’un revenu contributif distribué comme l’est celui des intermittents du spectacle) et dans d’autres pays (la Finlande vient même de se lancer dans la mise en place d’un revenu de base, la Suisse et la Belgique réfléchissent au sujet). C’est fort d’un esprit altruiste soucieux de justice, d’égalité et de respect vis-à-vis de chaque citoyen que ces gens se sont mis en mouvement, imaginant un nouveau système économique et un nouveau rapport au travail fondés sur les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité. En plus de la sécurité matérielle de base qu’offrirait ce revenu sans condition, il donnerait aussi à chaque citoyen dès sa naissance égale valeur, égale reconnaissance, égale considération, égale dignité, et durant toute sa vie active une plus grande liberté pour choisir dans quel domaine s’engager, être utile et se réaliser. Si une telle utopie devenait réalité, une dose de confiance immense serait insufflée au cœur de chacun. Nos peurs en seraient dégonflées, et notre violence avec. La Finlande vient d’adopter cette mesure.
Que le Monde s’implique dans toutes les réflexions susceptibles de rénover la démocratie et ses valeurs serait des plus précieux. Dans des métiers et fonctions clés, il est attendu de ceux qui les exercent davantage d’engagement et de responsabilité faisant effet d’entraînement pour les autres citoyens : enseignants, éducateurs, journalistes, hommes politiques, thérapeutes. Pour le moment, nous sommes orphelins d’une presse hebdomadaire de qualité. Certains journalistes isolément sont bons, trop peu. Le Monde est en meilleure place pour porter le flambeau d’une presse digne de ce nom.
Merci de continuer.