association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Première pages de mon dernier opuscule publié aux éditions l'Harmattan.
LE PEUPLE DE PEU
Je commence l’écriture de ce texte mi-novembre 2013, en France, dans un contexte de crise sociale et politique d’une violence morale sidérante, l’ampleur des difficultés économiques, certes réelles, ne pouvant à elles seules justifier cette débauche pulsionnelle. Alors que notre pays ne va pas si mal par rapport à d’autres pris dans de terribles problèmes, une grande majorité de la population française enrégimentée par les médias réagit comme si elle était la proie d’une tourmente catastrophique, catastrophe que nos comportements déraisonnables et violents risquent bel et bien réellement de précipiter. On dirait que cette France en furie veut exploser, s’exploser toute seule.
L’époque est donc fort inquiétante. L’irresponsabilité des hommes à tous les niveaux de la société n’est plus assez contrebalancée par leur volonté de s’élever par leurs comportements évolués, justes et respectueux. Chacun tend à céder à ses parties primaires se complaisant dans l’infantile et ses excès d’égocentrisme, d’exigence tyrannique, d’intolérance, de pulsionnalité débordante et impatiente. Pour rectifier nos égarements irresponsables (écologiques, éthiques, politiques, etc.), il nous faudrait avoir un sursaut salutaire propre à nous propulser du côté d’une plus grande sagesse ; et c’est l’inverse qui semble se dérouler sous nos yeux.
L’abus de pouvoir de l’homme enfant
L’être humain en son besoin de sécurité déteste le changement, alors qu’à d’autres moments il est un grand agité qui veut le mouvement ; il articule et concilie avec difficulté ses deux tendances contraires au calme et à l’excité qu’il maintient souvent dissociées. Comme un enfant qui contient mal les dualités qui l’animent, voulant le statu quo et son contraire, à la première occasion il fait sa colère, la toute-puissance qu’il y à critiquer, à honnir ou à détruire étant bien plus fun que l’humilité nécessaire à qui veut œuvrer laborieusement dans le souci de construire et d’améliorer les choses.
Je ne nie pas qu’une partie de la population soit en grande difficulté, que ses protestations soient justifiées et que les changements auxquels elle est confrontée puissent être trop perturbants pour qui est en état de fragilité. Cette partie peut être estimée à 20% de nos concitoyens + 10%, peut-être, de personnes qui y arrivent tout juste sur le plan matériel et en ressentent légitimement de l’insécurité. Alors que c’est 80% qui est en révolte contre le gouvernement actuel ! 50% donc tempête parce que l’heure est venue d’apprendre à vivre avec un peu moins et non avec toujours plus comme ce fut le cas pour beaucoup pendant 40 ans. Sont-ce les mêmes qui ont voté à 48% pour la droite à la dernière élection présidentielles ? Ce qui signifierait que l’angoisse, l’amertume et la colère de 30% de la population seraient exploitées et attisées par ceux estimant inconcevable que l’on puisse toucher à leur portefeuille. Serait alors très à propos, la dernière couverture de Charlie Hebdo où il était écrit, au-dessus d’un personnage braillant avec haut de forme et cigare, « Vos gueules les riches », cet homme brandissant la fameuse main de SOS racisme dans laquelle était écrit, non pas « Touche pas à mon pote » mais « touche pas à mon fric. » Les responsables aux commandes nous demandent d’avoir un peu moins après avoir eu trop pendant 40 ans, en pillant la planète et en vivant au-dessus de nos moyens, au point d’endetter nos enfants et petits enfants par la dette abyssale que notre avidité a engendrée, et ce serait intolérable ?
Interloquée par la violence sociale ambiante, par tous ces gens qui semblent avoir le diable au corps et à l’esprit, je voulais d’abord intituler cet opuscule : Le peuple racaille. Je me suis reprise en choisissant Le peuple de peu, cette expression me semblant plus belle. Ce titre fait référence aux sages confucéens qui, dès le cinquième siècle avant J.-C., distinguaient les hommes de bien des hommes de peu, les premiers gardant le souci de se comporter avec civilité et de s’élever dans le sens de la justice et du respect, les seconds ne cultivant pas leur conscience humaine évoluée pour s’en tenir à leurs petits plaisirs faciles et à leur strict intérêt. A la grande époque de la lutte des classes, les hommes de peu furent nommés par Marx lumpenproletariat, terme désignant une population qu’il situait socialement sous le prolétariat du point de vue des conditions de travail. Ce sous-prolétariat était formé de personnes déclassées, misérables, abruties par leur tâche, par conséquent sans conscience de classe possible et sans force ni volonté de se mobiliser politiquement contre les pouvoirs qui les aliénaient. De nombreux marxistes considéraient cette population comme non fiable sur le plan politique, risquant même de s’allier aux dominants, oppresseurs du prolétariat, s’ils y voyaient leur intérêt immédiat.
Les hommes de peu pour les confucéens ne se distinguaient pas par leur appartenance de classe. Nos hommes de peu aujourd’hui non plus. A la catégorie de ceux issus des classes populaires s’en ajoute une autre : une partie plus aisée de la population, une sorte de lumpenbourgeoisie composée d’individus qui ont une conscience morale en loques (Lumpen en allemand signifiant : loque, chiffon, haillon), c’est-à-dire qui renoncent à se comporter de façon évoluée pour préserver leurs petits privilèges et s’accrocher à leur petit bout de pouvoir. Ces bourgeois en furie se lâchent, perdent tout sens de la mesure, de la justice, du respect : ils font en quelque sorte leur racaille, éructant des injures, n’ayant plus la civilité dont jadis cette classe s’enorgueillissait. Un égocentrisme défensif, sans souci des autres et de la vie, motive ce genre d’attitude amorale et même inculte. Pire : appartenant à cette bourgeoisie, des intellectuels censés être les premiers défenseurs de la culture rejoignent maintenant ces gens à l’ego-roi omnipotent et intolérant. Dans les têtes de tout ce monde formant un lumpenpeuple,le racisme revient évidemment en force, l’étranger ou le coloré étant bien sûr le premier bouc émissaire sur lequel décharger nos colères.
*
La culture, la vraie, est ce qui permet à l’humain de s’élever au mieux de ses potentialités évoluées. Qui omet de faire ce travail permanent d’élévation libérant d’un individualisme mauvais n’est pas un homme de bien. Qui renonce à s’élever pour se comporter avec bassesse au ras de son ego omnipotent n’est pas un homme cultivé. Et tous ces « renonçants » à la culture, tous ces incultes qui s’ignorent et ces incultes volontaires additionnés, forment aujourd’hui un immense peuple de peu pauvre d’esprit. Et que l’on ne s’y trompe pas : si ce type de sous-homme devient tellement représentatif de ce que nous sommes devenus aujourd’hui, c’est parce que le narcissisme de nos contemporains, leur imaginaire toute-puissance infantile de surhommes dopés aux images, aux publicités et aux réseaux sociaux les fait s’estimer si uniques, si importants, si forts, si intelligents, qu’ils en oublient d’assumer dignement leur condition imparfaite de vivants mortels. Ainsi dupes de leur orgueil, et voulant toujours régner en maître omnipotent pour se protéger entre pouvoirs et privilèges, ils cantonnent leurs vies aux seuls rapports dominant-dominé sans qu’aucune évolution ne soit possible hors de ces rapports.
En ce sens, la culture est ce qui nous permet d’échapper aux rapports de pouvoir : elle est le champ où nous pouvons créer des pensées et des faires qui nous libèrent des rapports de pouvoir. Les gens de culture considèrent ces rapports de force comme existant d’emblée, mais devant être déjoués par leur volonté évoluée afin qu’une transcendance laïque puisse être. Cette transcendance que la culture permet a pour ligne d’horizon la justice et le respect, ces valeurs essentielles qui rendent la vie sensée en la libérant des rapports de pouvoir destructeurs, en l’élevant ce faisant hors de nos égoïsmes et de notre omnipotence. En d’autres termes, vouloir être unhomme de bien consiste à savoir renoncer au pouvoir défensif de son ego pour naître au respect, et naître conjointement à cette dimension culturelle libre des rapports dominant-dominé, libre du pouvoir abusif.
*
Par préjugés liés à notre histoire politique, j’avais tendance à aimer le peuple presque sans condition, avec la plus grande indulgence en tous cas. Ce peuple qui avait su faire la Révolution de 1789 en s’émancipant de bien des aliénations m’habitait comme beau, même si d’autres moments de l’histoire m’avaient révélé sa face la plus hideuse. En mon imaginaire de révolutionnaire, le peuple ouvrait le chemin du progrès et de l’émancipation. Il se composait d’hommes des Lumières et d’hommes voulant vivre dans la dignité et la liberté, tous hommes responsables désireux d’œuvrer de concert dans un souci démocratique et républicain de justice pour tous. Quelle erreur simpliste!Le philosophe franco-suisse Benjamin Constant avait déjà mis en lumière cette erreur ; « L'erreur de ceux qui, de bonne foi dans leur amour de la liberté, ont accordé à la souveraineté du peuple un pouvoir sans bornes, vient avait-il écrit, de la manière dont se sont formées leurs idées en politique. Ils ont vu dans l'histoire un petit nombre d'hommes, ou même un seul, en possession d'un pouvoir immense, qui faisait beaucoup de mal ; mais leur courroux s'est dirigé contre les possesseurs du pouvoir, et non contre le pouvoir même. Au lieu de le détruire, ils n'ont songé qu'à le déplacer. » 1
Ce préjugé positif au sujet du peuple, qui doit être en bien des esprits, justifie peut-être le fait que l’on tolère aujourd’hui des comportements inacceptables en d’autres temps. A ce que j’entends et lis, personne ne remet en question le peuple quand il agit et pense mal. Personne n’accuse le peuple d’irresponsabilité. Il semble pouvoir faire n’importe quoi en toute impunité, comme s’il était innocent d’emblée. Pas de reproche. Pas de sanction. Pas de répression. Un peuple-roi tout-puissant. Par association, cette permissivité sans limite vis-à-vis du peuple me renvoie à une information entendue récemment : en Suède, depuis 30 ans, la politique éducative imposait aux parents et aux éducateurs de laisser tout faire aux enfants, de se plier à tous leurs désirs, sans limites ni sanctions. Ors, avec le temps, ils en reviennent. Les enfant-rois laissés ainsi à leurs désirs et pulsions ont le diable au corps. En grandissant, ils manquent de tolérance à la frustration, et leur tendance tyrannique les empêche de s’adapter aux autres, d’être des sociétaires responsables renonçant à leurs exigences omnipotentes pour se comporter avec respect dans l’intérêt de tous.
Pourquoi parler d’enfants alors qu’il était question du peuple, composé à priori d’adultes ? Parce que la violence sociale actuelle est, à mon sens et selon mon analyse, produite et entretenue par une foule d’individus immatures issus de toute classe sociale, d’adultes qui ne savent pas l’être parce qu’ils renoncent à sortir de leur omnipotence pour grandir et s’élever jusqu’au stade de la responsabilité. Sans ce travail d’auto éducation permanente qui doit être accompli par chacun, pas de peuple de bien, pas d’adulte digne de ce nom.
L’abus de pouvoir
La violence et les abus de pouvoirs de la grande majorité de mes contemporains qui forme le peuple de peu me mettent en désamour par rapport au peuple tel qu’il avait mes faveurs en mon préjugé spontané, à tel point qu’aujourd’hui je lui préfère de beaucoup certains hommes politiques. Bien loin du cliché des privilégiés jouissant et se prélassant sous les ors de la République, je vois bon nombre de ces politiciens à la Communauté européenne ou au gouvernement travailler jour et nuit du mieux qu’ils peuvent, parlant souvent bien et juste, gardant le sens de l’intérêt public dont le peuple de peu n’a que faire.
Depuis mon plus jeune âge ma sensibilité fait que je ne supporte pas l’injustice et l’abus de pouvoir qu’elle engendre. Je me surveille toujours pour tacher d’estimer si j’abuse et si je suis injuste ou irrespectueuse. Je sais aussi que ma vigilance peut avoir des failles, et je compte alors sur mes vis-à-vis pour me ramener grâce à leur éveil et à leur reproche sur le chemin du respect que j’ai quitté par mégarde. Conjointement, je garde à l’œil autrui qui peut aussi s’égarer sur la pente du mal, et je le reprends à mon tour s’il abuse de son pouvoir. Depuis que je suis petite aussi, je me méfie potentiellement des grands, dominants, abuseurs en tous genres, les adultes de mon entourage m’étant apparus très tôt pas à la hauteur, plutôt comme de grands enfants inconséquents, voire pour certains pervers. La violence s’exerçant au cœur des relations humaines focalise depuis ma plus grande attention.
Le peuple, jadis composé de petites gens assujettis, s’en prenait bien légitimement aux dominant nantis, souvent de naissance, qui abusaient de leur pouvoir sur eux et les privaient de protections élémentaires. Il était innocent, les dominants coupables. Le peuple de peu aujourd’hui brouille la donne, les nantis alliés aux démunis se faisant passer pour des victimes abusées attaquant les représentants de l’Etat, les désignant à la vindicte populaire comme les dominants qu’il faut maintenant abattre en « mettant leur tête au bout d’une pique. » Alors mon mental de révoltée à l’abus de pouvoir bascule : à ce peuple d’irresponsables, je préfère nos politiciens besogneux et responsables injustement traités. Je préfère ces adultes-là, à tous ceux qui renoncent à s’élever pour se comporter dans la plus grande bassesse morale. C’est le monde à l’envers, mon monde mental de jadis à l’envers. Les hommes politiques que je vois agir et parler de façon évoluée éveille mon empathie, et le peuple de peu, mon antipathie.
Et il m’est strictement impossible d’hurler avec ce peuple mauvais d’aujourd’hui, meute de « moutons aux dents acérées, aux babines sanguinolentes » qui s’excitent mutuellement pour mieux déchirer les hommes de bien. Une seule chose m’importe : déjouer ce pouvoir mauvais qui contamine invariablement toutes les belles avancées des humains et les retourne en régressions. Notre courroux d’homme et de femme de bien doit se diriger contre tous nos pouvoirs abusifs d’homme et de femme de peu, qu’il soit pouvoir de maître ou de victime. Il nous faut empêcher le pouvoir de régner sur nos vies en les aliénant à sa petitesse, et non pas le « déplacer », comme l’avait si bien dit Benjamin Constant, du dominant pour les laisser aux mains du dominé ; car ce dernier aura vite fait d’abuser à son tour.
*
Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique1,Alexis de Tocqueville spécula longuement sur le futur de ce régime et les risques d’abus qu’il peut favoriser. Je vais retenir ici certains de ses propos : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul ( …) « Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? »(…) « C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre… » Cette foule innombrable d’hommes qui s’agitent enfiévrés d’excitation se charge toute seule aujourd’hui de se fixer irrémédiablement dans l’enfance. Elle ne veut surtout pas grandir, mais en rester à son immaturité omnipotente d’enfant mal élevé qui veut tout, tout de suite, et colère et casse si ça ne vient pas assez vite. Fuyant toute participation responsable aux affaires publiques, l’individu du peuple de peu fait endosser toutes les responsabilités aux pouvoirs tutélaires. Et si ces pouvoirs ne servent pas son égoïsme, ses intérêts privés, s’ils ne le protègent pas comme il l’exige en lui épargnant tout tracas, il jette sur eux sa violence, comme un enfant racaille peut battre ses parents.
Alexis de Tocqueville considérait aussi que la démocratie n’était pas à l’abri d’un despotisme populaire, qu’elle pouvait être mise à mal par une sorte de tyrannie de la majorité qui dégraderait les mœurs, l’administration politique, l’éducation, la culture même. Telle est ma crainte aujourd’hui si nous ne nous ressaisissons pas en nous indignant contre nous-mêmes.
Sur la majorité qui, par le nombre d’individus qu’elle agglomère peut se croire toute-puissante, et alors abuser en piétinant les valeurs nobles de la démocratie, Alexis de Tocqueville avait aussi dit ceci :« Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes en se réunissant ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ? Pour moi, je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs. (…) Mais la majorité elle-même n’est pas toute-puissante. Au-dessus d’elle, dans le monde moral, se trouvent l’humanité, la justice et la raison ; dans le monde politique, les droits acquis. La majorité reconnaît ces deux barrières, et s’il lui arrive de les franchir, c’est qu’elle a des passions, comme chaque homme, et que, semblable à eux, elle peut faire le mal en discernant le bien. »
C’est mal. Pas le moral. La morale mise à mal.
Il est incontestable que la crise trouve dans les problèmes économiques du moment une grande part de son explication. Un nombre de plus en plus important de gens voit ses conditions matérielles d’existence fragilisées, voire menacées. Il en résulte un surcroît de peur et d’insécurité, doublé bien sûr d’une confiance en l’avenir ébranlée, et d’un surcroît de méfiance par rapport aux gouvernants taxés d’impuissance et d’incompétence alors même qu’ils s’échinent à tâcher d’améliorer les choses. Une fois cette réalité mise en avant, il y a de nombreuses autres raisons qui s’adjoignent à ces difficultés matérielles : des raisons morales et affectives liées à la condition humaine, à l’immaturité toujours très grande de l’homme contemporain et à ses fonctionnements psychoaffectifs. Jouer sur ces derniers peut activer soit notre confiance soit notre angoisse. « Quand le moral va, tout va » dit-on dans la chanson : l’exemple récent du succès de l’équipe de France de football (France/Ukraine lors du match de barrage retour devant les qualifier ou non pour participer au Mondial) nous a montré combien motivation et mobilisation collectives pouvaient donner un moral d’acier, transfigurant une équipe atone en équipe de gagnants à quatre jours d’intervalle. Ce n’était plus les mêmes hommes.
Mais, quoiqu’on fasse aujourd’hui sur les plans sociaux et économiques, la morosité, le déclinisme et la destructivité ont vite fait de reprendre le pouvoir sur notre bon moral toujours bien plus fragile que la brutalité de notre intolérance aux difficultés. D’où cette évidence : il faudrait trouver maintenant à agir sur le mental de nos concitoyens, à réfléchir sur la dimension éthique de nos actions, en réveillant notre esprit philosophique et notre volonté d’évolution psychoaffective.
Nous n’en sommes pas là. Chaque jour davantage, nous assistons à l’emballement d’un cercle vicieux d’excitation collective qui engendre une violence dans les paroles et les actes qu’aucune volonté évoluée ne semble pouvoir raisonner, freiner, voire stopper. Comme si, pour beaucoup, il y avait une grande jouissance trouvée en cet état de fièvre émotionnelle et pulsionnelle qui risque de nous entraîner loin de toute raison. Dans le contexte d’exaspération politique et sociale actuelle, le sociologue Michel Wieviorka (dans un article paru dans Le Monde) disait ce contentement trouvé dans la violence « une jouissance évidente de la part d’observateurs et de médias à approfondir la crise, une jubilation perverse, qui atteint y compris le camp du pouvoir, à voir chaque jour le chef de l’Etat plus bas dans les sondages », tout ceci pouvant affecter salégitimité, alors que les institutions sont un des rares domaines qui échappent encore à la crise.
Cette volonté et ce plaisir pris à approfondir la crise sont patents chez certains, les raisons étant multiples et diverses selon les intérêts différents de chacun. Au plus profond, toujours la même cause m’apparaît : l’immaturité humaine. L’individu n’a pas le moral parce que sa condition est imparfaite, aux prises avec le bien et le mal, aux prises avec les dualités, les limites, le déséquilibre, les fluctuations, la finitude. Dans l’imaginaire infantile qui demeure actif dans les couches primaires de sa psyché, il trouve matière à fuir cette réalité difficile en aspirant à la perfection et à toutes sortes d’idéalités. Moyennant quoi, en ce bas monde comme il va (dans l’imperfection, loin de l’absolu), tout est mal. D’où cet état d’esprit négatif, destructeur, qui voudrait tout démolir, comme si après, ce serait le paradis. Pour grossir le trait, l’exemple du kamikaze qui se fait exploser, entraînant souvent de nombreuses vies avec lui, est édifiant : il va rejoindre directement Dieu en un paradis où tous les délices l’attendent, y compris 40 ou 50 vierges (le nombre exact m’échappe J). Mais en nos inconscients d’occidentaux imprégnés pendant des siècles d’idéologie judéo-chrétienne, le tableau idyllique du paradis qui nous fut brossé est sans doute aussi toujours vivace, d’autant qu’il participe de l’infantile en chacun qui exige des conditions de vie idéales (sur terre ou au ciel, peut importe quand on se croit immortel). Si, aujourd’hui, on fait exploser cette société actuelle imparfaite, pleine de difficultés, si l’on provoque l’apocalypse en faisant table rase, de l’autre côté du décor on va trouver le Royaume, la société parfaite (selon les communistes fous d’idéologie ou les fascistes athées) sans l’ombre d’un doute. Alors allons-y gaillardement ! Provoquons la plus grande pagaille, il n’en ressortira que du bon !
Alors qu’en réalité l’heure est grave, on dirait effectivement que la plupart des gens concoure d’irresponsabilité comme pour se précipiter plus vite dans le mur, cette fièvre les enivrant d’une imaginaire toute-puissance destinée sans doute à effacer de façon magique les difficultés réelles à affronter. Les ados ont tendance à se comporter ainsi, défiant les limites dans la toute-puissance, mais en réalité très inquiets quant à leurs capacités d’affronter et d’assumer la vie à venir sans la protection parentale dont ils profitaient et qui les rassurait jusque-là. (à suivre en lisant l'ouvrage...)