association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
En France et ailleurs, quelle que soit l’époque, les postulats et les visées du système de formation professionnelle initiale ou continue, sont le reflet du modèle économique dans lequel ils s’inscrivent. Or aujourd’hui, notre modèle de référence est vraisemblablement atteint d’épuisement ou en voie de caducité, en raison des mutations et des crises contemporaines de l’économie et de la société salariale. Aussi, cet article invite à une réflexion sur ce que pourrait être la formation professionnelle dans une perspective économique différente, semble-t-il en train d’advenir, mais qu’il convient cependant de réorienter dans une direction tournant le dos aux présupposés productivistes et consuméristes encore culturellement hégémoniques (plus pour très longtemps ?) de notre époque.
Durant la séquence historique dite des « 30 glorieuses », le paysage de l’emploi est relativement stable - d’autant que le chômage n’est que résiduel - encadré par de solides conventions collectives. C’est à cette époque que le droit à la formation professionnelle prend naissance[2], dans un contexte où le niveau de croissance est relativement haut et où les besoins de l’industrie française, symbolisé par la grande firme automobile, nécessitent de former une main d’œuvre peu voire pas qualifiée. Le taylorisme domine une organisation du travail fortement prescrite, parcellisée et structurée de manière pyramidale autour de postes de travail ciblant des tâches répétitives et laissant peu de place à l’intelligence du travailleur. Les trajectoires des salariés sont d’une manière générale linéaires : le même métier, voire le même « patron » tout au long de la carrière. Sous la période fordiste, la formation professionnelle est dominée par le modèle de la qualification : la qualification professionnelle étant un attribut du statut social. La relation formation/emploi est structurée sur un mode exclusivement adéquationniste : tel type de formation correspondant à tel type d’emploi.
A partir des années 80, le déclin des bassins industriels traditionnels et la montée concomitante du chômage de masse, symbolisent la crise du compromis fordiste. En France et dans d’autres pays développés, les politiques économiques adoptent les thèses néo libérales en vertu desquelles l’emploi est, doit être, de plus en plus soumis aux impératifs du commerce mondial et des marchés financiers. A cette époque, le modèle de la qualification s’efface au profit du modèle de la compétence : « c’est-à-dire un recentrage du référentiel sur l’individu, ses capacités, ses potentialités, et non plus sur la définition objectivée d’un poste impersonnel ».[4]
Autrement dit, le travail change même si le taylorisme, pourtant lui aussi en crise, ne disparait pas complètement et se diffuse dans de nouveaux secteurs d’activités : par exemple dans le tertiaire. L’organisation du travail est dominée par la culture du résultat, la polyvalence et l’adaptation incessante eu égard aux exigences de compétitivité et de concurrence. Ce qui se traduit entre autre par une intensification plus grande du travail ayant des effets sur la santé des salariés : stress ; Troubles Musculo-Squelettiques (…).
Dans ce contexte marqué par « l’incertitude croissante des biographies professionnelles »[5], les trajectoires individuelles sont davantage rythmées par des transitions professionnelles, plus subies que choisies. L’adéquation entre formation et emploi connait de plus en plus de « ratés » puisqu’il est devenu habituel que des personnes actives soient amenées sur leur trajet, à exercer des emplois différents du métier pour lequel elles ont été formées initialement. Par conséquent dans le cadre du libéral-productiviste, non seulement la formation ne garantit plus de trouver un emploi, mais il y a aussi un plus grand écart entre :
Dans la perspective libérale-productiviste d’aujourd’hui, la formation professionnelle ne vise plus seulement l’accès à une qualification socialement reconnue et validée par une certification : c’est-à-dire un diplôme. Il s’agit aussi et peut être surtout d’acquérir et de maintenir un niveau suffisant de compétences, que l’on pourra le cas échéant transférer dans différents contextes professionnels. De sorte que le couple compétence/mobilité professionnelle se substitue progressivement au couple qualification/stabilité de l’emploi. L’archétype libéral du travailleur est le salarié-entrepreneur non sédentaire, capable de gérer son portefeuille de compétences et d’entretenir son employabilité.
Mais ajoutons ici que l’alternative au libéral-productivisme en crise, ne justifie pas le retour à un supposé « âge d’or ». C’est-à-dire une société au sein de laquelle la nécessité de sécuriser les parcours professionnels - de plus en plus atypiques - tout au long de la vie, aboutirait à opposer à la précarité et à la flexibilité de l’emploi, des solutions s’inspirant du compromis salarial fordiste. Il s’agirait plutôt d’écrire un scénario inédit, prenant acte à la fois des impasses économiques, sociales et écologiques des deux modèles précédents et des mutations de la société salariale. C’est donc à l’aune de ce nouveau scénario qu’il convient dorénavant de penser la formation professionnelle et au-delà, l’avenir du salariat et du travail.
L’émergence d’un nouveau paradigme économique centré sur le savoir, inaugure une nouvelle ère industrielle du capitalisme. Ce capitalisme dit « cognitif » - symbolisée par de nouveaux « empires » industriels comme GOOGLE - tire avantage notamment de ce que les économistes nomment des « externalités » et que l’on peut traduire ainsi : les effets positifs ou négatifs sur l’économie marchande, de ce qui provient hors du champ de l’économie marchande.
Or, ces externalités lorsqu’elles sont « positives » pour l’entreprise, en terme de savoirs accumulées, résultent principalement du phénomène de « pollinisation »[6]à l’échelle de la société, c’est-à-dire la multitude des activités, interrelations, interconnections humaines, non marchandes et pour partie non monétaires, productrices de richesses sous toute les formes. Particulièrement depuis l’arrivée d’internet, le développement et la circulation croissante des connaissances à l’échelle planétaire, bouleverse ainsi le modèle du travail-emploi caractéristique de la société salariale. En effet, la pollinisation humaine comme facteur de production, à l’image de l’activité des abeilles dans la nature, « brouille » les frontières entre la sphère du travail et celle du hors travail. N’est-il pas par exemple devenu fréquent de communiquer entre collègues sur des objets professionnels, en dehors de l’espace-temps dévolu à l’emploi ou bien dans les interstices informels (et pas seulement devant la machine à café) de l’organisation du travail ?
En outre, plus le travail humain se dématérialise, même si la production matérielle loin de disparaitre se métamorphose, plus il requiert l’implication subjective de travailleurs immergés dans des situations de travail - en particulier dans les « activités du care »[7] - oùle réel de l’activité échappe en permanence aux normes et aux codifications. N’est-ce pas d’ailleurs en cela que l’expérience du/au travail est formatrice, puisque sans cesse source potentielle de nouveaux apprentissages ?
Dès lors que le système économique qui semble se mettre en place, valorise les activités à forte composante cognitive et psycho-affective, la formation professionnelle (au sens large du terme), devient un ingrédient inhérent au procès de production de biens et de services, parce qu’elle conditionne de fait la création et le développement de richesses en grande partie immatérielles ; et ce y compris dans l’industrie manufacturière. En définitive, il n’est point de richesses sans investissements dans le capital intellectuel et l’innovation et sans confiance dans l’initiative et la coopération entre des individus sommés d’être autonomes, mais susceptibles d’accroitre leur « pouvoir d’agir »[8]sur l’organisation et les conditions de travail.
Dans ce nouveau paysage économique encore contrasté, les délimitations traditionnelles et formelles du champ de la formation professionnelle ne sont plus tout à fait opérantes. Car les gisements de cette matière première abondante et renouvelable que sont les savoirs, se nichent partout dans la société. Non plus uniquement au sein de ces « ruches » professionnalisantes et surtout diplômantes que sont les organismes de formation professionnelle. En tous lieux donc où désormais des connaissances scientifiques ; techniques ; artistiques ; (etc.) se créent, se diffusent, se partagent – le plus souvent gratuitement - à travers des réseaux collaboratifs numériques (type WIKIPEDIA) ou autres (type Systèmes d’Echanges Locaux).
L’enjeu pour les années à venir consiste en quelque sorte à détourner ce nouveau« capitalisme compatible avec une sortie du capitalisme »[9] en réorientant les ressources humaines, technologiques, l’intelligence et l’inventivité, vers une « économie de la contribution » chère au philosophe Bernard STIEGLER et à ses amis d’ARS INDUSTRIALIS[10]. Dans une perspective différente mais pas très éloignée, Yann MOULIER BOUTANG trace avec d’autres les voies d’une « économie de pollinisation » qui à de nombreux égards, recoupent les territoires féconds de l’économie sociale et solidaire.
En quoi alors ces modèles économiques alternatifs qui – à l’instar des AMAP[11] ; des coopératives de production ; des logiciels libres ; ou encore des Fab lab[12]– ne divisent plus le monde entre d’un côté, des producteurs détenteurs du savoir et de l’autre, des consommateurs « prolétarisés »[13], préfigurent-ils une nouvelle approche de la formation professionnelle ? C’est à l’élaboration de réponses audacieuses mais crédibles à cette question que nous, acteurs de la formation, devrions nous atteler pour tenter de réenchanter nos métiers en les faisant entrer dans le XXIème siècle.
Serge JAMGOTCHIAN, formateur à Marseille (serge_j@yahoo.fr)
[1]La référence au fordisme s’inspire des travaux d’Alain LIPIETZ et notamment de son dernier ouvrage : « Green Deal : La crise du libéral-productivisme et la réponse écologiste », Editions La Découverte, 2012.
[2]La première loi sur la formation professionnelle des salariés (initiée par Jacques DELORS) date de 1971.
[3]En référence à Alain LIPIETZ.
[4]Pierre VELTZ, « Le nouveau monde industriel », Gallimard, 2000 (édition revue et augmentée en 2008).
[5]Pierre VELTZ, ibid.
[6]En référence au livre de YannMOULIER BOUTANG, « L’abeille et l’économiste », Carnetsnord, 2010.
[7]« C’est-à-dire le soin de ce qui concourt à maintenir le vivant » : Extrait du livre de YannMOULIER BOUTANG, « L’abeille et l’économiste », Carnetsnord, 2010.
[8]En référence à Yves CLOT (titulaire de la chaire de psychologie du travail au CNAM) dont le dernier ouvrage s’intitule : « Le travail à cœur : pour en finir avec les risques psychosociaux », La Découverte, 2010.
[9]Yann MOULIER BOUTANG, ibid.
[10]« Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit ».
[11]« Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne ».
[12]Abréviation de « Fabrication Laboratory ».
[13]Au sens qu’en donne Bernard STIEGLER dans son livre, « Etats de chocs : bêtise et savoir au XXIème siècle », Mille et une nuits, 2012 : « Le prolétariat est constitué non pas par la classe ouvrière ou laborieuse en général, mais par la mise en extériorité du savoir par rapport au sachant ».
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