Ce que les produits dérivés font de l'art ...et à l'art

Publié par jbrunati le 28 Octobre, 2009 - 19:38
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 Je reproduis ici un court texte que j’ai écrit l’an dernier, en réponse à la demande d’une étudiante dont le travail de recherches portait sur la relation entre l’art et ce qu’il est convenu d’appeler « les produits dérivés » issus d’œuvres d’art. Elle sollicitait mon avis sur la question des rapports entre les dits  produits dérivés, les œuvres elles-mêmes, et bien sûr le public ».
 Ceci m’a semblé soulever des question importantes, tant pour l’art que pour la vie sociale en général.
 
Utilisez-vous des produits dérivés et quel usage en faites vous?
Au sens strict non, car ces « produits dérivés » sont associés à des objets d’art notoirement connus sur le marché, ce qui n’est pas le cas pour mes œuvres ; les « produits » dont vous parlez sont, c’est vrai au sens strict, des produits dérivés d’autres produits, car les œuvres d’ art n’ont pas échappé au développement « hyper-industriel » des choses de culture et sont devenues elles aussi des produits comme les autres . Certes certaines d’entre elles atteignent des prix fous, hors du commun, ce sont aussi des produits, des produits de luxe dans ce cas comme un diamant , une Rolls ou une Rolex. Or l’œuvre d’art témoigne aussi (ou pas) de quelque chose de très particulier, d’ un savoir-faire, plus ou moins élaboré, plus ou moins original, qui n’est pas quantifiable. L’œuvre que fait un artiste n’ a pas de prix car s’y exprime quelque chose d’inestimable..
Dans un certain sens je pourrai considérer mon blog comme un produit dérivé de mon travail mais sans doute ce n’est pas cela que vous entendez évoquer . Il m’arrive d’envoyer à des amis des petites peintures sur cartes postales mais ce sont des œuvres uniques et cela ne fait pas partie de ce qu’on entend en général par produits dérivés qui sont, par définition, en matière artistique, des reproductions d’oeuvres ou de parties d’oeuvres. Il m’arrive de penser à multiplier les formes de reproduction de peintures ou sculpture que je voudrais mieux faire connaître, afin de me faire mon propre promoteur en somme, mais j’avance ici en terra incognita et j’ai encore très peu exploré ce domaine, pour lequel je ne me sens pas très doué.. Je deviendrais ainsi mon propre publicitaire et le produit dérivé serait alors un moyen de trouver le public, « mon » public ? 
Que pensez vous de l’utilisation qu’en ont fait Andy Warlhol ou Keith Haring ?
Voir plus loin…
Pensez vous qu'ils dénaturent l'oeuvre d'art dont ils sont tirés?
Dans un premier temps je répondrai non, car les œuvres originales restent, résistent dans leur irréductibilité à toute forme de duplication ; je pense qu’elles ne disparaissent pas du fait de la reproduction qui en est faite, que celle-ci soit commerciale ou non. Elles ne sont pas détruites pour autant et sont bien là où elles ont été déposées, transportées, montrées, etc. La reproductibilité ne supprime pas l’œuvre originale qui reste comme objet particulier, mélange travaillé de sensible et d’intelligible. Est-ce que reproduire systématiquement un original le dénature? On l’a souvent cru, après l’interrogation lancée par Walter Benjamin ; est-ce qu’elle en supprime « l’aura » dont il parle, qui est le signe de la rencontre avec du sacré ? Je ne le crois pas non plus, en tout cas pas complètement ; sinon comment comprendre pourquoi tant de gens vont voir « en vrai » ce qu’ils ont pour la plupart déjà vu et revu en reproduction. L’aura / et tout ce qui y ressemble / tient au caractère absolument singulier de chaque oeuvre d’art et au regard que chacun lui porte; elle est unique au sens strict comme le charme d’une femme peut l’être. En matière d’art, personne d’autre que son auteur n’aurait pu créer l’œuvre à sa place. Ce n’est donc pas la nature même de l’œuvre qu’abîmerait la prolifération des reproductions, produits dérivés et autres ; néanmoins la perception générale des œuvres en est sûrement transformée car l’œuvre originale est alors prise dans une série où on risque de la voir noyée, chaque œuvre entraînée ainsi de façon artificielle et à l’infini dans le sillage de ses propres reproductions alors que son propos est plutôt de dialoguer avec d’autres œuvres du passé et du présent qui sont ses partenaires autant que ses rivales. Voilà donc une des conséquences indirectes de l’accumulation de « produits dérivés » : chaque œuvre originale risque de se retrouver, dans la perception commune, isolée dans une sorte de jeu de miroirs où les doubles marketisés de l’œuvre hantent cette dernière jusqu’à la rendre méconnaissable. La perception de l’œuvre originale s’en trouve alors brouillée. A force d’être entourée d’une nuée de fantômes (les produits dérivés, etc.) l’œuvre est-elle plus largement reconnue? J’en doute, cela m’amène à votre question suivante.
Pensez vous qu'il y a une façon de faire en sorte qu'ils enrichissent cette oeuvre d'art, qu'ils en soient en quelque sorte le prolongement?
J’ai pointé le risque mais ici votre questionnement est plus précis ; cela ne peut se faire sans évoquer le contexte dans lequel les « produits dérivés » se développent. Vous parlez d’enrichissement et de prolongement de l’œuvre. Certes il m’arrive d’acheter des cartes postales, des affiches reproduisant des oeuvres que j’ai aimées et je n’ai rien contre celui qui s’achète une cravate reproduisant les tournesols de Van Gogh ; mais je doute que les produits dérivés d’une œuvre puisse amener au contact de l’œuvre quelqu’un qui serait étranger à l’œuvre générale de l’artiste et ne la connaîtrait pas, qui n’aurait pas déjà une relative culture, un savoir de la chose. Ceci dit il ne faut pas trop sacraliser les œuvres en tant qu’objets non plus. Personnellement je me suis intéressé très jeune à l’art par la lecture de quelques rares ouvrages d’art que possédaient mes parents ; les livres d’art sont en quelque sorte des « produits dérivés » eux aussi mais dans un sens très particulier car ils participent par définition de la culture qui a toujours largement entouré, suivi ou précédé la production des œuvres ; il y a cependant dans les livres quelque chose de très important, de fondamental et qu’on ne peut pas mettre sur une cravate : ce sont des textes.
Alors sur l’enrichissement éventuel de l’œuvre, je comprends bien que cela pourrait signifier qu’art et marché se marient et s’enrichissent mutuellement mais j’ai bien peur que le gain ne soit que d’un seul coté. Le marché est du coté de la vie immédiate, de ses joies fugaces et de ses déceptions ordinaires, il tend à rendre monnayable ces choses si précieuses, l’art est du coté de ce qui de toutes ses forces tend à durer, à interroger de façon énigmatique le monde, la mort…etc. « vita brevis, ars longa » disait les Romains.
Quant au prolongement dont vous parlez pourquoi pas bien sûr ! Ce prolongement est le rôle de la culture qui se doit - comme je le disais plus haut – d’entourer et d’accompagner les œuvres( historiens , commentateurs, penseurs et philosophes de l’art, artistes, poètes et écrivains…) ; du texte, là encore le plus souvent.
 Comment faire partager plus largement la culture ainsi entendue, c’est là un vrai problème, à proprement parler politique. Mais avant (et pour) qu’il y ait prolongement il faut d’abord qu’il y ait effet des œuvres et c’est pour cela que le contact direct avec les œuvres joue un rôle irremplaçable.
Or ce n’est pas cette conception de la culture qui est développée et défendue en réalité aujourd’hui. Ce qui est promu c’est l’industrie culturelle ou la culture industrielle ce qui revient au même. Elle a sans doute sa place, puisque on ne peut pas ne pas être de son époque , mais pourquoi vouloir que cette industrie par ses produits aide l’art ? La meilleure façon d’aider l’art serait de permettre très largement aux créateurs de créer , de montrer leurs œuvres et d’en discuter avec tout le monde, artistes et non-artistes. Ce n’est pas ce qui se fait. Les œuvres se sont donc éloignées du public du fait même (mais pas seulement) de cette industrie culturelle qui démultiplie toute chose en la rendant rentable /or l’art est devenu très rentable / pour les besoins de marchés toujours plus avides et qui n’ont de cesse de créer de nouveaux produits et d’élargir leur public, leurs clients en fait, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’art , on le comprend bien.
Ce qui est gênant c’est cette propension des discours culturels officiels et autorisés à sacraliser l’art sous une forme muséïfiée, patrimonialisée, je m’explique : il y a là une alliance-fusion entre les forces du marché et une conception momifiée du passé qui s’est emparée des plus hautes sphères depuis quelques décennies. Cela va aussi avec l’air du temps ; en effet la rupture avec le passé est telle que nous pensons ne plus rien avoir en commun avec ceux qui l’ont vécu et produit, et avec ce qu’ils ont réalisé , artistes, inventeurs, grands hommes, etc. Ce qui n’était pas le cas encore par exemple pour des gens de la génération de Picasso par exemple, et d’autant moins encore pour des gens du XIXème siècle qui avaient encore et tentaient de préserver un rapport vivant avec la tradition parce qu’ils savaient ce lien fondamental; nous pensons le passé comme mort et aussi bien le passé immédiat que le passé lointain d’ailleurs; d’autres que moi l’ont dit , nous vivons dans une « culture » du présent perpétuel. Cela a des conséquences pour notre propos. Je disais plus haut que l’œuvre s’est éloignée de son public, c’est à mettre en relation avec ce sentiment nouveau de liberté absolue à l’égard du passé qui a nécessairement pour contrepartie un culte officiel du passé, une sorte de nouvelle religion de l’art de laquelle je me sens étranger. C’est cela essentiellement qui nous éloigne des œuvres plus sûrement encore que les produits dérivés qui n’en sont qu’un des aspects. Cet éloignement est préjudiciable aux œuvres ; c’est sans doute de cela dont témoigne  la « ruée vers les musées » qui est devenu un lieu commun des gazetiers ; cette « ruée », qui entraîne des « queues » mémorables parfois, est le symptôme de quelque chose qui s’est passé, d’une distance qui s’agrandit entre les créateurs et le public ; car le public est de plus en plus dépendant du marché qu’on lui propose et qu’on construit pour lui. Nous sommes au temps où la culture est devenue réellement une industrie de masse et cela pose toute une série de problèmes nouveaux mais ces problèmes ne sont jamais débattus ; un de ces problèmes est que le passé / en l’occurrence toutes les œuvres d’art reconnues ou en voie de reconnaissance/ est patrimonialisé, momifié comme je le disais ; c’est à dire que concrètement les œuvres, dans le même temps où elles sont actualisées en quelque sorte par les industries des produits dérivés entres autres, se trouvent rejetées dans un autre temps qui paraît inaccessible, un passé mort. Or le passé n’est jamais complètement mort dans la mesure où nous nous le sommes approprié, c’est ce qui vit en nous et peut-être ce que nous avons de plus vivant. Voilà où réside un des problèmes cruciaux que nous avons à résoudre : nous n’avons plus, ou de moins en moins, de relation vivante avec les œuvres du passé, nous allons voir des œuvres de plus en plus comme si c’étaient des images. A une époque où tout est donné à voir que représente encore la peinture? Est-elle victime du succès étourdissant des images, elle qui a toujours cherché / c’est son ambiguïté/ à attirer le regard du spectateur pour lui dire : « regarde ça, car ça te regarde ». Au sens propre et au sens figuré l’œuvre nous regarde. Savons-nous (apprenons-nous?) à regarder ce qui nous regarde dans l’œuvre? C’est pour cette raison que l’art n’est plus bien vivant ; c’est que nos regards ne sont plus trop vivants eux-mêmes, ils sont assez froids, il n’y a plus vraiment de surpris. Les gens viennent dans les expos mais pour quoi ? Pour vérifier quelque chose ? Pour ne pas paraître hors du coup? Parce qu’ils y sont entraînés, traînés? Pour apprendre vraiment ? Je parle ici plutôt de la masse des gens qu’on voit dans certains musées emblématiques et dans certaines expos particulièrement médiatisées. Il y a des musées particulièrement en province où on a tout le loisir d’admirer des œuvres de très grande valeur artistique car on y est parfois le seul visiteur. Pourquoi tant de gens d’un coté et si peu de l’autre ?
D’ailleurs il est frappant de constater que le phénomène est exactement le même pour ce qu’on appelle l’Art Contemporain. Il est lui aussi pareillement muséifié, chosifié, répertorié, mis en coupe réglée, dupliquée à l’infini. La seule différence est que ce qu’on appelle l’épreuve du temps n’a pas fait son œuvre. On y voit le même phénomène des produits dérivés se développer et Warhol en génie publicitaire qu’il était avait tout compris de cela / car sans Andy Warhol pas de Keith Haring à mon avis, c’est d’ailleurs lui qui l’a lancé/. Ceci pour évoquer votre 2ème question à laquelle je n’ai pas répondu, les œuvres de ces deux artistes contemporains m’intéressant moyennement.
Pensez vous que les droits d'auteurs sont facilement applicables? Internet rend-il son application plus difficile? En est il de même pour les oeuvres sur support concret et sur les oeuvres audiovisuelles? Quels ont été les avantages et les inconvénient de votre blog par rapport aux expositions?
J’ai du mal avec cette question car je ne connais pas grand chose à cette question des droits d’auteur et je risque de dire des bêtises ou des lieux communs. Pour la 2ème partie de la question, j’ai très peu de recul puisque j’ai créé mon blog en fin 2007 et ma dernière exposition s’est déroulée en octobre 2008 ; à ma connaissance aucun effet direct du blog sur cette expo mais il est vrai que je n’ai pas le temps de nourrir mon blog comme je le souhaiterais ; et puis j’expose peu souvent.
Enfin,
Pensez vous que l'art perd son caractère sacré? S'inscrit il de plus en plus dans la vie quotidienne, comment et quelle place tiennent alors les musées?
Je pense (et j’espère) avoir répondu, en partie et à ma façon, à cette question qui évidemment appellerait d’autres suites et réflexions, étant donné l’importance du sujet, son caractère épineux et complexe. Je vous aurais au moins donné mon premier sentiment et je vous remercie sincèrement de m’avoir permis de réfléchir à quelque chose qui touche de près à mes préoccupations, esthétiques, existentielles, politiques, humaines, etc.
Jean-Louis Brunati
 
 
 

 

 
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Bonjour, Simplement pour vous

Bonjour,
Simplement pour vous dire que le texte que vous nous promettez n'apparait pas sur votre blog.
Bien à vous.
E. Blanchot

Bonjour, le texte est en

Bonjour, le texte est en fichier attaché.

Jean-Louis Brunati