Cahier numéro sept

Publié par fdidion le 23 Septembre, 2010 - 10:50
Version imprimable

"cours Francis, cours"

 

à John Elster.

 

Cahier - 7 -

Juillet 2010

 

Production euchrèsiologique

 

 

L'économie, fondamentalement, se présente comme une science pour penser le bon usage que l'humanité peut faire de ce dont elle dispose.

 

Son étymologie se réfère à une « norme », une « loi » de la « maison ». Le mot « économie » semble donc nous dire que la connaissance de cette loi ou de cette norme est un gage de bonne organisation sociale.

 

Loi de nature, extérieure, et s'imposant à la volonté de l'homme ? Telle la loi de gravitation qui s'impose aux pommes, au Newton et aux autres êtres et choses ? … ou norme, outil forgé par une volonté humaine qui vise à rassembler une société humaine en un tout agissant dans un mouvement cohérent ?

 

Le mot « économie » nous oriente vers la deuxième hypothèse, bien que le noyau des structures économiques, sur lequel est centré toute la construction de cette science, ait reçu le nom de « loi » de l'offre et de la demande, ou de « loi » du marché. Il s'agit en fait d'une norme qui n'acquiert l'apparence d'une loi qu'au sein d'un système de relations sociales fondé sur la possession des objets, des végétaux, des animaux et des autres humains. Cette aptitude à la possession et au respect de ce que les autres possèdent est le fruit d'un dressage universel, non le fruit d'une éducation.

 

Le caractère universel de ce dressage rend souhaitable que chacun respecte les usages qui en découlent et qui sont le socle de la cohérence du monde que l'humanité s'est construit dans le Cosmos. Cela n'implique pas du tout de s'interdire de jeter un œil et de faire quelques pas hors de ce monde, ni de rêver aux autres façons dont l'humanité aurait pu ou pourrait faire son nid dans ce Cosmos. Ainsi faisons nous depuis deux ans dans ces cahiers : jetons un œil, faisons quelques pas, et rêvons.

 

Laissons de côté la question de savoir si l'économie est à considérer comme la branche marchande de l'euchrèsiologie, ou si cette dernière est à considérer comme une branche non marchande de l'économie. D'ailleurs, peut-être avons nous affaire à deux disciplines distinctes qui ont en commun un certain champ d'application, et qui ont chacune un autre champ d'application, spécifique.

 

De même que l'économie est provisoirement sourde à ce qui peut lui être dit, et n'a rien à dire, de l'activité non marchande des sociétés ; de même tout le vocabulaire que nous forgeons est exclusivement destiné à explorer les potentialités des activités non marchandes, et la réalité quotidienne du mode de production domestique (MPD).

 

S'il faut formuler des normes, nous pouvons espérer qu'elles soient la déclinaison dans le monde humain de lois de nature plus universelles, en sorte que le monde humain ait quelques chances d'être relié au reste du Cosmos. Nous avons en tête cette loi du vivant, loi de la profusion régulée, que l'on trouve probablement très présente dans les systèmes artificiels, et pour le moins au niveau du robinet de mon évier. Jamais une des cellules d'une de mes alvéoles pulmonaires n'a marchandé son travail d'extraction de l'oxygène, pour un échange avec une cellule de mon foie, de cet oxygène contre du glucose, produit par cette cellule du foie et dont elle a un besoin vital. Profusion régulée.

 

On peut imaginer que, à un stade de son développement, l'humanité pouvait choisir l'une ou l'autre norme, pour intégrer le fruit qui allait naître du génie créatif de l'esprit humain : société de marché, aboutissement des processus induits par l'échange des possessions, ou société de profusion régulée, ne s'épanouissant qu'au gré de la lente maturation de la sensibilité qui s'exerce à l'échelle du MPD, en une sensibilité étendue à l'ensemble de l'humanité sur terre. Question d'équipement sensoriel. On peut lire, dans les mythes, l'écho d'une longue période d'hésitation de l'humanité entre ces deux voies.

 

Les écrits d'un certain nombre d'anthropologues suggèrent un temps de mondialisation paléolithique, basé sur un modèle que l'on peut supposer lent et non compatible avec le modèle néolithique, mille fois plus productif, mais où à peine un dix millième des cités construites a échappé au destin d'être consumé. On peut supposer que la norme de la profusion régulée n'aurait pas causé autant d'incendies. J'ai appris récemment qu'un certain nombre de forêts, que nous pensions « primaires », se révèlent être les fruits d'une culture millénaire, par des populations locales, qui ont conduit leur environnement dans le sens d'être la source d'une profusion de biens pour eux (émission de Ruth Stégassy sur France Culture, à 7h. Le 4 septembre 2010 - Geneviève Michon : « à Sumatra, agroforêts, de tout temps confondues avec des forêts primaires »).

 

La période Jômon, du Japon, entre onze millénaires et trois siècles avant Jésus Christ, n'est-elle pas un rameau, soudain isolé du reste du monde, de cette mondialisation paléolithique ? Au troisième siècle, la riziculture irriguée intensive des Wajin entre au Japon par le sud. La démographie galopante de cette population porte bien la marque du néolithique face auquel il n'est plus d'autre choix que de s'y convertir ou disparaître … en attendant que ce modèle ait fini de consumer tout ce qui est à sa portée, et peut être, pour les esprits inspirés qui ont pu être conscient de ce qui se passait, en s'efforçant de conserver la mémoire d'un autre avenir possible, et qui était à advenir lentement, car n'étant pas activé par le forceps des défis que posent les guerres à l'inventivité humaine. Aux prix de quelles transformations une telle mémoire aurait-elle pu traverser les temps ? La vraie question est de savoir si l'évolution du monde ouvre devant nous une époque en laquelle un modèle autre que celui de l'échange des possessions est appelé à une fécondité supérieure, peut-être dans les limites d'un nouvel espace, dont nous voyons bien qu'il serait vital de percevoir la frontière, pour n'être pas paralysé par la coexistence de deux normes inconciliables.

 

Autre lieu de la terre où l'on peut, peut-être, lire une confrontation des deux « normes » entre lesquelles l'humanité devait choisir pour conjuguer la créativité et la puissance de production de ses individus en une puissance collective : l'Inde dravidienne qui recule vers le sud et se dissout dans le flot d'humanité aryenne venu du nord ?

 

Les mots n'acquièrent que lentement du sens. C'est pourquoi nous nous limitons ici à la définition d'un seul concept. En réalité, c'est à la lumière de l'urgence de commencer d'apporter un contenu dépourvu d'ambiguïté dans ce concept qu'il faut lire tout ce numéro.

 

 

DEFINITION

 

Production euchrèsiologique : plus qu'une production non destinée à l'échange, c'est une production destinée à ne jamais être échangée. Où qu'elle parvienne, elle est pensée par le producteur comme un messager (1) de soi, à la fois vecteur d'une partie de la volonté délibérée qui était dans l'acte de produire, et aussi vecteur des conséquences imprévisibles de cet acte, comme est imprévisible la croissance d'un arbre que l'on sème ou que l'on plante, et plus encore imprévisible le devenir des fruits qu'il portera. Il est vraisemblable que les semailles de telles productions sont stériles si elles ne tombent pas dans le terreau d'une éducation sophistiquée, c'est pourquoi la nature même de la production et de son mode d'attribution participent de cette éducation. Quiconque fait usage de sa production, le producteur le fait sien. Au sens où quelqu'un peut dire « les miens », en parlant des individus de la communauté à laquelle il appartient. Loin d'être « quitte », l'heureux usager de la production se trouve relié, invité, irrévocablement. Ainsi de tout lecteur qui saurait faire son miel de ce texte, que je suis en train de produire à grand peine.

 

En d'autres termes, on pourrait dire que c'est une production exclusivement destinée à parvenir à des amis. Amis au sens de frères et sœurs, gens du même peuple, humains dont on a plaisir à savoir l'existence, même s'ils ne sont rencontrés physiquement que par l'intermédiaire de ce qui peut être produit pour eux.

 

Allons plus loin : cette production exclusivement destinée à des amis leur parvient dans une logique de diffusion qui ouvre au producteur un potentiel de compter sept milliards d'amis : production-vecteur d'outils, de supports d'architectures sociétales, propres à fonder et entretenir des sociétés scientifiques, frugales et pacifiques (2).

 

Dès lors, les tâches requises, pour explorer cette matière, se distinguent en deux catégories :

  1. l'étude des fonctionnalités nécessairement inhérentes aux outils de socialisation à faire porter par les produits (3);

  2. la construction concrète des outils dont on attend qu'ils remplissent ces fonctions, à partir des expériences antérieures, et en vue de la mise en œuvre de nouvelles expériences (4).

 

Cette dernière phrase a fait souvenir mon Claude Bernard, et je suis allé chercher dans ses écrits quelques mots pour finir en bonne compagnie :

« l'idée à priori ou mieux l'hypothèse est le stimulus de l'expérience, on doit s'y laisser aller librement, pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience d'une manière rigoureuse et complète. Si l'hypothèse ne se vérifie pas et disparaît, les faits qu'elle aura servi à trouver resteront néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science. »

 

 

notes:

  1. Si nous savions nous servir de cette machine, nous aurions eu plaisir à reproduire ici ce kanji japonais, en huit traits, qui signifie à la fois utiliser, utilisation, et … messager (n°180 dans le livre de Lionel Mérand, « Kanji kakitai », éditions ellipses-2009)

  2. C'est à ce point que la référence au néolithique a sa pertinence. Le néolithique comme moment de cristallisation d'une humanité despotique, nataliste et guerrière. Nous avons fait l'hypothèse que l'échange des possessions est le catalyseur de cette cristallisation.

  3. À cette recherche, nous consacrons les numéros impairs des cahiers. Voici l'essentiel de ce qui semble devoir être retenu, au point atteint aujourd'hui, en quelques mots : deux fonctions sont indispensables : 1) mesure de la valeur des productions a) pour les individus qui en font usage, b) pour l'ensemble de la société, 2) répartition des tâches nécessaires à la production entre les individus de la société. - On peut d'ailleurs étendre à l'économie marchande cette façon de voir la question de la mesure des satisfactions dont les productions sont la source et des travaux nécessaires à leur réalisation : c'est par un progrès dans la division des tâches et la connaissance de la valeur des choses que le troc, puis les systèmes monétaires justifient leur hégémonie. Il serait intéressant d'analyser les systèmes monétaires sous l'angle de leur succès dans la poursuite de ces deux buts, mais aussi de faire le catalogue de la formulation d'autres justifications de ces systèmes monétaires, afin de déterminer dans quelle mesure les finalités énoncées sont véritablement atteintes. Enfin, compléter l'analyse avec l'observation de leur responsabilité dans la survenue d'effets indésirables collatéraux.

  4. Ce sont les numéros pairs des cahiers qui posent les jalons de cette recherche.

 

 

Créative Commons

Ars Industrialis – Francis

PAS de modifications

PAS de commercialisation

 

P.S. Pour les juristes, suggestion de réfléchir à un brevet euchrèsiologique, conforme à l'esprit des lumières et de l'encyclopédie. Genre de Créative Commons interdisant la commercialisation. Cette interdiction n'exclut pas la mesure de la valeur, à condition que celle-ci soit le fruit d'un moyen non monétaire, non fondé sur l'échange conditionnel, non fondé sur la mesure de la valeur d'une chose que l'on acquiert par la valeur d'une chose dont on se défait. En d'autres termes, n'exclut pas une mesure de la valeur, pourvu que celle-ci ne soit pas liée au métabolisme du dieu facteur d'équivalence. Toute notre recherche vise la cristallisation d'un métabolisme facteur de maturité des individus humains.

Dans le labyrinthe

Juste un mot pour vous signaler un article sur un livre qui pourrait vous intéresser.

ici : http://www.refletsdutemps.fr/index.php?option=com_zoo&task=item&item_id=346&Itemid=2

Bien à vous.

Cher Pollux

Merci,

"élucider la raison économique", c'est bien pour cela que j'ai composé les cahiers de mon blog. Mais avant tout, c'est par des expériences de sortie de cette raison, de ce ratio, que peut être vécue une véritable élucidation. Ainsi n'est vécue la vision de l'eau par le poisson que s'il devient poisson volant ou saumon, le temps du saut, pour reprendre un élément central du cours de Bernard Stiegler à Epineuil. Car nous sommes, dans nos vies, comme des poissons dans l'eau de l'ordinaire de la raison économique. Il faut donc créer de l'extraordinaire.

   Joyeux Noël à vous,    

Francis.