association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
La lecture est une technique de soi, et la finalité d’une lecture réside dans cette technique de soi. Comme Michel Foucault, nous insistons sur le lien entre lectio et meditatio, lien passant nécessairement par l’écriture de soi[1]. Dès le Moyen-âge précoce, la lecture fut comprise comme epimeleia (soin, gouvernement), soit comme discipline, exercice, étude, méditation.
Le concept de « lecture industrielle » a été forgé par Alain Giffard. Google est, par exemple, une industrie de lecture, un marché « double-sidded » : échange d’informations sur les lectures contre des informations sur les lecteurs, échange d’informations sur les lecteurs contre de la publicité. Le web, réseau de textes, est aussi un réseau de lecture, c’est une technologie de lecture : utiliser un moteur, c’est simuler l’activité d’un bibliothécaire ; personnaliser son navigateur, c’est imiter le journaliste devant son dossier de presse ; stocker des centaines de textes sur son disque dur, c’est simuler le travail du documentaliste, etc. Le risque est que le lecteur mette en œuvre des traitements automatisés correspondant à des compétences de lecture qu’il ne possède plus. L’objectif de produire une technologie de lecture n’a pourtant jamais été sérieusement poursuivi par les industries de l’information, ce qui conduit à cette situation étrange d’une pratique technique sans technologie, ou une technologie par défaut.
Sept activités peuvent caractériser la lecture numérique : la navigation, le marquage, la copie, la prospection, l’annotation, la mémoire et la publication. La lecture numérique, en tant qu’elle se distingue de la lecture imprimée, n’est donc pas simplement une lecture à l’écran, c’est d’abord une lecture hypertextuelle[2]. Le lecteur devient l’opérateur qui met en œuvre les virtualités du texte numérique, ce pourquoi il y a autant de textes que de versions de lectures. Cependant, le risque est grand de se perdre dans ces liens, et surtout, malgré tous ses mérites, le web est le lieu d’une fausse symétrie : le lecteur lit des textes, voire des hypertextes, sans pouvoir créer ses propres parcours.
La lecture numérique est actuellement plus propice à lecture d’information plutôt qu’à la lecture d’étude. Ce qui distingue la seconde de la première n’est pas tant son activité ou son intensité, que sa finalité : la lecture d’étude est une culture de soi.
La grande différence entre l’espace de la lecture classique et celui de la lecture numérique est l’absence presque totale du rôle direct d’une puissance publique dans l’institution du lecteur. De cette absence résulte le risque d’une lecture sans savoir-lire, une lecture-consommation. La lecture ne réactualisera son sens originel de legere (ramasser, recueillir, parcourir, relier), sans une politique industrielle publique.
[1]cf. L’écriture de soi (1983) qui reprend les éléments du cours au Collège de France (3 mars 1982), retranscrit dans L’Herméneutique du sujet. Ici Foucault, commente la lettre 84 de Sénèque à Lucilius.
[2]On peut schématiser l’opposition entre les deux lectures comme suit : Lecture livresque : norme séquentielle et linéaire, structure habillée typographiquement, fixité de cette forme typographique, unicité et limitation du texte, principe d’un bon parcours de lecture, prééminence de l’auteur. Lecture numérique : norme non séquentielle, hypertextuelle, structure visible et opérable, fluidité et versatilité de la forme, texte en réseau, ouvert et illimité, multiplicité des parcours de lecture, activité et prééminence du lecteur.