Travail Sens Souci Soin

Publié par bumbrecht le 24 Février, 2010 - 15:57
Version imprimable

Lorsque j’ai rencontré Daniel Tyradellis, philosophe, l’été dernier à Dresde, la Florence de l’Elbe venait de perdre son label de site du patrimoine mondial de l’Humanité. La vallée de l'Elbe à Dresde avait été placée en juillet 2006 sur la liste rouge des sites mondiaux en péril en raison du projet de construction d'un nouveau pont sur le fleuve. Le site a été retiré de la liste lors du Congrès de Séville de l'UNESCO, en juin 2009. Et à juste titre.  

Cette nouvelle fut une bonne entrée en matière pour une conversation consacrée à la notion allemande de Sorge qui figure dans le titre de l’exposition dont il est le commissaire – Arbeit / Sinn / Sorge -  et qu’il faudrait traduire en français par les deux mots souci et soin. Ce qui donnerait pour l’exposition : Travail Sens Souci Soin

Les habitants de Dresde ont préféré le petit surcroît de confort automobile qu’allait leur apporter la construction d’un nouveau pont.  Ils n’ont pas compris ou pas voulu admettre qu’ils se devaient de prendre soin de leur ville non seulement pour eux-mêmes mais pour le bien commun de l’humanité. 

Peut-on, doit-on, comment avoir le souci du monde ?

"Quand on imagine que le travail même le plus modeste intervient dans les processus mondiaux, quand on commence à comprendre  qu’il y a des interactions même si elles sont très compliquées qui peuvent avoir un effet boomerang, la dimension change et lesouci qu’on se fait pour soi rejailli sur le monde et nous revient", explique Tyradellis.

En allemand, dans le mot Sorge, la dimension du souci, de la peur, de l’inquiétude (je m’inquiète pour toi) est beaucoup plus forte. Faire attention à soi et aux autres, être attentif, cette dimension du soin au sens où Bernard Siegler, présent dans le catalogue de l’exposition[1] utilise ce mot, par exemple dans son livre Prendre soin de la jeunesse et des générations[2] est présente aussi. Mais le mot reste connoté plus négativement. « Pour nous, explique Daniel Tyradellis, il était important de redonner dans le titre de l’exposition une dimension positive. La question est celle de l’objet du soin. Quelle ampleur peut-on donner au soin et à son objet ? Une dimension strictement individuelle ou peut-on aller au-delà ? Dans quelle mesure peut-on développer des sentiments pour quelque chose qui transcende la dimension individuelle ? 

Une exposition aux mille questions

Le Deutsches Hygiene Museum de Dresde n’est pas à priori d’après son nom le lieu où l’on s’attend à trouver une exposition intitulée Arbeit Sinn und Sorge (Travail / Sens / Souci et soin), encore qu’il se veuille être un Musée de l’Homme. Si l’on devait trouver une comparaison on pourrait penser au Palais de la Découverte à Paris.

L’exposition est conçue comme un travail pédagogique autour du concept  de travail avec les moyens de l’audiovisuel. Qu’est-ce que le travail ? Ce n’est pas facile à définir surtout si l’on considère que les notions de travail et d’emploi ne se recouvrent pas. Définissant le travail comme une transformation humainement motivée du monde, l’exposition ouvre de nouvelles pistes. « Ce qui nous manque dans la discussion sur le travail, c’est l’expérience individuelle, personnelle, de celui qui veut, peut ou doit travailler ».

L’exposition est décomposée en 5 espaces. Le temps des questions. Le visiteur est accueilli dans le premier d’entre eux par un paresseux tel que l’on peut en voir dans un zoo à la différence qu’ici bien entendu il est empaillé. Comment un paresseux peut-il attirer autant l’attention ?  Saurions-nous faire comme lui, c'est-à-dire ne rien faire ? Pourrait-on imaginer une culture du rien faire ? On pense évidemment au célèbre texte le Droit à la paresse de Paul Lafargue. Qu’est-ce qui distingue le travail de son contraire ? Quels rapports entre travail, non travail, chômage et emploi ? Des téléviseurs miniatures posent les questions de savoir comment distinguer travail et loisirs. Divers objets, la cruche, la chaussure, le marteau, la poupée, le papier dont on retrouvera la trace tout au long de l’exposition prolongent la réflexion.

Le second espace « la salle des machines » est un peu la success-story du capitalisme consumériste jusqu’aux années 90. Le travail est un moyen de satisfaire ses désirs. On y trouve par exemple la collection complète d’une marque de chaussures de sports. L’espace suivant est consacré à l’éducation et à la formation et, par exemple, à la question souvent adressée aux enfants : que feras tu plus tard ? D’où leur vient leur réponse ? Quel est le rôle du jeu, des parents, des grands-parents ? Que voulions-nous faire quand nous étions enfants et pourquoi ne l’avons-nous pas fait ?  Qu’est-ce qui façonne notre conception du travail ? Puis suivent les différents agencements dans le rapport au travail. Enfin, l’espace monde est animé par des extraits de talkshows sur le thème de la globalisation. Dans des dessins animés, des « experts » en marionnettes rendent compte du futur du travail.

De fil en aiguille, nous passons de la définition du travail comme transformation du monde au travail comme transformation pour le monde et comme souci et soin de soi, des autres et du monde.

Difficile de considérer le travail comme quelque chose dont on pourrait se passer. Pourquoi ? Est-ce une forme de sublimation ? Les machines, dit Tyradellis, prennent en charge de plus en plus d e travail  mais ce n’est pas considéré comme une réussite, on appelle cela du chômage structurel et c’est ressenti comme une crise.

Et si l’histoire de l’humanité, comme le suggérait Walter Benjamin, ne pouvait commencer qu’une fois celle-ci  dégagée du souci de la survie et du labeur quotidiens ?

L’exposition laisse au visiteur une extraordinaire liberté de critiquer les propositions mêmes qui lui sont faites. Ce qui peut aussi être troublant, comme toute liberté Le riche catalogue contient de multiples documents et travaux de philosophes et de sociologues. L’ensemble de plus de 400 pages confirme que cette exposition n’est pas faite pour les paresseux.

On peut y jeter un coup d’œil ici http://www.dhmd.de/neu/index.php?id=1483

 

 P.S L'exposition qui fin février avait été vue par près de 70 000 visiteurs est prolongée jusqu'au 11 juillet 2010

 

Dans le train de retour, je tombe dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung sur un grand entretien croisé entre  Hans Christoph Binswanger, professeur d'économie et spécialiste de Goethe, avec l'un de ses élèves, Josef Ackermann,  l'actuel président de la Deutsche Bank. A la question : « Que pouvons-nous apprendre de Goethe (dans la crise actuelle) ? », Hans Christoph Binswanger répond : « Nous devons nous atteler à la Sorge (souci-soin), soin pour la préservation de la nature, soin de son pays et souci de la mesure".

Binswanger plaide pour une sorte de croissance tempérée.

Dans la deuxième partie du FAUST de  Goethe, on trouve le personnage allégorique  - un fantôme – de  Sorge qui finit par rendre Faust devenu le premier entrepreneur global de la littérature définitivement aveugle.

 

bernard.umbrecht[at]free.fr

 


[1]Le texte du catalogue de l’exposition est repris dans le dernier essai de Bernard Stiegler : Pour une nouvelle critique de l’économie politique (Editions Galilée)

[2]Flammarion.