formation et destruction de l'attention 1

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CONTRE LA DESTRUCTION DE L'ATTENTION

POUR UNE NOUVELLE POLITIQUE EDUCATIVE


 

Après la deuxième guerre mondiale – moins d’un siècle après la loi sur l’instruction publique de Jules Ferry –, système éducatif et médias entrent en concurrence pour capter l’attention des générations nouvelles. Vers la fin du XXè siècle, les industries dites de programmes prennent dans les sociétés industrielles une place prépondérante, qui transforme en profondeur la vie politique et l’économie aussi bien que les activités psychiques, cognitives et affectives.  Aujourd’hui, les conséquences de ce qui s’avère avoir constitué un véritable conflit entre institutions de programmes et industries de programmes apparaissent pour ce qu’elles sont : les établissements d’enseignement s’effondrent les uns après les autres.

 

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Il en résulte un désastre psychologique et social dont une conséquence massive est la liquidation de la faculté cognitive, qui est remplacée par l’habileté informationnelle.

La faculté cognitive est l’un des liens les plus solides entre le psychique et le social, tel qu’il passe par la succession des générations transformée et sublimée par ce que l’on appelle les disciplines et qui constitue le savoir. La saturation informationnelle (appelée à tort  cognitive – on parle de cognitive overflow syndrom, confondant par là connaissance et information) est au contraire ce qui désocialise le consommateur d’information, précisément dans la mesure où les connaissances et les savoirs doivent être psychiquement assimilés en re-parcourant l’histoire des disciplines, et par là la genèse et la transformation des énoncés  de savoir – là où l’information est une marchandise qui peut et doit être consommée, c’est à dire jetable et jetée.

Le savoir individue celui qui apprend, et qui, par là, se transforme – en intériorisant l’histoire des transformations individuelles  et collectives en quoi un savoir consiste. L’information diffusée par les industries de programmes est au contraire ce qui désindividue celui qui la consomme : sa consommation est ce qui l’empêche de la transformer en savoir. L’information ne peut devenir matière à penser et objet de savoirs qu’à la condition de faire l’objet de transformations opérées selon les règles des disciplines qui constituent précisément en cela des savoirs. Mais une telle transformation de l’information en savoir ne peut se produire que pour autant qu’elle est aussi la transformation de celui qui transforme cette information.

L’éducation, conçue comme instruction, c’est à dire comme transmission par des institutions de programmes des savoirs ainsi constitués, est ce qui apprend à l’éduqué à opérer de telles transformations par où il s’individue. Les  industries  de programmes sont au contraire ce qui désapprend ce qui est appris par les institutions de programmes : l’apprentissage des disciplines par les institutions de programmes est la formation d’une attention à chaque fois  spécifique aux objets de ces disciplines, et les industries de programmes capture cette attention en la détournant  de ces objets institués que sont les objets de savoirs, et elle la détruisent comme faculté de connaître et expérience du savoir.

Cette destruction de l’attention est une désindividuation, et c’est à la lettre une dé-formation : c’est une destruction de cette formation de l’individu en quoi consiste l’éducation (que l’on appelle en allemand la Bildung).

C’est pourquoi la plupart des innombrables discours qui proposent de réformer l’école commencent par se tromper d’enjeu : la première question n’est pas de réformer l’école et les établissements d’enseignement, elle est de réformer les industries de programmes, et de leur  imposer des finalités nouvelles d’utilité publique au service de la reconstitution de la faculté de connaître, et, plus généralement, de la reconstitution de l’attention comme soin pris aux choses, à soi et aux autres à travers les savoirs : comme souci de l’avenir du monde tel qu’il constitue la raison de vivre ensemble.

Que l’on doive à partir de là réformer nos établissements d’enseignement est évident. Mais une telle réforme doit être pensée que depuis la réforme des industries de programmes qui seule la rendra possible. Et c’est d’autant plus nécessaire et urgent que celles-ci entrent en ce moment même dans une la mutation qui est engendrée par les réseaux numériques. Dans ce contexte, les pouvoirs publics, qui sont en charge de l’éducation nationale aussi bien que de la régulation des industries de programmes, ont aujourd’hui l’extraordinaire opportunité  de faire en sorte que cette profonde évolution donne à notre société la chance de reconstituer l’attention qui se forme à travers l’éducation, et empêche qu’elle ne constitue au contraire le  coup de grâce qui transformerait définitivement cette situation déjà désastreuse en  une catastrophe.

 

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L’actuel état de fait désastreux en cette matière – et cette matière est le cœur même du processus évolutif en quoi consiste une société – a fini par  devenir une véritable panique qui affole de plus en plus les parents et les enseignants, dont les tâches (celles des parents comme celles des enseignants) peuvent de moins en moins être assumées face à l’énormité des moyens mis en œuvre par les industries de programmes, qui s’en trouvent de ce fait même de plus en plus dénuées de toute vergogne.

C’est un véritable état d’urgence sociale qui s’est ainsi installé, en sorte qu’il semble possible de voir partout et à tout moment se déchaîner les conséquences de l’inattention systématiquement provoquée par les industries de programmes. Là sont les véritables causes du climat d’insécurité qui règne dans les sociétés de ce que certains appellent le « capitalisme culturel », c’est à dire le capitalisme où la culture devenue industrie culturelle est mise au service exclusif de l’organisation de la consommation par la standardisation des comportements mimétiques les mieux adaptés aux intérêts à court terme de la production – mais contraires à toute rationalité, c’est à dire à ce qui constitue un avenir, et à ce que l’on appelle de nos jours le « long terme ».

Les industries de programmes canalisent et monopolisent l’attention de ceux qui deviennent ainsi exclusivement des consommateurs dans la mesure où leurs temps de consciences sont dé-formés et littéralement anéantis en tant que conscience devenue du « temps de cerveau disponible », ce qui veut dire que le travail de formation de l’attention assuré par la famille, par l’école et par l’ensemble des établissements d’enseignement y est systématiquement défait en vue de produire un consommateur dénué de cette capacité d’autonomie aussi bien morale que cognitive que l’on appelle la conscience comme libre arbitre – sans laquelle il n’y a pas de science autre que ruineuse.

 

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L’attention est à la fois, comme capacité de concentration, une faculté psychique, et, comme soin pris à soi et à son entourage, une faculté sociale. C’est cette double dimension indissociablement psychique et sociale qui fait de l’attention le socle de toute civilité.

Une telle attention est ce qui se forme par divers types de disciplines, individuelles et collectives, dont les générations adultes sont en responsabilité de transmettre les savoirs à leurs plus jeunes congénères. Les sociétés ne sont viables que pour autant qu’elles parviennent à former individuellement et collectivement une telle attention au monde qui se constitue en elles, et à ce qui, en lui, se présente comme sa singularité même en tant que monde en train de se faire, mais toujours menacé de se défaire – faute de quoi un tel monde ne peut que devenir immonde.

Aujourd’hui, le système attentionnel est en ruine parce que les médias de masse ont imposé que les critères du marketing canalisent hégémoniquement l’attention par les psychotechniques et les psychopouvoirs tout à fait révolutionnaires que les technologies de l’hallucination audiovisuelle ont rendus possibles, tandis que l’école et plus généralement le système éducatif se trouvent totalement démunis devant ces mnémotechnologies – qui relèvent cependant de ce que nous appelons, dans le Manifeste d’Ars industrialis, des hypomnémata. Et si nous tenons à conserver ce mot grec, c’est parce qu’il est porteur d’une histoire, et que celle-ci enseigne un savoir – en l’occurrence, elle enseigne que c’est par la pratique des hypomnémata que se constitue, dans l’antiquité gréco-romaine, la skholè grecque et l’otium romain.

Or, l’école est une telle skholè, et c’est l’école se dit en grec to skholèion. Et lorsque Jules ferry impose l’instruction publique obligatoire dans le cadre de son entreprise de laïcisation de l’Etat, il entend permettre à tout petit français de sortir du monde borné des subsistances dans lequel il est enfermé en tant qu’enfant de paysan qu’il est très majoritairement pour lui donner accès à un otium :  l’école moderne est dans le démocratie industrielle l’institution d’un otium du peuple.

 

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Apprendre, c’est d’abord retenir. Et cela signifie que le système éducatif est un dispositif par lequel les nouvelles générations intériorisent analytiquement et apprennent à synthétiser les rétentions accumulées par les générations précédentes. Or, de telles rétentions sont  toujours mnémo-techniquement constituées.

L’otium du peuple est ainsi ce qui repose sur une intériorisation systématique de cette mnémotechnique qu’est la lettre : alphabétiser, comme cet infinitif l’indique si clairement, c’est transformer les capacités attentionnelles des jeunes générations en leur faisant acquérir une capacité rétentionnnelle commune – en l’espèce de la lettre, par laquelle elles peuvent dès lors accéder à ce qui s’est rétentionnellement accumulé sous forme d’ouvrages et comme disciplines des savoirs constitués dont la transmission instituée est la condition de leur enrichissement par le renouvellement de jeunes générations lettrées – c’est à dire mnémotechniquement (hypomnésiquement) appareillées et formées.

Un tel renouvellement des savoirs  par le renouvellement des générations est ce qui est rendu possible  par le fait que l’intériorisation institutionnelle des rétentions est ce qui ouvre des possibilités de protentions, c’est à dire d’individuations singulières, inédites et porteuses de désirs et d’anticipations, et en cela de l’avenir de tous les savoirs – qui restent toujours à venir : la science est intrinsèquement inachevée parce que le monde ne cesse de se faire et de se défaire. Cela signifie que la construction de l’attention est ce qui consiste dans l’intériorisation de rétentions en vue de former des compétences protentionnelles – c’est à dire des  individus  dotés  de cette forme d’attention que l’on appelle la conscience, et qui n’est pas une faculté  donnée à la naissance, mais une construction sociale.

Tout notre héritage académique s’est constitué sur la base d’une culture de la lettre comme  technique rétentionnelle des lettrés. Et à l’époque moderne, il a perduré dans l’ignorance profonde – sinon dans le mépris – des nouvelles formes de mnémotechnologies issues des appareils analogiques puis numériques.

De plus, tout notre héritage métaphysique et épistémologique a consisté à dénier  systématiquement, à la suite d’une injonction venue de Platon, le caractère hypomnésique (c’est à dire mnémotechnique et en cela matériel) de la vie de l’epsprit – au risque de voir s’effondrer la « valeur  esprit », et sans rien y pouvoir faire, comme le pressent Paul Valéry.

Nous pensons que cette situation n’a rien d’une fatalité. Mais nous pensons aussi que les discours  habituels pour « repenser l’école »  négligent gravement ces aspects – qui sont les toutes premières questions qui doivent être mises au cœur du nouveau projet d’économie politique nationale et européenne dont notre pays a le plus grand besoin.

 

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La France sera bientôt gouvernée dans le cadre d’un nouveau mandat présidentiel et de nouveaux mandats législatifs. Nous appelons les nouveaux responsables qui seront issus des scrutins à venir à  organiser  dès l’automne  prochain un débat public très large et très approfondi sur les enjeux de la destruction de l’attention induits par le développement incessant des industries de programmes. Nous appelons également la population française, et en particulier les parents et les enseignants, à signer massivement cet appel. Nous constituerons dans les semaines qui viennent un comité de vigilance qui se chargera d’adresser des questions aux autorités en charge de cette situation d’ensemble, de recueillir leurs réponses, et de les faire connaître.