orientation

Publié par jbrunati le 30 Octobre, 2009 - 13:54

J'attire ici l'attention sur un entretien que Dany-Robert Dufour a donné en 2008 pour un numéro spécial de la revue "Questions d'Orientation", revue à laquelle je participe comme membre du comité de rédaction et de lecture. "Questions d'Orientation" est la revue de l'Association des Conseillers d'Orientation-Psychologues de France ( ACOP-France).
Pour ceux que ça intéresse il  est question dans cet entretien (réalisé par un de nos collègues, Dominique Hocquard), d'éducation, d'orientation, nouveau signifiant mis sur le devant de la scène (il faut se demander pourquoi), bref de l'Ecole.

Jean-Louis Brunati

En voici le texte :

 

La question de l’éducation et de l’orientation dans la pensée libérale aujourd’hui : le point de vue de Dany Dufour
 
 
Dany-Robert Dufour, philosophe, est professeur en sciences de l’éducation à l’université de Paris 8. Directeur de programmes au collège international de philosophie, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Folie et Démocratie » (1996) chez Gallimard, et chez Denoël, « L’art de réduire les têtes » (2003), « On achève bien les hommes » (2005) et « Le divin marché » (2007).
 
 
  
DH : En guise d’introduction la première chose que je souhaiterais te demander c’est tout simplement de préciser comment tu relies l’Orientation et l’Education.
 
Dany Dufour : l’éducation et l’orientation sont complètement liées, l’orientation donne une sorte de perspective à l’éducation. C’est la condition pour qu’un projet se dessine ; pas simplement un projet professionnel, mais le projet de décider quelque chose pour sa vie, le projet de vivre avec les autres et donc celui de trouver sa place dans la cité. Pour toutes ces raisons, on ne peut donc pas imaginer que l’orientation soit détachée des processus éducatifs, sinon, ça n’aurait plus de sens, puisque tout individu doit pouvoir imaginer quelque chose par rapport à sa vie et à son destin.
 
DH : Dans ton dernier ouvrage, « le Divin marché », tu fais référence à la « Scholè » des Grecs comme un « ailleurs » éducatif dégagé de toute préoccupation liée à la survie et au marché ; pourrais-tu préciser cette référence et expliquer en quoi, pour toi, elle reste une référence « nécessaire » ?
 
Dany Dufour : Avant qu’un individu ne puisse trouver sa voie dans le monde du négoce et des échanges marchands, il y a un préalable à respecter : il faut qu’il puisse se trouver lui-même comme sujet. C'est pour cela qu'il faut le sortir du négoce (du latin negotium) en ce que le négoce représente la négation de l'otium, ce noble loisir qui doit être institué pour que le sujet prenne soin de lui-même afin se former, avec, bien sûr, le concours d'autres. Il y a là toute une problématique préalable à l’entrée dans la vie sociale qui ne doit répondre à aucune visée utilitaire commanditée par l’extérieur et qui est précisément le fait pour un sujet de "s’avoir", c'est-à-dire de se rendre maître de lui-même.
Ceci procède donc d’une possibilité donnée à chacun par l’école de pouvoir bénéficier d’un temps dédié au loisir actif dans lequel le jeune individu n’apprend qu’une seule chose : dominer ses passions et ses pulsions. A ce propos, je reprendrai l’image grecque de l'individu monté sur un cheval fougueux (c’est l’énergie vitale, la passion qui traversent chacun) qu’il s’agit d’apprendre à maîtriser. Si on ne maîtrise pas la monture, on risque d’être emporté par le cheval fou des pulsions et des passions.
Si l’on accepte l’idée de concevoir l’école scholè, alors il faut en rappeler la visée fondamentale : permettre à chaque individu, avant son entrée dans le monde du travail, d’avoir un projet de maîtrise sur lui-même afin de ne pas avoir à subir ses passions, ni être instrumenté dans la passion des autres.
Or, le projet libéral fait exactement l’inverse ; il vise à libérer les pulsions. C’est exactement ce que dit Mandeville dans sa fameuse fable des abeilles (1705) quand il affirme que les vices privés font le bien public et que la vertu condamne une grande cité à la pauvreté et à l’indigence. Autrement dit, celui que le plus grand penseur ultralibéral du XXe siècle, Hayek, considère comme l’inventeur de la théorie libérale ne dit rien d’autre que cela : les attitudes, les comportements considérés comme répréhensibles au niveau individuel (l’appât du gain, un train de vie dispendieux, le libertinage, l'égoïsme….) sont pour la collectivité à la source de la prospérité générale ; il s’agit en conséquences bien de libérer les vices privés de chacun.
Là où jadis il y avait un contrôle pour organiser sa vie, pour construire un projet, pour décider quelque chose de sa vie, l’individu est aujourd'hui appelé à libérer ses passions et ses pulsions, et cela pour une raison simple, c’est que c’est bon pour le marché. Or, dans cette logique, c’est l’école qui est atteinte au premier chef. Cette libération des passions est peut-être bonne pour le negotium, mais tout à fait néfaste à l'otium. Bref, pour qu’elle puisse permettre d’inscrire les passions et les pulsions dans une forme d’expression maîtrisable, une forme entendable pour le sujet, pour qu’elle permette au sujet d’accéder à des opérations symboliques, l’école en tant que lieu du savoir et de culture doit être retirée du monde de la production et du négoce.
Malheureusement, aujourd’hui, c’est le contraire qui se passe.
 
DH : À l’école l’orientation est une priorité. Elle est devenue une préoccupation essentielle et dès l’école primaire. Ne penses-tu pas que dans sa façon de relayer au sein de l’école toutes les questions liées à l’emploi et à l’insertion, elle contribue à défaire l’école telle que tu la définis à partir de la scholè ?
 
Dany Dufour : Quand on pense l’orientation uniquement sous la forme du projet, qui est le projet qui va pouvoir être utilisable socialement, professionnellement, quand on part de là, je crois que nous sommes alors avec quelque chose qui est la ruine de la scholè.
 
DH : Tu fais référence à la notion de projet. On retrouve cette notion chez J. Dewey aux Etats-Unis, dès les années 20. Elle a eu une grande fortune dans les milieux de l’orientation en France dans les années 90. De quelle manière, le pragmatisme américain appliqué au champ éducatif, avec la notion de projet notamment, a-t-il contribué à cette orientation libérale de l’école ?
 
Dany Dufour : La révolution culturelle libérale dans l’éducation passe en effet par toute la philosophie pragmatique américaine de l’éducation avec Ralph Emerson, William James, John Dewey. Elle a eu une grande influence en France et en europe. Ce projet éducatif me semble caractérisé par la fin d’un grand paradigme philosophique qui a été fondateur de toute la pensée occidentale : le dualisme. Je m’explique : de façon schématique, on est constitué d’une nature mais cette nature est insuffisante et il faut lui adjoindre une culture qui a à voir avec le fait de pouvoir se tenir, de pouvoir être en relation avec les autres, de pouvoir se donner un projet d’existence dans le monde.
Or le projet libéral, en ouvrant la voie aux passions, vient nier l’utilité de la culture. Il considère que tout est inscrit dans la nature des individus et qu’il faut laisser jouer leur nature. On notera au passage que cette représentation ressort d’une vision religieuse du monde. Tout se passe comme si un Dieu infiniment lointain avait déposé en chacun de nous une petite graine qu’il suffirait de cultiver et de développer au mieux et dans laquelle toute sa vie serait déposée. Il y a l’idée qu’il n’y a qu’à laisser faire la nature. Transposée au plan pédagogique on voit bien ce que cette métaphore signifie : pour que se développe ce qui est donné par la nature gouvernée par le Créateur, laissons faire !
Pour reprendre la philosophie pragmatique dont je viens de parler, l’accent est mis sur l’expérience que chacun doit faire et qu’il doit faire absolument seul, ce qui ruine le projet moderne des Lumières qui établit la nécessité de la transmission de la culture pour que l’individu puisse avoir à sa disposition toutes les gammes nécessaires dans lesquelles il va essayer d’inscrire ses passions et ses pulsions.
Or les gammes ne s’inventent pas. Ce n’est pas le sujet tout seul qui va les inventer. Elles se transmettent parce que c’est un bien commun ; il y a un fond commun culturel de l’humanité qui passe par la transmission. Or la philosophie pragmatique américaine défait cette histoire des transmissions et laisse libre cours à une supposée nature des individus.
On est ainsi passé d’un dualisme philosophique à un monisme philosophique, d’où la prévalence à l’heure actuelle du cognitivisme, des sciences neuronales etc.… qui nous expliquent que tout est contenu dans la nature des individus et que rien ne provient de la culture. Si quelque chose ne va pas chez les individus, il faut en rechercher la cause dans leur propre nature. Cette référence à la nature de l’Homme implique bien évidemment des contrôles pour se prémunir d’une mauvaise nature. C'est ainsi qu'on veut entreprendre aujourd'hui de tester les bébés pour repérer ceux qui recèleraient dans leur nature des potentialités délinquantes.
 
DH : La transmission à laquelle tu viens de faire référence, suppose la présence d’un autre qui m’apprenne ce que je ne sais pas encore. Or, ce qui fait sens aujourd’hui dans la représentation commune c’est le fait de devenir quelqu’un par soi-même. Ce qui compte c’est ce que je veux être moi, tout seul, sans l’aide des autres ! Dans ces conditions l’autre ne risque-t-il pas d’être considéré comme celui qui m’empêche de me réaliser ?
 
Dany Dufour : oui, bien sûr, l’autre est considéré comme un ennemi parce qu’il va m’empêcher d’être moi-même. 
C’est la problématique de la transmission qui est récusée ainsi. C’est le paradigme Kantien qui est aboli. Kant dans sa réflexion sur l’éducation dit qu’une génération doit faire l’éducation de l’autre. C'est bien sûr une Education qui n’est pas de l’ordre de l’imposition. Ce n’est pas la génération précédente qui impose ses valeurs, mais c’est la nécessité de transmettre quelque chose pour que la génération qui arrive puisse exercer une fonction critique par rapport à ce qu’on lui a transmis. Or aujourd’hui on est dans une sorte de table rase culturelle si bien que chacun doit se construire lui-même. Celui qui aidait précisément à ce travail de construction des subjectivités, lesquelles étaient intégrées dans une socialité, devient en quelque sorte l’ennemi qui m’empêche de devenir moi-même.
Devenir soi-même, voilà le slogan de l’anthropologie libérale. L’accent est mis sur l’intérêt personnel, sur la réalisation de soi qui est une réalisation personnelle complètement égoïste, fondée donc sur l’ego de chacun et sur le fait que je dois toujours défendre défendre, bec et ongles, mon intérêt personnel afin que je devienne un calculateur rationnel de mes intérêts. Que cet intérêt personnel soit contradictoire avec le bien commun, cela n’a aucune espèce d’importance car dans la logique libérale, les intérêts personnels sont supposés s’auto-harmoniser pour produire le bien commun et la fortune du collectif.
Là, je distingue fortement l’égoïsme de l’individualisme, puisque l’individualisme pour moi renvoie au contraire à quelqu’un qui s’est interrogé sur lui-même et qui a su renoncer à un certain nombre de croyances qu’il avait sur lui-même, quant à son propre moi. Mais pour ce faire, il a besoin de recourir à quelqu’un d’autre et qui soit différent. Or c’est ce concours d’un autre différent qui est actuellement mis en question. Il faut horizontaliser les relations, abolir les dissymétries nécessaires, celles qui sont le fait de la différence générationnelle notamment.
Mais la réalité, quelle est-elle ? : Des gens sont arrivés avant moi, plus tôt, et donc qui en savent un peu plus que moi ; donc c’est mieux qu’ils me transmettent quelque chose pour pouvoir me mettre en position critique. Quand ceci n’existe plus on se retrouve dans la position où chacun est l’égal de l’autre. Il n’y a alors plus que des coachs, c’est le monde du coaching dans lequel nous vivons de plus en plus ! Le coach, c'est celui qui est là pour soutenir l'ego de chacun afin qu'il défende au mieux ses intérêts et ses atouts dans tous les aspects du marché : linguistique, sportif, professionnel, charme, look, etc.
 
DH : mais comment voir la différence, comme condition de l’autonomie ou comme soumission à une autorité et à un pouvoir ?
 
Je crois que l’acceptation de cette dissymétrie dans le réel, ce n’est pas, d'abord, une invention sociale. La différence générationnelle, c’est d'abord une donnée de l’espèce et donc l’acceptation de cette donnée préalable n’est pas de l’ordre de la soumission ; elle est la condition même de l’émancipation. Tout le processus de transmission ne vise en bonne logique Kantienne qu’à la disparition de tout rapport d’autorité entre les individus pour former à terme des individus autonomes. Mais l’autonomie ne peut pas être donnée tout de suite. Elle est le résultat d’un processus très lent parce que, tout simplement, l’individu qui vient au monde est dans la dépendance – c'est ce qu'on appelle la "néoténie" de l'homme sur laquelle j'ai pas mal travaillé.
Je viens de relire « Libres enfants de Summerhill », on y trouve des propositions aussi renversantes que celle-ci : le bébé est autonome !
Quand on sait ce qui caractérise notre espèce, la longue dépendance du nouveau venu, cette éducation qui dure des années et des années, comme dans aucune autre espèce animale, c’est une contre vérité, c’est un non-sens que de dire que le bébé est autonome. La meilleure chose que l’on puisse faire c’est d’utiliser cette dépendance pour le sortir de la dépendance. Pour accéder à l’autonomie, l’individu doit d’abord accepter la dissymétrie pour pouvoir faire en sorte qu’à terme, il puisse s’exprimer en son nom, et donc dépasser son petit moi, son égo, la défense de son égo… qu’il sorte de cette dépendance par rapport à ses pulsions et ses passions pour qu’il accède à autre chose et donc à l’autonomie bien comprise.
Le projet d’autonomie est à construire dans une maturation qui ne peut pas être donnée tout de suite et d’emblée sinon le sujet devient dépendant des pulsions qui le traversent et donc dépendants des autres qui se présentent comme pouvant satisfaire ces pulsions.
 
DH : la maturité psychologique comme indication possible d’une certaine stabilité indispensable au vivre ensemble et à la maîtrise de soi, est critiquée par l’anthropologie libérale qui lui préfère la flexibilité, le zapping, le tout et tout de suite… et une certaine forme d’immaturité. Avec l’orientation tout au long de la vie n’a- t-on pas là une tendance à valoriser l’immaturité érigée en principe de gestion de soi ?
 
Dany Dufour : Je suis très critique par rapport à cette notion d'"éducation tout au long de la vie". À mes yeux, ce n’est pas un concept, mais un slogan qui n’a aucun fondement scientifique sérieux. Si on reprend ce que j’ai déjà dit, toute nature comme telle est travaillée par des passions, des pulsions. La tâche première n’est pas de réprimer ces passions, c’est d’en faire quelque chose. Il y a eu tout un régime de répression des pulsions, dans les « Ecoles Casernes » par exemple. Là, on réprimait les pulsions. On s'en est heureusement débarrassé et il n'est pas question d'y revenir. Il s’agit au contraire de permettre aux individus de faire quelque chose de leurs pulsions. Non pas les réprimer, mais faire en sorte qu’elles ne s’actualisent pas aux dépends de l'individu lui-même. Or pour éviter d’être absorbé par ses pulsions et ses passions, d’en être dépendants, pour composer avec cette puissance qui me constitue, le travail de la culture est nécessaire et à travers lui le projet éducatif qui m’apprend à être avec moi-même et avec les autres.
Le deuxième point c’est le moment où ce travail doit commencer : très tôt. Kant voyait très bien le problème. Il faut d'abord discipliner le petit d'homme, disait-il. La discipline est certes négative, mais nécessaire. Elle se manifeste par exemple lorsqu'on dit à un enfant : là, tu ne peux pas ; tu veux aller dehors en sautant par la fenêtre comme une tortue ninja, non, je t’oblige à prendre l’escalier. Notez bien que si je n'impose pas cette répression symbolique (dans le discours), c'est une rencontre bien plus dure qui risque d'être faite: une rencontre de l'enfant avec le réel du sol, qui risque de lui faire beaucoup plus mal que mon interdiction.
Voici ce passage de Kant : "La discipline nous fait passer de l'état sauvage à celui d'homme. Un animal est par son instinct même tout ce qu'il peut être ; une raison étrangère a pris d'avance pour lui tous les soins indispensables. Mais l'homme a besoin de sa propre raison. Il n'a pas d'instinct et il faut qu'il se fasse à lui-même son plan de conduite. Mais, comme il n'en est pas immédiatement capable, et qu'il arrive dans le monde à l'état sauvage, il a besoin du secours des autres. L'espèce humaine est obligée de tirer peu à peu d'elle-même par ses propres efforts toutes les qualités naturelles qui appartiennent à l'humanité. Une génération fait l'éducation de l'autre (…). La discipline empêche l'homme de se laisser détourner de sa destination, de l'humanité, par ses penchants brutaux. Il faut, par exemple, qu'elle le modère, afin qu'il ne se jette pas dans le danger comme un être indompté ou un étourdi". Bien sûr, la discipline ne saurait suffire à la formation du sujet critique, elle n'est que le vecteur de l'éducation : "La discipline est purement négative, car elle se borne à dépouiller l'homme de sa sauvagerie; l'instruction au contraire est la partie positive de l'éducation. La sauvagerie est l'indépendance à l'égard de toutes les lois. La discipline soumet l'homme aux lois de l'humanité, et commence à lui faire sentir la contrainte des lois". Et là Kant ajoute cette remarque décisive : "Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. Il n'y a personne qui, ayant été négligé dans sa jeunesse, ne soit capable d'apercevoir dans l'âge mûr en quoi il a été négligé, soit dans la discipline, soit dans la culture (car on peut nommer ainsi l'instruction). Celui qui n'est point cultivé est brut ; celui qui n'est pas discipliné est sauvage. Le manque de discipline est un mal pire que le défaut de culture, car celui-ci peut encore se réparer plus tard, tandis qu'on ne peut plus chasser la sauvagerie et corriger un défaut de discipline"[1]. Bref, pour le dire en un mot, le "s'avoir" ne peut qu'être mis en place assez tôt et sûrement pas "tout au long de la vie". C'est la condition pour le sujet accède ensuite au savoir qui, lui, correspond à un processus toujours jamais achevé. J’insiste donc sur le fait que ce travail doit avoir lieu tôt. Autrement dit, cette transposition des pulsions continues dans le discontinu de toute la culture offerte par toutes les possibilités discursives de la culture humaine est à envisager de bonne heure.
Sinon, et c’est là qu’on retrouve la question de l’immaturité, on a affaire à des individus qui n’arriveront jamais à l’état adulte et qui seront des enfants prolongés. Lacan avait déjà repéré ce phénomène dans les années 60 quand il parlait de l’apparition de « l’enfant généralisé ». L’enfant généralisé, c’est l’enfant qui justement n’est jamais passé par ce stade de la culture pour faire quelque chose de ses passions et de ses pulsions. Il faut observer que ce projet de l’enfance ou de l’adolescence continue était dans l’air du temps dans les années 60 !
Je crois donc que la pensée libérale, bien loin de permettre une société des individus ne permet que la production de ces enfants généralisés qui ne deviendront jamais des adultes au sens où l’adulte va pouvoir se rendre libre par rapport à ses passions et à ses objets de satisfaction. En d’autre termes, le libéralisme vise à fabriquer d’excellents consommateurs, sans aucun esprit critique et donc à programmer la disparition de la citoyenneté. La citoyenneté, c’est quoi ? C’est celui qui dans la cité est capable de tenir sa place par rapport aux autres et de parler en son nom propre.
Tout cela pour dire qu'il faut prendre avec grande prudence cette histoire d’éducation continue tout au long de la vie car elle risque, fin de compte, de ne servir qu'à la formation d'individus flexibles, adaptables aux flux de production, précaires dans leur assomption subjective. Elle n'est valide qu’à partir du moment où le sujet a été mis en position de faire quelque chose de ses passions et de ses pulsions, alors là oui il peut avancer sans cesse. Quand on est engagé dans un travail critique, il n’est bien évidemment jamais fini. Mais ce n’est pas dans ce sens là que la pensée libérale envisage l’éducation tout au long de la vie, c’est dans le sens d’une flexibilité accrue, d’une précarisation des subjectivités de la façon justement de capter les individus dans ces troupeaux qui vont être menés par des stratégies quasiment addictives.
 
DH : Est-ce de cette façon qu’on peut aussi comprendre cette expression très en usage dans les milieux de l’orientation : la gestion des flux ?
 
Dany Dufour : Je pense que oui, la gestion des flux évoque pour moi la gestion des grands troupeaux de consommateurs et les stratégies mises en place pour les orienter vers des objets qu’on agite sans cesse sous le nez des consommateurs. L’enjeu c’est bien de constituer ces grands groupes de consommateurs qu’on va pouvoir ainsi conduire d’objets en objets. Il s'agit en somme de faire disparaître le sujet dans l'objet.
 
DH : Nos sociétés valorisent l’expertise et les approches techniques des réalités sociales et individuelles. Qu’en penses-tu ?
 
Dany Dufour : La technicisation du monde est très avancée. Je crois que ça signifie au moins une chose : plus on essaie de techniciser, plus on admet implicitement qu’on a du mal à contrôler les processus techniques régissant de plus en plus tous les aspects de notre vie et, de surcroît, de plus en plus interconnectés entre eux. On fait alors appel à des experts pour essayer de comprendre. Le paradoxe c’est que plus il y a d’experts moins on comprend. Ce phénomène de technicisation se manifeste aussi dans le langage. On assiste aujourd’hui à une inflation de termes techniques, de références à des procédures, des normes, des modes d’emploi, de telle sorte que le jugement personnel, le jugement critique est retiré du sujet pour basculer du côté de l'obligation du suivi parfois jusqu'à l'obsession de la norme, souvent d'ailleurs au nom de raisons sécuritaires. C'est la capacité offerte à chaque sujet de s’orienter dans le monde qui est ainsi confisquée. Désormais, il faut suivre toutes les prescriptions techniques qui semblent organiser le monde et il faut leur obéir aveuglément. Ce qui produit des effets qui pourraient être comiques s'ils n'étaient, au fond, assez tragiques. Pensez, par exemple, à toutes les scènes désespérantes et cocasses qui surviennent sans cesse dans les aéroports où, par exemple, vous devez mettre votre pâte à dentifrice dans un sac plastique de 20 cm sur 20, sinon vous ne passez pas. Pourquoi? On n'en sait rien. Toute explication rationnelle échoue. On est obligé de conjecturer que le sac en plastique est ce qui permet de contenir l'explosion éventuelle du dentifrice… La multiplication des schémas, des règlements, des procédures techniques se substituent ainsi à un sens social symbolique partagé.
Au niveau individuel, il est clair que la libération des passions de chacun requise par le marché provoque des débordements constants dans le social : explosion de la délinquance, multiplication des "incivilités", etc, qui rendent la vie parfois assez difficile. Or la seule réponse donnée est sécuritaire: au lieu d'aider les individus à introjecter quelques règles, on essaiera de les contrôler toujours plus de l'extérieur par des procédés techniques: caméras de surveillance, molécules pour contrôler les passions, suivi des déplacements, etc. Nous en arrivons donc au point paradoxal où la libération et la liberté promises par le libéralisme aboutit aux renforcements des contrôles en tout genre. Drôle de démocratie...
 
 [1] Kant, Traité de pédagogie [1776-1787], Hachette, Paris, 1981.
 
                                  Interview réalisée à Saint Denis le 3 mars 2008 par Dominique Hocquard