Organologie d'un droit positif

Publié par abonneau le 22 Juin, 2015 - 21:27
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    Aujourd'hui, je ne ferai essentiellement que vous inviter à lire un billet sur l'évolution internationale du droit, où Mireille Delmas-Marty est interrogée par Frank Johannès  :

http://libertes.blog.lemonde.fr/2015/06/10/mireille-delmas-marty-la-demo...

    Pourquoi cette invitation ici ?

    Cette éminente juriste 1 reprend la distinction que fait Bernard Stiegler entre état de fait et état de droit, notamment dans La Société automatique, en analysant les dérives entropiques gravissimes du droit international et du droit national français, à l'heure du vote probable, le 24 juin (après-demain) de la loi sur le Renseignement.

    Pages 64-65, Bernard Stiegler écrit (extraits) que si « la technologie des big data se produit en temps réel à des échelles globales à travers des dispositifs de capture implantés dans à peu près tous les  dispositifs rétentionnels qui constituent la société, c'est parce que les rétentions tertiaires numériques et les algorithmes qui permettent de les produire aussi bien que de les exploiter rendent possible le court-circuit de la raison comme faculté synthétique, qui se trouve ainsi prise de vitesse par l'entendement en tant qu'il est devenu une faculté analytique automatisée

    « Cette prolétarisation est un état de fait.

    La prescription thérapeutique des pharmaka d'une époque constitue les savoirs en général comme règles pour prendre soin du monde, responsabilité du monde … juridique… et en premier lieu de ceux qui prétendent représenter [les citoyens]. »

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    C'est cette métamorphose qu'analyse Mme Delmas-Marty, ce côté profondément toxique du pharmakon et ses versions juridique et policière :

dès le 11 septembre 2001, évitant le recours à une Cour Pénale de Justice Internationale (d'ailleurs non reconnue encore par les États-Unis, bien que depuis 2008 ils aient supprimé certaines dispositions précédentes relatives à leur influence géopolitique partisane et aux intérêts de suprématie nationale 2), les États-Unis ont contourné leurs limites constitutionnelles :

« La Constitution américaine ne prévoit pas d'état d'exception : seul l'état de guerre permet un transfert de pouvoirs au président.»

    Ils ont déplacé le problème national pour mondialiser la surveillance : cet actuel état de fait a des conséquences sur l'état de droit historique, tant aux États-Unis qu'en Europe et spécifiquement en France, dans la mesure où la justice pénale, qui s'appuyait sur des actes commis, se tourne depuis vers des actes potentiels, soit une justice qui se voudrait prédictive.

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    Mme Delmas-Marty analyse les développements entropiques de ce court-circuit de la raison, déshumanisation du droit : « Prétendre prédire le passage à l'acte, détecter l'intention, c'est déjà une forme de “déshumanisation” parce que le propre de l'homme est l'indétermination».

    Elle poursuit en faisant le lien avec la (potentielle) Loi sur le Renseignement, appuyée sur « connaissance » et « anticipation » deux mots proches de « The End of Theory » de Chris Anderson, appliqués ici via les algorithmes totalisants et totalitaires au domaine de la sécurité, lesquels déstabilisent en totalité les Rétentions Tertiaires Juridiques, tant numériques que transindividuelles : «Avec les progrès du numérique, on arrive à agréger dans les fameux big data une telle masse de données que l'interprétation, en intégrant les techniques de profilage et les algorithmes de prédiction, relève de plus en plus d'une logique d'anticipation, une sorte d'extension dans le temps. Au lieu de partir de la cible pour trouver les données, on part des données pour trouver la cible

    Ce que corrobore Philippe Aigrain, co-fondateur de La Quadrature du Net 3 :« Ce texte issu de la Commission Mixte Paritaire, c'est ceinture et bretelles pour être sûr que les services de renseignement peuvent porter atteinte impunément aux droits fondamentaux » .

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    À la suite de Jürgen Habermas, elle appelle à une bifurcation néguentropique actée : D'une « “communauté involontaire”, il reste encore à passer à une communauté cette fois volontaire. »

    Et se rapproche de la pensée organologique appuyée sur le pharmakon d'Ars Industrialis en citant Edouard Glissant :

« ni crainte ni faiblesse, mais l'assurance qu'il est possible d'approcher ces chaos, de durer et de grandir dans cet imprévisible ».

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    Parallèlement à cette interview du 10 juin 2015, en complément et sur le plan juridique, toujours, vous pourrez noter un effort collégial important d'intérêt commun, publié aujourd'hui par les juges de la CPI, la Cour Pénale Internationale 5 dont voici un extrait :

    « Une grande partie du programme de la retraite [des juges] était basé sur le travail considérable effectué au cours des deux dernières années et demie dans le cadre des leçons tirées du Groupe de travail des juges de la CPI, en particulier concernant des questions soulevées lors des procédures au stade préliminaire ainsi qu'au stade du procès.

    Les juges ont également tenu une séance de travail consacrée à la relation de la Cour avec les parties prenantes externes, avec la participation de M. Adama Dieng, Conseiller spécial du Secrétaire général des Nations Unies pour la prévention du génocide et ancien Greffier du Tribunal pénal international pour le Rwanda.»

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    Espérons que ce travail institué à l'échelle globale pourra constituer de nouvelles Rétentions Tertiaires Numériques Positives, c'est-à-dire transindividuées par un souci des Consistances à l'échelle humaine, éloignant le spectre du Léviathan évoqué par Bernard Stiegler durant le séminaire et dont j'ai détaillé l'évolution dramatique dans mes articles sur les drones et les SALA ;

« A moins qu'il ne soit trop tard et que la guerre civile mondiale soit déjà là » dit-elle, à l'instar du Pape qui, le 17 septembre 2014, pensait « que nous étions entrés dans la Troisième Guerre mondiale. Mais contrairement aux deux premières, au lieu de se déclencher tout d’un coup, cette guerre arrive par étapes.» 6

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    Ce que semble confirmer à demi-mot Amnesty International, dans son Rapport de février dernier, 7 démontrant « que l’année 2014 a été une année catastrophique pour ceux qui ont subi la violence et les conflits dans toutes les régions du monde. La réponse globale au conflit et aux atteintes aux droits humains commises par les États et les groupes armés a été « scandaleuse et inopérante » et mettant en garde contre les réactions irréfléchies et les lois anti-terroristes draconiennes qui menacent la liberté d'expression à travers le monde.

    L'ONG prône, similairement aux précédents auteurs, un « changement à long terme » dans le sens d'une pharmacologie juridique positive (extrait) :

    Les gouvernements doivent renoncer aux tactiques de répression brutales et sans vision comme celles qui ont été mises en place à la suite des attentats du 11 septembre, qui ont divisé le monde et contribué à renforcer la popularité de groupes armés extrémistes (ex: la surveillance de masse, …).» 

    « Le danger serait, décrit Mme Delmas-Marty, pour reprendre la formule de la Cour européenne, “de saper, voire de détruire la démocratie au motif de la défendre” ».