Adoption

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Adaptation est un terme qui dérive d’« ad-aptare » qui signifie rendre apte à ou ajuster à ; joindre ou conformer.
 
C’est une idée banalement darwinienne que d’affirmer que plus un vivant est adapté moins il est adaptable, moins il peut adopter un nouveau milieu. Quant à l’homme, chacun sait bien qu’il ne s’adapte pas à son milieu puisque, bien plutôt, il adapte son milieu, qui, de ce fait, n’est plus seulement milieu de besoin mais milieu de désir.
 
Adoption est un terme qui dérive d’« ad-optare » qui signifie opter ou choisir, greffer ou acquérir.
 
Toute individuation humaine est un processus d’adoption, et la santé d’une individuation se mesure à sa possibilité d’adoption – d’un mode de vie, d’une technique, d’une idée, d’un étranger, etc. Le « faire sien » qu’est l’adoption suppose une participation de ce qui adopte à ce qui est adopté.
 
Adapter/adopter. L’adoption est le processus d’une individuation, c’est à dire d’un enrichissement, tandis que l’adaptation est une désindividuation : une restriction des possibilités de l’individu. S’adapter à une norme n’est pas adopter une norme : dans le premier cas, la norme est posée indépendamment de celui qui s’adapte, dans le second, la norme n’existe que si elle est adoptée1. L’adaptation est un rapport entre deux termes qui préexistent à leur mise en rapport, tandis que l’adoption est une relation telle que les termes ne préexistent pas à leur mise en relation : celle-ci est créatrice des termes qu’elle relie – par exemple, le père et son enfant ne préexistent pas, en tant que tels, à la relation d’adoption2.
 
Tout ingénieur, tout artiste, tout penseur sait qu’on n’innove pas, qu’on ne crée pas, qu’on ne pense pas en s’adaptant, mais en adoptant de nouvelles normes d’usage et de fonctionnement. Dans une certaine mesure, l’opposition entre adaptation et adoption rejoint celles entre audience et public, entre consommateur et amateur, mais aussi entre usager et praticien. On ne s’adapte pas à une langue, on l’adopte, et c’est pourquoi il n’y a pas de mode d’emploi d’une langue. Ex. On n’utilise pas un piano, on le pratique, et la musique en tant qu’art est une relation d’adoption, non un rapport d’adaptation.
 
Critique de l’idéologie de l’adaptation. Trop fréquentes sont les philosophies qui tentent d’adapter l’individu et le milieu l’un à l’autre sans comprendre que l’individu et le milieu, pris séparément, n’existent pas. La philosophie de Simondon invite à « réformer tous les systèmes intellectuels fondés sur la notion d’adaptation »3. Cette réforme a une portée philosophique4 et épistémologique5, elle a aussi une portée politique qui est plus que jamais d’actualité6. D’une manière générale, le recours à l’adaptation nourrit un conservatisme politique, car s’adapter à un état de fait est renoncer à une politique des fins. Si on invoque l’adaptation comme seule solution, c’est pour asseoir le there is no alternative, à la manière de Spencer qui, refusant de briser l’adaptation naturelle au progrès, invoquait le « laissez-faire » – pourtant, on sait depuis combien l’Etat doit intervenir pour laissez-faire le marché… Il faudrait questionner la manière dont ce mot d’ordre de l’adaptation gouverne nos écoles, nos hôpitaux, nos prisons, nos entreprises, etc. Partout autour de nous, l’adaptation opère comme une pétition de principe aux effets néfastes, par exemple  dans les domaines psychiatrique7, scolaire ou universitaire8, managérial9, et dans ce qui fut notre triste Ministère identitaire10. Nous sommes nombreux à constater que ce dont on souffre n’est pas d’inadaptation mais bien d’hyperadaptation11. Et chacun sent bien que l’adaptation au milieu ne signifie plus, aujourd’hui, l’adoption de celui-ci.
 
1 Pour parler dans les termes de Georges Canguilhem : l’adoption s’oppose à l’adaptation comme la « normativité » s’oppose à la « normalité ».
 
2 Cette distinction du rapport et de la relation que nous devons à Gilbert Simondon, fait écho à la distinction stieglerienne entre adaptation finitisante et adoption infinitisante.
 
3 Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éd. Jérôme Million, 2005, p. 210.
 
4 Sur le plan ontologique, il s’agit de substituer à une philosophie de l’individu (ontologie) une philosophie de l’individuation (ontogenèse), ce qui suppose de partir de la relation constituante plutôt que de l’individu constitué.
 
5 Sur le plan épistémologique, se méfier de l’adaptation consiste, entre autres, à se méfier de la vieille et tenace conception de la vérité comme adéquation de l’intellect à la chose.
 
6 Ce sens politique, qui présuppose de réévaluer la question de la norme, a été déployé par des auteurs comme Friedmann, Canguilhem, Foucault, etc.
 
7 Nous pensons au DSM ou Diagnostic and Statistical Manual, cette entreprise, par les psychiatres américains, de classification des troubles mentaux, qui repose sur un fond théorique supposé athéorique – Evidence Based Medicin. Cette nouvelle nosographie est faite de « troubles du comportement » et de « troubles de l’adaptation ». Or, comme le laissait déjà entendre Michel Tournier : « La médecine ferait bien de creuser cette notion nouvelle de suradaptation [ou d’hyperadaptation], et l’école devrait prendre garde qu’à force de craindre que les enfants ne souffrent d’une quelconque inadaptation, elle n’en fasse tout à coup des suradaptés » (Michel Tournier, Le Roi des Aulnes, Folio, p. 138).
 
8 Ici les exemples abondent, puisque le but de l’école est désormais d’adapter au marché de l’emploi. En outre, on peut sérieusement douter que l’appel incessant à la créativité comprise comme adaptabilité soit susceptible de dessiner quelque chose comme l’adoption d’une mémoire ou l’appropriation d’un savoir. cf. Julien Gautier, « De la créativité à l’école », consultable sur le site www.skhole.fr
Quant à la récente réforme universitaire (LRU), son esprit initial est assez bien résumé par la citation suivante : « La France vit depuis 1968 dans la crainte des manifestations étudiantes. Aucun gouvernement n’a réussi à réformer depuis, en profondeur, un système qui n’est plus adapté au monde moderne. […]. Les aménagements postérieurs à 1968 n’ont pas rompu totalement avec cette idée bien française que la finalité de l’université n’est pas de s’adapter mais de transformer la société » (le député Claude Goasguen, dans Le Figaro du 3 octobre 2006). S’adapter ou mourir : s’adapter pour ne surtout rien transformer !
 
9 Ce fut récemment au prix de suicides humains qu’il fut rappelé aux Français combien est grand le malaise du management de l’adaptation qui ignore l’adoption des travailleurs, c’est-à-dire qui dépossède le travailleur de ses propres normes et de son savoir-faire.
 
10 Le mot d’ordre de l’adaptation nourrit la conviction, chez certains suradaptés, que notre pays est une marque normée, une norme de fonctionnement (NF) à l’aune de laquelle il serait possible de sélectionner ceux qui y sont ou non adaptés. Au nom d’un gouvernement de l’adaptation, ils nient toute possibilité d’adoption des immigrés et travailleurs sans-papiers (ceux qui se lèvent tôt !).
 
11 L’Appel des appels, réunissant des professionnels du soin, du travail social, de l’éducation, de la justice, de l’information et de la culture, peut être lu comme une tentative d’insurrection contre cette philosophie néo-libérale de l’adaptation (au progrès naturel, au marché naturel, etc.), à l’œuvre dans l’ensemble de nos institutions (cf. L’Appel des appels. Pour une insurrection des consciences, Paris, éd. Mille et une nuits, 2009). Notre Management public qui édifie actuellement de nombreuses nouvelles lois se présente comme « naturel » : il ne fait qu’adapter.
 

Adaptation et adoption

Ouf !
Merci pour cette distinction importante entre adaptation et adoption.
D'une part pour la critique dénonciatrice de "l'adaptation" sociétale actuelle que vous décrivez bien...
à laquelle j'ajoute la constatation d'un paradoxe.
Cette "adaptation à un étant-donné immuable" développée par une société qui se proclame comme "individualiste", "défendant la liberté individuelle" est l'incarnation même du caractère totalitaire de cette société car il ne s'agit pas en réalité de laisser l'individu se développer en fonction de ce qu'il est mais bien de le contraindre à être "un modèle déposé d'individu",
il ne s'agit pas de proposer à l'intelligence de l'individu de circuler librement dans le monde du savoir (comme, par exemple, les capitaux peuvent circuler librement dans le monde entier), mais bien de les sommer impérativement de se soumettre à un chemin, un modèle unique.
(En ceci le capitalisme prétendument libéral est le frère jumeau du communisme réel...)
Ce modèle unique s'impose "intellectuellement" par le biais d'un darwinisme social faussement scientifique (adaptation n'est pas raison)... qui implique en réalité la négation d'un individu humain par son assimilation au non-individu animal (c'est à dire à l'espèce).
Et puis merci de proposer un autre terme (adoption) permettant de penser autrement le phénomène nécessaire qu'est l'individuation sans nier sa relation aux autres.
("Clap, clap, clap"... applaudissement du public).