Résolution adoptée par le CIEM et Ars Industrialis à l'issue de la journée du 6 décembre 2008
Au mois de mai 2007, Frederic Zimmerman et Dimitri Christakis ont publié dans la revue Pediatrics un article établissant sur la base d’une enquête concernant 3 300 familles américaines que l’exposition prématurée des enfants aux médias audioviduels provoquait des désordres graves, favorisant en particulier l’apparition de symptômes que la nosologie américaine décrit comme caractéristiques d’une pathologie appelée attention deficit disorder – confirmant ainsi une hypothèse selon laquelle la consommation audiovisuelle précoce engendrerait une modification de la synaptogenèse, et affecterait ainsi la formation du cerveau infantile et de son appareil psychique.
Au cours de la même année 2007, la chaine de télévision Baby First a tenté de s’implanter en France, ce contre quoi se sont élevées diverses personnalités et associations. A la suite de ces initiatives, le CSA a adopté le 22 juillet 2008 une délibération interdisant aux éditeurs français de proposer des programmes spécifiquement destinés aux enfants de moins de trois ans, et imposant aux chaînes émises depuis l’étranger la diffusion d’un message avertissant les parents de la dangerosité de tels programmes.
Les acteurs qui se sont mobilisés contre de telles chaînes se sont référés à des travaux très variés, issus notamment de la pédiatrie, de la pédopsychiatrie, de la criminologie et de la psychothérapie. Tous montrent que la télévision pose un problème de santé publique. Les effets dangereux de la consommation télévisuelle n’affectent évidemment pas les seuls enfants en bas âge. C’est tellement vrai que dans son argumentation pour la suppression du recours à la publicité et la modification des missions concernant l’audiovisuel public, le Président de la République a insisté sur le caractère nocif des contraintes que la publicité fait peser aussi bien sur les responsables de programmes que sur l’esprit des téléspectateurs : c’est ce qu’il a appelé, le 30 juin 2008, au cours du journal de France 3, la « tyrannie de l’audience quart d’heure par quart d’heure » - celle-là même qui engendre du « temps de cerveau disponible ».
Cette proposition du Président de la République ouvre un débat essentiel : elle soulève le problème de la place de la télévision dans la société contemporaine. Elle pose la question de savoir à quoi sert la télévision, et, pourrait-on dire, à quoi joue la télévision avec le temps des conscience des enfants, des adolescents et des adultes.
Il ne fait guère de doute que le temps de captation de l’attention juvénile par les médias audiovisuels peut, dans certaines circonstances, faire obstacle à la mission d’éducation non seulement des parents, mais des enseignants, tandis que l’on sait combien la mission d’éducation nationale est aujourd’hui à la fois plus difficile que jamais pour les éducateurs et plus cruciale que jamais pour la jeunesse comme pour la société dans son ensemble. On sait combien la tyrannie de l’audience soumise aux exigences des annonceurs publicitaires vise en priorité les publics les plus jeunes, qu’il s’agit de mettre ainsi en position de prescripteurs de leurs parents quant aux comportements d’achat, ce qui a pour conséquence de fragiliser l’autorité des adultes en général, voire de la court-circuiter, vouant ainsi la société à un processus d’infantilisation généralisée.
Prendre au sérieux la question soulevée par le Président de la République, c’est la poser non seulement à l’audiovisuel public, mais à l’ensemble des entreprises de l’audiovisuel de notre pays. La télévision est devenue le premier organe social. Elle a joué un rôle capital dans la reconstitution des économies industrielles après la deuxième guerre mondiale. Son influence a crû de manière foudroyante entre 1947 et 2008. Mais on sent bien qu’elle est arrivée de nos jours à un tournant. Ses programmes comme son image se sont gravement dégradés, et sa légitimité s’est effondrée, tandis qu’une partie importante de la population la plus jeune tend à s’en détourner – les chaînes pour bébés ayant précisément pour fonction de créer une dépendance précoce et irrréversible chez les enfants afin de contrecarrer cette tendance qu’a la jeunesse à fuir ce média.
Car de nouveaux médias sont apparus. Et ils imposent de repenser en totalité l’organisation, les finalités et la place que peut et doit occuper l’audiovisuel dans la société de demain. La télévision, avec la numérisation, est appelée à muter dans ses caractéristiques aussi bien que dans ses finalités. Plus que toute autre, la question de l’avenir de l’audiovisuel à l’époque de la numérisation est une affaire de volonté politique, qui concerne fondamentalement la jeunesse aussi bien en termes de santé publique que d’éducation : elle concerne comme aucune autre question l’avenir de notre pays. Quant aux nouveaux médias, ils peuvent aussi bien contribuer à fragiliser encore la situation, faute de politique, que rendre aux médias en général le rôle qui fut le leur dans la formation de la démocratie moderne basée sur l’éducation.
A l’occasion des mutations en cours, la télévision élargie sur le réseau internet devrait assumer un rôle social beaucoup plus important et positif que celui auquel elle s’est progressivement trouvée réduite au cours des dernières décennies, et qui a fait d’elle le bras armé du marketing et de la publicité, l’entrainant dans une dérive toxique et « tyrannique ». C’est pourquoi nous proposons aux pouvoirs publics de faire de l’année 2009 un temps de réflexion, à travers des débats approfondis, à propos de ce que pourraient et devraient être la télévision de demain et les nouveaux médias qui la prolongeront et la transformeront en profondeur, et nous demandons au président de la république et au gouvernement de surseoir aux décisions actuellement en débat concernant l’avenir de l’audiovisuel public : celui-ci ne peut évidemment pas être envisagé indépendamment d’une réflexion globale sur le rôle de la télévision de demain, qu’elle soit publique ou privée.