UNE VISION SINGULIERE
(Rencontres de Vico, 13 août 2008)
Je visitais récemment un musée romain, dans une province reculée de l’ancien empire. J’eu brusquement, dans la pénombre feutrée des salles, devant les objets luisant faiblement dans les vitrines, l’impression de déjà vu qui caractérise le cauchemar. A cette vision se superposa immédiatement celle d’une montagne de packs de coca-cola, ornés du célèbre sigle blanc et rouge qui a tant inspiré le Père Noël. Une armée de personnages, armés de pelles, de petites pioches, et de balais de cabinets, extrayaient ces packs d’une tranchée profonde et tirée au cordeau, sous l’œil attentif de quelques individus coiffés d’un casque qui me parut colonial.
Je m’interrogeai sur le rapport entre ces deux choses, qui me laissa songeur, mais je ne trouvai pas de réponse sur le moment. Mais la nuit même, mes rêves furent peuplés d’alignements de packs de coca-cola, à la manière de Cauria ou de Carnac, et à mon réveil je résolus d’en avoir le cœur net. Une sorcière, qui n’habite pas loin de chez moi, car vous n’ignorez pas qu’il en reste quelques unes qui ont résisté aux bûchers et qui sont charmantes, me donna la clé de mes songes : j’avais rêvé de la mondialisation. J’avais vu en rêve les archéologues des temps futurs, et les seuls témoignages qu’ils découvraient du passé étaient ces objets, tous identiques, qui ne racontaient plus qu’une seule chose, la mort de la singularité.
Mais les Romains, que venaient-ils faire dans cette histoire ? Je ne dois qu’à moi-même d’avoir trouvé la réponse, et je n’en suis pas peu fier même si c’est avec quelque crainte que je l’expose ici. J’ai vu bien des musées romains. Ils sont à la vérité d’un ennui mortel, car quand vous en avez vu un vous les avez tous vu. Ils illustrent l’impérialisme qui a détruit toutes les différences, fait disparaitre tous les particularismes, et établi sous le nom de PAX ROMANA la dictature du modèle unique. La Corse, ne fut pas épargnée, et si Sénèque à pu écrire que les barbares de cette île (nous) parlaient une langue incompréhensible, quelques temps après la colonisation avait fait son œuvre et les « barbares » parlaient latin. Mais c’est là que l’affaire se corse, car la langue que nous revendiquons aujourd’hui, au nom de notre identité, c’est celle que peu à peu notre histoire a façonnée sur le déclin et la ruine de l’empire romain. Comme on été façonnés des centaines d’idiomes qui existent aujourd’hui, devant lesquels les romains perdraient leur latin si ils revenaient. La vendetta prend parfois des siècles, mais la patience des peuples est grande.
Qu’en est-il aujourd’hui du nouvel empire qui s’impose à nous, et quel rôle la culture peut-elle jouer dans les processus de résistance ou de fascination ?«Les Etats-Unis, au XXe siècle, ont gagné la guerre des comportements et de modes de vie grâce à leur cinéma et à leur industries culturelles : ils ont développé une politique extraordinairement dynamique de la culture, et en ont fait une dimension essentielle de la société industrielle. En même temps, ils ont ouvert une boîte de Pandore – ce qui se révèle au moment où ce modèle producteur/consommateur, qui a été d’une extraordinaire efficacité, mais qui a détruit le publics d’amateurs, s’avère aujourd’hui en voie d’épuisement. Car c’est ainsi qu’il faut commencer par interpréter le succès des jeux vidéos et la fortune des wikis. Nous devons assumer et revendiquer notre responsabilité pleine et entière quant à l’avenir de la culture face à ce que veulent les générations nées avec ces technologies. Car celles-ci sont de nouveaux instruments de l’esprit, ou du moins susceptibles de le devenir pour autant que nous daignions nous en saisir»(1)
C’est un combat de libération, individuel et collectif, contre la barbarie. Oui, mais c’est toujours par les barbares que la mutation se produit. Alors, «il s’agit d’être capables de décider ce que nous voulons transporter de l’ancien monde jusqu’au monde nouveau. C’est un geste difficile parce qu’il ne signifie pas se sauver de la mutation mais, toujours, dans la mutation. Parce que ce qui se sauvera ne sera jamais ce que nous aurons tenu à l’abri des temps, mais ce que nous avons laissé muter pour qu’il redevienne lui-même dans un temps nouveau. »(2)
Toni Casalonga
1 : Bernard Stiegler, N° 48 de la revue Mouvement, juillet 2008 2 : Alessandro Barrico, I barbari, saggio sulla mutazione, Fandango libri, Roma, 2006.