Qui donc est ce personnage mystérieux que Jacob affronte aucorps à corps jusqu'au bout de la nuit'
Selon le récit biblique, son identité ne doit pas êtredéclinée, comme si elle demeurait insaisissable. Or c'est le sens même de cetépisode initiatique qui risque alors d'être éclipsé. À moins de relever lestraces et indices laissés après la bataille...
Est-ce un ange ' C'est ce que donne à voir le fameuxtableau1 d'Eugène Delacroix et ce que dit explicitement le prophète Osée. Àl'issue du combat, Jacob nomme le lieu de l'affrontement Peniel (Face divine).Est-ce Dieu qui combat à travers un émissaire céleste ' Un simple humain' Cepersonnage sorti de l'ombre et de la pénombre est désigné comme un homme. Maisde ce qu'il dit à Jacob, au mont où il l'adoube du nom d'Israël, il ressort queson identité est mixte : « Tu ascombattu avec le divin et l'humain. »
Cette stature ambivalente explique la tradition rabbiniquequi identifie le personnage au « prince céleste» d'Esaü, sa doubluremétaphysique, un ange miroir de l'homme. Esaü n'est-il pas celui qui, de chairet de sang, se trouve depuis le sein maternel « aux prises » avec Jacob' Celuique ce dernier s'apprête à affronter dans un combat à la fois existentiel etmétaphysique'
Cette interprétation est confortée par l'expression de Jacobau moment de la confrontation : «Accepte ce présent de ma main puisque j'ai vuton visage comme on regarde la face d'une puissance céleste et que tu m'asagréé. » Pourquoi Jacob le rencontre-t-il alors seul à seul, à l'état célesteavant de le rencontrer en chair ' Au travers de la figure dissociée d'Esaü,Jacob doit d'abord rencontrer son ombre propre, la face sombre et dissociée delui-même. Le Jacob surpris au retour d'exil entre les rives écartées du Yabok,en une nuit interminable, est un homme appelé à combattre pour et contrelui-même, avec son alter ego.
Tout se passe comme s'il lui restait une dernièreétape avant de rentrer en Terre sainte pour compléter sa métamorphose ; absorber en lui toute la dimension positived'Esaü, son frère ennemi. Comme si Jacob ne pouvait s'autoriser à recevoir quela part céleste d'Esaü et devait restituer la bénédiction terrestre qu'il luiavait ravie, et pour laquelle il était en fuite. Puisque à présent l'Esaücéleste le bénit, Jacob peut rendre à l'Esaü terrestre le droit d'aînesse, etrésoudre ainsi leur vieux contentieux.
Avec cet échange de bons procédés, Jacob sauve Esaü et Esaüsauve Jacob.
« Qui est levéritable héros ' » demande un adage rabbinique. «Celui qui fait de son ennemiun ami. »
Tout se passe commesi, à l'instar de Jacob, chaque homme sécrétait malgré lui une certainehostilité. Et que, en permettant la transfiguration de l'ennemi en ami, iladvenait à lui-même. Devant un tel mal, l'homme reste seul jusqu'à ce que l'adversairesoit transmuté en partenaire. Le monde ne peut être sauvé si le mauvais n'estpas converti en bon, s'il ne le résorbe en lui pour ne plus former qu'un. Lanouvelle identité qui émerge «n'est plus Jacob», comme le dit le personnagemystérieux à l'issue du combat, mais Israël.
Adath Shalom - 2004
La voilà donc le nouveau changement de phase dans le processusd'individuation de Jacob (prénom signifiant "talon", car il apris métaphoriquement son frère par le talon pour lui empêcher "d'arriver" premieret également "tricheur").
A la fin de son long exil il se doit de passer du regard de biais du ruseurà un regard de Face avec l'Autre. Mais qui est cet autre ' Paradoxalement ceface à face reste indéterminé et absolu. Même si en nommant Peniel le lieu ducombat Jacob y apporte sa propre réponse, nous pouvons, nous, penser le divincomme moment de la transcendance de l'esprit qui lutte pour et contre lui-même.
Il y a du divin quand l'Autre est infiniment Autre, insaisissable et pourtantlà, de Face. C'est le Visage.
Mais avant même que le Visage nous appelle au "me voici" de la bonté,pour utiliser une formule de Levinas, sa première apparition estd'abord percue comme l'AbsolueLimite. La possibilité de faire le bien naît paradoxalement de la luttedel'esprit. Le monde se manifeste à nous primitivement comme une perte,une séparation. Il est non-moi, un non-moi dont on est dépendant.Neurophysiologiquement parlant, il s'agit d'un momentparticulier de maturation des structures cognitives du bébé. Le voilàangoissé,il n'est plus l'Un, il lui faut re-posséder le Monde (un monde qui n'a par ailleurs jamais été le sien),phagocyter l'autre, par la séduction ou la violence. Touteintentionnalité première est vérrouillée par la peur du manque. Commentalors penser que l'amour soit premier ' Comment pourrait-il émerger d'emblée àpartir de ces prémisses '
La première des luttes est la lutte du Deuxième. De celui qui apparaît ensuite. C'est la lutte du séparé pourla conquête du pouvoir sur le monde. Une lutte de bais, une lutte dansl'ombre, le vol et la ruse.
La lutte de Jacob ici est toute autre. C'est une lutte de celui qui est enchemin vers l'Autre, et surtout vers l'Autre de lui-même. Il va maintenant trouver denouvelles armes, une nouvelle posture. Dans cette lutte, l'Autre ne peut pas prévaloir car il est àla fois l'Autre et Moi-même..
Rien à voir avec la dialectiquehégélienne. Pas de Maître, ni d'esclave ici. Pas de "ruse" del'histoire. Fini le temps de la ruse. Il est temps du regard de face "jusqu'au lever de l'aurore" dit le texte.
C'est le moment où Jacob voit enfin la lumière. Personne l'a emporté, et pourtant iltriomphe. Il sera désormais Israël. Son "saut quantique" va luidonner le pouvoir de fonder un peuple. D'être le nom de son peuple.
Mais il y a toujours un prix à payer, une énergie à donner, une dimensionterrestre à perdre dans la rencontre avec le divin. Jacob pouvait courir... fuir. Israël boite.
Israël triomphe. Il boite mais il n'en veut pas a Dieu. Il a pris la mesure desa force d'humain.
Dans le roman de Melville, un autre boiteux, Achab (remarquez l'assonance desprénoms) n'a pas tiré les leçons de la lutte. Il n'a pas transcendé, il n'a pascompris la rencontre avec la Face. Il ne lui reste que la vengeance.
Il est laversion tragique et folle du capitaine Crochet.
Adrien Ferro
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