Etat de la mémoire et mémoire de l'Etat.
Ce texte de Bernard Stiegler fut écrit en 1991 pour le catalogue du pavillon français cde l’exposition universelle de Séville de 1992
La découverte effective de l'Amérique a lieu en 1866, lorsque le Great Eastern dépose au fond de l'Atlantique le premier câble télégraphique qui reliera désormais l'Europe au Nouveau Monde. Ce sera le début d'une brutale transformation amenée à bouleverser des structures millénaires : la mondialisation du monde - et le déclin de l'Europe. 1866 serait la date de naissance d'une ère nouvelle effective de la mémoire : celle des media. La liste n'est plus à faire : phonographe, téléphone, cinéma, bélinographe, radio, etc. Bouleversement que l'informatique, après la deuxième guerre mondiale, intensifie en synthétisant et intégrant la diversité des technologies mises en oeuvre tout en introduisant de nouveaux caractères de rupture.
En 1866 naît une société qui sera dominée par le texte, l'image et le son massivement produits et diffusés par télécommunications. En 1934, la technologie magnétique rendra possible leur archivage sur des supports d'un nouveau type. Dans les années 50, elle produira les mémoires vives d'ordinateurs pour le calcul et le traitement de l'information, puis les mémoires de masse, l'ensemble permettant aujourd'hui le stockage et la manipulation, avec une précision, une rapidité et une plasticité extrêmes, de tous les types d'information.
Tout cela est indissociable de la découverte effective de l'Amérique dans la mesure où depuis ce continent, par l'exploitation raisonnée et industrielle des nouvelles techniques, émergera une nouvelle idée du savoir : un savoir finalisé par ses résultats utiles, où s'inverse la hiérarchie séculaire dans laquelle, depuis la Grèce antique, la science dominait la technique. C'est le début de la "technoscience", où le savoir, devenu monnayable, entre au service d'impératifs hégémoniques de production et de développement.
L'industrialisation de la mémoire est l'élément décisif de cette évolution, dont la grande figure à la fois symbolique et économique est International Business Machines Corporation, créé en 1924 par le rachat de sociétés fusionnées autour de la Tabulating Machine Company, créée dès 1896.
Industrialisation de la mémoire qui est d'abord sa marchandisation. Le concept essentiel y est l'information. En tant que marchandise industrielle, transmise par un réseau sous une forme quelconque, l'information est ce dont la valeur est déterminée par le temps, ce que comprendront bien les boursiers délinquants de Bordeaux qui, en 1834, un an avant la création d'Havas, trois ans avant la monopolisation des télécommunications par l'Etat, soudoient un fonctionnaire de la transmission télégraphique Chappe pour se tenir informés des variations boursières de la place de Paris plusieurs jours avant que n'arrivent les nouvelles financières circulant encore, en ce temps, à dos de cheval.
Valeur éphémère de l'information (plus elle est connue, moins elle est "vaut" : le "scoop" repose sur cette loi - comme le délit d'initié), à laquelle il faut opposer ce caractère constitutif du savoir : une oeuvre scientifique, littéraire ou artistique ne varie pas dans sa valeur. Le savoir est inappréciable.
L'effet des réseaux qui vont dès lors mailler systématiquement le territoire mondial sera, en vertu de ce principe, l'optimisation des vitesses de transfert, véritable course au contrôle des temps et des espaces de diffusion. En résultent aujourd'hui le "direct" et le "temps réel", qui inaugurent une temporalité tout différente de ce qu'il était advenu de l'ouverture du livre de l'Histoire par Hérodote - ce qui était déjà, en son temps, une technologie de la mémoire. La confusion du moment de l'événement avec celui de sa saisie et de sa réception pourront alors engendrer ces effets inquiétants qui permettent la fabrication (industrialo-médiatique) de la réalité. Du centre de propagande aux stratégies terroristes, en passant par les managers des "plans de communication" de tous poils, chacun en tirera les conséquences. Et d'abord Louis Havas.
Il ne faut pas voir là les méfaits d'une "technologisation" de la mémoire. La mémoire humaine est technique en son essence : depuis son origine même, l'humanité inscrit son expérience sur des supports, développe des techniques de transmission de ses savoirs. Mais au fil de cette histoire, les conditions de cette transmission se transforment, affectant du même coup la nature de l'expérience elle-même. Car les techniques de mémorisation ne sont pas seulement des moyens d'enregistrer une réalité constituée ailleurs : elles conditionnent son élaboration. Et s'il est vrai que le rapport au présent, porteur des possibilités de projection d'un avenir, est déterminé par les conditions effectives dans lesquelles on accède au passé, comment n'être pas frappés par l'événement extraordinaire que constitue pour l'humanité contemporaine l'enregistrement de tout "ce qui arrive" par des technologies exactes nous permettant de plus en plus de restituer les réalités disparues d'hier en sons, formes, couleurs et mouvements - déjà en haute définition à domicile et bientôt en relief - comme si nous y étions encore ?
Bien sûr, cette réalité passée rendue exactement accessible est sélectionnée, triée, ordonnée selon des critères de choix qui la reconstruisent et interdisent de la confondre avec la réalité vivante qu'est seul le présent. Il n'en reste pas moins que l'effet d'un tel accès criblé au passé affecte notre vision toute entière du temps. Dès lors, la véritable question est d'abord celle des critères de sélection de ce qui mérite d'être saisi, puis conservé, puis rendu accessible. C'est aussi bien celle des publics auxquels on le destine, pour aujourd'hui et pour demain. Quelles politiques de la mémoire sont-elles requises par ce nouveau contexte ? Quel rôle reste-t-il à l'Etat, lui-même constitué par sa capacité d'accumuler, contrôler et exploiter la mémoire collective (ce que les accumulateurs de tablettes d'argile de la Mésopotamie savaient comme François 1er prononçant son édit de 1537) ? Une vaste question de l'archive s'ouvre ainsi au moment où l'industrialisation accentuée de la culture aussi bien que du tertiaire et des organes de presse redonne au secteur privé des capacités d'initiative sans précédent en ces domaines. Or, la critériologie mise en oeuvre par un organisme lucratif étant le profit, on peut s'interroger sur l'avenir de la mémoire (et du savoir) s'il est vrai que la logique informationnelle, essentiellement marchande, est soumise aux lois, parmi d'autres, de l'"audimat" et du sensationnel (auxquelles l'information professionnelle, il ne faut se faire aucune illusion, n'échappe pas). L'alternative (mais la simple opposition des termes est peut-être trop sommaire) serait alors : la mémoire, fonds de commerce, fonds patrimonial ou fonds préindividuel (au sens de SImondon) ?
L'informationalisation progressive des savoirs (leur apostrophe par les media aussi bien que leur "informatisation"), sous toutes leurs formes (savoirs théoriques aussi bien que savoir-faire techniques et professionnels et savoir-vivre de la communauté elle-même) peut bien légitimement être perçue comme une violence ou comme un leurre, justifiant les innombrables réactions de rejet et comportements de défiance, particulièrement de la part de ceux qu'on appelle les intellectuels. Pour n'en prendre qu'un exemple, les banques de données textuelles télématiques n'ont pas suscité l'enthousiasme attendu de tant de disciplines scientifiques. Dominées par les impératifs économiques, elles ne constituent au mieux que des annexes du savoir scientifique : on s'y informe, quand on ne les ignore pas totalement, et en tout cas, on n'y apprend rien. Mais surtout, quand on les pratique malgré tout, on est d'abord sensible à leurs énormes inconvénients. Ainsi, on n'accède à l'information qu'à travers un système logiciel figé, thésaurus électronique qui doit uniformément satisfaire à la demande de tous les "utilisateurs" visés, selon une loi comparable à celle de l'audimat régnant sur les médias audiovisuels, et la réalisation du système d'accès, par l'application de syntaxes et de catégories sémantiques prédéterminées, anticipe les types d'interrogations pouvant être adressées à la base et ferme celle-ci aux questions échappant à la sémantique officialisée par le système - et, a fortiori , aux questions proprement imprévisibles. La consultation de telles bases signifie dans une certaine mesure la soumission de l'utilisateur à une sorte de téléguidage de sa lecture, à un point de vue unilatéralement appliqué à son domaine de recherche. Limite extrêmement contraignante dans la mesure où une question scientifiquement pertinente , étant toujours en quelque manière imprévue , vient au moins perturber et parfois bouleverser la sémantique dominant un champ de savoir.
Pourtant, une évolution récente des techniques de l'informatique dans son ensemble pourrait venir modifier la donne du côté du document électronique, qu'il s'agisse des supports, des appareils de numérisation de textes (par reconnaissance optique de caractères), des nouveaux logiciels, inspirés par les techniques dites "hypertextuelles", des micro-ordinateurs dont les performances de calcul et de rapidité s'améliorent considérablement tandis que leurs coûts diminuent, et enfin des réseaux de télécommunication, capables de transmettre des flots de données numériques sans commune mesure avec ce que connaissait jusqu'alors l'utilisateur de la télématique publique. Ainsi, une industrie du document électronique optique (accessible par l'intermédiaire de lecteur laser) se met lentement mais sûrement en place. Des produits tels que les encyclopédies, les dictionnaires, mais aussi des éditions scientifiques telle que le Thesaurus Linguae Grecae, donnant accès à l'ensemble de la littérature en grec ancien (61 millions de mots, 4000 oeuvres, l'intégralité de plus de dix siècles de production textuelle), sont à présent sur le marché, tandis que de grands journaux préparent l'édition annuelle du texte intégral de leur production quotidienne. La Bibliothèque de France offrira dès 1995 l'accès électronique (sur place ou par l'intermédiaire du réseau Numéris) à 350 000 ouvrages numérisés. Les scanners sont déjà utilisés par certains chercheurs qui, souhaitant pouvoir analyser des contenus textuels en profitant des performances de leur équipement informatique, numérisent leurs bibliothèques et documentations privées. Et surtout, des logiciels de constitution de bases de données personnelles sur texte intégral, de gestion électronique automatisée des annotations, gloses, rapprochements entre documents de sources diverses, etc., donnent naissance à la lecture assistée par ordinateur.
C'est une situation nouvelle par rapport à la logique informationnelle que nous décrivions tout d'abord. Ici, l'utilisateur n'est plus contraint par une critériologie de conservation ou un système d'accès à l'information constitués a priori. Utilisateur de ses mémoires, il en est aussi et d'abord le rassembleur et l'organisateur. Il dispose des ressources les plus diverses (supports optiques d'édition électronique, banques de données d'information, grands fonds numérisés tels celui de la Bibliothèque de France, documents numérisés par lui-même), mais aussi d'instruments de traitement de mieux en mieux adaptés à une lecture d'étude.
Un lecteur "professionnel" (étudiant ou "intellectuel", mais aussi ingénieur, avocat, journaliste, administrateur) utilise diverses techniques, qu'il en systématise ou non l'usage : signes d'annotations de significations diverses (croix et traits en marges, soulignements aux tracés divers dans le corps même du texte imprimé, etc.), techniques de résumé et de synthèse, fichiers, dossiers, etc. Il glose les textes, les indexe, les met en rapport par des systèmes de corrélation (les fichiers), y extrait des passages pour des citations, utilise des instruments de recherche (bibliographies, revues spécialisées, encyclopédies).
Toutes ces techniques de lecture visent à créer des liens qualifiés entre des documents ou des passages dans des documents. Les techniques hypertextuelles actuellement développées par le génie logiciel permettent précisément d'intégrer rigoureusement, en les automatisant, ces opérations. Quel en est l'avantage ? La mémoire de la machine n'oublie pas, tandis que celle du lecteur est essentiellement faillible. Une fois les cahiers, livres, fichiers, dossiers refermés dans les rayons de la bibliothèque ou sur le bureau, toutes les interventions sur le support même du corpus en quoi consistent les diverses gloses, de la croix en marge au commentaire quasiment rédigé sur le cahier, se disséminent dans l'espace de travail, s'atomisent et s'ignorent superbement. Le génie du lecteur sera d'en faire malgré tout la synthèse. Le génie de la machine permet sinon de vérifier ce génie, encore moins de le remplacer, en tout cas de lui assurer les plus rigoureuses conditions d'exercice : pour le lecteur traditionnel, la visibilité exacte du texte ne porte que sur quelques pages ou dizaines de pages en amont et en aval du texte actuellement lu. Au-delà de ce champ, la fidélité du lecteur à son corpus est irrémédiablement livrée aux infortunes de sa subjectivité. L'assistance de la machine inaugure au contraire une époque de haute fidélité de la lecture. La lecture de la machine est sans faille, sans délais. Sa visibilité du texte est totale et instantanée. Cela ne veut évidemment pas dire que la lecture devient objective - mais qu'elle gagne en rigueur et en lucidité. Certes, cette nouvelle instrumentalité n'est bonne qu'entre des mains qualifiées : qualifiées au texte lu lui-même, tout d'abord, qualifiées à cette approche médiatisée, ensuite. Et une telle qualification demande du temps, tout un apprentissage, c'est une nouvelle fréquentation des textes et donc un nouveau savoir. Mais telle est bien là, précisément, la marque d'un savoir : l'exigence de temps.
On soulignait ici, à propos de 1492, découverte de l'Amérique par Colomb et début de l'ère de l'imprimé, que les coupures trop nettes entre les époques, notamment celles du manuscrit et de l'imprimé, sont trompeuses, ou du moins sommaires. Terminons en ce sens : au-delà des ruptures que nous avons signalées comme étant caractéristiques de notre siècle, amorcées dès le 19è, il faut souligner que seule une très profonde continuité les rend possibles. En effet, le savoir traditionnel de l'Occident, élaboré dans le jeu des lettres, supposait déjà une instrumentalité technique : l'écriture alphabétique. Avant tout savoir disciplinaire, le "sachant" occidental doit se plier à l'apprentissage de la lecture au cours de longues et pénibles années, au terme desquelles sa mémoire s'est "instrumentalisée", et même machinisée (savoir lire, c'est avoir intégré des automatismes techniques dans la plus profonde intimité de sa mémoire). S'il est vrai que les nouvelles instrumentalités du savoir sont à cet égard bien différentes, dans la mesure où les machines, permettant la délégation de certaines compétences, sont aussi encombrantes, coûteuses, et indispensables (la disquette ne peut être lue sans l'ordinateur, tandis que le livre est directement accessible à la mémoire du lecteur - à condition toutefois qu'elle ait été machinisée), elles aussi requièrent une intériorisation, c'est à dire un travail. La continuité consiste en ceci que la mémoire est toujours médiatisée par la technique, la mémoire savante reposant sur des pratiques instrumentales complexes, en perpétuelle évolution, que l'on finit par oublier tant elles nous constituent (ainsi des lettres), et qui cependant sont les sources mêmes du génie spirituel.
Dès lors, les réactions frileuses, quand elles ne sont pas d'une hostilité hystérique, à l'égard des évolutions en cours, ont aussi des raisons moins nobles et moins légitimes que celles sur lesquelles nous insistions également auparavant : une certaine rigidité, voire un certain aveuglement devant la réalité effective qui est en train de se mettre en place, un refus de faire avec le devenir, une tentation de s'enfuir dans l'obscur "ciel des idées" pour, au fond, préserver des avantages acquis et des situations de rentiers dans le monde de l'esprit, en sont parfois la face cachée. Une politique de la mémoire, ce serait aussi, nonobstant les gémissements des cléricatures, une politique d'instruction des générations intellectuelles à venir intégrant audacieusement l'extraordinaire transformation de la mémoire mondiale.