Avant d’entrer dans le vif du sujet promis par le titre, un mot sur la “Chute ”du Mur de Berlin, il y a vingt ans. La brèche dans le rideau de fer a d’étranges héros, dont on parle peu. En effet, c’est pour la première fois dans l’histoire, qu’un évènement a lieu non pas avant mais après avoir été annoncé dans les médias. C’est ce que s’est efforcé de démontrer un historien allemand, Heinz-Hermann Hertle du Centre de recherche sur l’Histoire contemporaine de Potsdam. Grâce à une comparaison minutieuse des différentes temporalités, celles de la radio, de la télévision et celle vécue sur le terrain, il n’y a, pour lui, pas de doute : quand le présentateur de la télévision s’est écrié que le Mur était ouvert, les envoyés spéciaux sur le terrain était encore face à un …mur. Ce n’est qu’après l’annonce médiatique que les choses se sont emballées. Paraphrasant Marx, il affirme qu’ “une fiction médiatique s’est emparée des masses et est devenue réalité”.
La République Démocratique Allemande passe pour avoir mis en œuvre les idées de Marx. Bien qu’elle en ait partagé la langue, deux exemples montrent que cette affirmation est pour le moins sujette à discussion. Le premier vient de l’auteur est-allemand, Stephan Hermlin[1]. Il porte sur les rapports entre l’individu et le collectif et raconte un stupéfiant contresens. L’autre est de Bernard Stiegler à propos de l’erreur d’interprétation sur ce qu’est la prolétarisation. Dans les deux cas il est question du Manifeste communiste, l’oeuvre sans doute la plus lue de Marx et Engels.
Dans son récit Crépuscule, Stephan Hermlin écrit :
"A treize ans, j'ai lu par hasard le Manifeste communiste. Cette lecture a eu plus tard des conséquences. Ce qui me séduisit fut d'abord le grand style poétique, ensuite, le ton résolu de ce qui est dit. Le fait de l'avoir lu plusieurs fois au fil des ans, deux douzaines de fois certainement, fait partie des conséquences. (…) Depuis longtemps déjà, je croyais la connaître exactement, lorsque, aux environs de ma cinquantième année, j'ai fait une étrange découverte.
Parmi les phrases qui m'étaient devenues évidentes depuis longtemps, il s'en trouvait une qui disait : « La vieille société bourgeoise avec ses classes et ses oppositions de classes est remplacée par une association, où le libre développement de tous est la condition du libre développement de chacun.»
Je ne sais pas quand j'ai commencé à lire cette phrase de cette façon. Je la lisais ainsi et elle signifiait ça pour moi, parce qu'elle correspondait alors à ma conception du monde. Quel ne fut pas mon étonnement, voire mon épouvante, lorsque, bien des années plus tard, je m'aperçus qu'en réalité la phrase voulait dire exactement le contraire : « ... où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. »
Il était clair pour moi que, là aussi, j'avais pour ainsi dire lu dans un texte un autre texte, que j'y avais lu mes propres représentations, ma propre immaturité; mais ce qui là-bas pouvait être permis, ce qui pouvait même être offert, parce que le mot faisait allusion à d'autres mots, à l'inexprimé, était ici absurde parce qu'il y avait dans ma tête une connaissance, une prophétie. Un soulagement se mêlait cependant à mon épouvante. Soudain était apparu à mes yeux un écrit que j'avais longtemps attendu, que j'avais souhaité".
De son côté, Bernard Stiegler évoque l’erreur d’interprétation massive autour de l’assimilation de la classe ouvrière au prolétariat. J’ai eu l’occasion d’évoquer cette question avec lui, à propos de son dernier livre Pour une nouvelle critique de l’économie politique (Galilée). Bref compte rendu de cette rencontre :
"Marx n’assimile pas le prolétariat à la classe ouvrière.. Marx dit que la classe ouvrière est la première classe à être prolétarisée et que les autres suivront et qu’ensuite cela touchera tout le monde. La question de la prolétarisation est avant tout celle de la perte de savoir faire de l’ouvrier. Un prolétaire est quelqu’un qui ne se sert plus de son cerveau, de son corps en tant que singularité. L’échec historique du communisme aura été son incapacité à penser l’association, c'est-à-dire son renoncement à lutter contre la prolétarisation".
Bernard Stiegler rappelle combien Taylor était adulé en Union soviétique. "Le modèle qui va se développer dans les pays de l’Est ne met pas du tout en cause le productivisme. Pour lutter contre la baisse tendancielle du taux de profit, leur réponse est la socialisation des moyens de production mais en laissant intact le système de production. La guerre économique ne justifie pas l’intériorisation du modèle tayloriste ".
En 1917, au moment où Lénine faisait la Révolution d’Octobre, Edward Barneys faisait celle de la libido et inventait le consumérisme. "La standardisation des modes de vie s’est faite à l’Est comme à l’Ouest par la destruction du commerce c'est-à-dire des processus qui font la capillarité sociale, la destruction des savoir- faire et des savoir- vivre. D’un côté cela s’est fait par le marketing, de l’autre par la dictature du parti".
Bernard Umbrecht
[1] Stephan Hermlin
Crépuscule (Editions Les Presses d’aujourd’hui
–Gallimard
)
pages 27/28. Traduction Guillevic