L'IMPORTANCE du GESTE… et la ROBOTIQUE

Publié par abonneau le 24 Avril, 2015 - 16:07
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L'IMPORTANCE du GESTE et la ROBOTIQUE

 

24 avril 2015

 

Les développements de la technologie numérique et de la robotique sont en train de suivre une évolution exponentielle.

J'en citerai aujourd'hui deux exemples, très différents, qui tendent à prouver que le rôle du geste, moteur, est indispensable à la pensée humaine.

 

Dans le premier cas, je reprendrai l'analyse des préhistoriens qui ont étudié la grotte Chauvet et ont décidé de la reproduire à l'identique afin de la préserver de toute atteinte, trésor rarissime qui ne devra ainsi pas subir les mêmes dégradations malencontreuses que Lascaux , Niaux ou Altamira.

Mon second sujet sera la mise en place d'un programme d'aide à l'écriture, développé par Aldebaran Robotics à l'aide du robot Nao.

 

I « La découverte qui a réécrit l'histoire de l'art »

in La Recherche Mai 2015 pages 26 à 39.

 

Extraits

 

Inventeurs et protecteurs

« En étudiant la grotte Chauvet, les préhistoriens sont allés de surprise en surprise. Ils ont en particulier constaté que l'art vieux de 36 000 ans était bien plus abouti que ce qui avait été imaginé pour l'époque.»

 

« La découverte de la grotte Chauvet-Pont d'Arc en 1994 marque un tournant majeur dans notre connaissance de la vie et de la spiritualité des hommes du Paléolithique. (…) Ses parois sont ornées de centaines de motifs, signes et traces charbonneuses, et de plus de 420 représentations animales.

Un an plus tard, la publication par Jean Clottes et ses collaborateurs des premières datations au carbone-14 obtenues sur certains dessins noirs fait sensation. Elle révèle l'existence d'un art pariétal aurignacien (culture du Paléolithique supérieur : 36 000 à 27 000 ans) d'une splendeur inattendue, vieux de plus de 36 000 ans. Chez les scientifiques, ces dates sont accueillies avec enthousiasme par les uns et scepticisme par les autres.

Il faut dire qu'elles bouleversent le modèle d'évolution linéaire de l'art et de la pensée symbolique chez les Homo Sapiens, élaboré depuis un siècle en Europe.

À l'époque, il est en effet admis – et enseigné – que l'art a évolué chez nos lointains ancêtres à la vitesse des progrès accomplis dans le domaine des techniques : il s'est amélioré lentement pendant tente millénaires, allant des balbutiements à l'Aurignacien, à l'apogée et la pleine maîtrise aau Magdalénien (dernière phase du Paléolithique supérieur : 20 000 à 12 500 ans).

(…) L'abondance et la diversité des témoignages laissés par les hommes et la nature, doublées d'un parfait état de conservation, ouvrent d'exceptionnelles perspectives de recherche. (…) un impératif s'impose immédiatement : il faut protéger ce patrimoine fragile. »

« Une passerelle métallique est installée (…) des clones numériques de la grotte sont réalisés.

 

L'analyse

« Grâce à l'étude approfondie des traces laissées sur les parois,, nous tentons de retrouver les gestes des Aurignaciens puis leurs techniques (outils et pigments) et enfin les étapes successives de réalisation de figures. (…) à partir de cette base analytique solide, on peut aborder l'étude des assemblages et des compositions (…) et entrevoir les motivations et les choix des artistes.

(…) dans ses derniers gestes, l'artiste a retouché la corne d'un rhinocéros (…) le faisant passer au premier plan (…) lien conceptuel... »

 

La modélisation 3D

La première étape ? Rstituer les supports rocheux. (…) taille de blocs de mousse (…) et moulage

 

Reproduction avec les mêmes matériaux

« Nous savions à l'avance (…) quelle était la chronologie de leur réalisation[figures].

(…) l'expérience nous a appris que, derrière ces évidences, se dissimule une grande complexité (…) énergie encore perceptible aujourd'hui. »

 

Gestes retrouvés

« Voir apparaître peu à peu les peintures dans l'atelier a aussi suggéré des interrogations. (…) La première surprise passée, nous avons compris que ce déroulement du travail s'expliquait par le fait qu'une seule main avait réalisé la scène. »

 

« Cette expérience personnelle, subjective mais très enrichissante, reste la plus intense. »

 

 

Mon commentaire

 

Cette dernière phrase, en forme de confidence presque gênée (mais très enrichissante) me paraît au cœur de la vision du monde de laquelle le plasticien et les préhistoriens tentent de se distancier, (consciemment ? Ou est-ce un effet de la plume des journalistes Luc Allemand et Sophie Coisne (Rédactrice en chef).

Il semble qu'il soit difficile d'affirmer en pareil contexte, remettant en question les académismes de la pensée scientifique que le geste de la main a autant de valeur pour la pensée que les conclusions technicisées au maximum.

Dit autrement, est-il possible que cet art soit plus abouti à cette époque reculée qu'ultérieurement ? C'est-à-dire est-il concevable qu'il n'y ait pas de linéarité de l'art en rapport avec la maîtrise des techniques, comme on serait tenté de le croire aujourd'hui avec les progrès considérables de la représentation graphique du monde ?

 

Deux visions du monde s'affronteraient-elles encore ? L'une épistémologique, issue de l'histoire des techniques et l'autre banalement vécue et suggérant la pensée ergonomique, créatrice, contrainte tant par le support que par la matière, dans la relation brute que le plasticien (l'artiste moderne) rencontre avec le matériau.

Car c'est bien au final la nécessité imprévue et impensée du geste du plasticien du XXI° siècle pour retrouver celui de l'artiste paléolithique et son contexte social et culturel qui a créé une “bifurcation”, un mouvement inopiné des méta-stabilités rétentionnelles convenues.

En quoi ces deux visions seraient-elles réconciliables, au point de remettre en question les fondements rétentionnels issus d'un siècle de progrès scientifiques ?

 

La question est de taille, courageusement abordée par les préhistoriens, car il y va, dans nos sociétés modernes, de l'acceptation d'un monde que l'on n'est tenté de regarder que derrière le filtre de la représentation, de la rétention tertiaire, de l'image fixe ou animée, conception généralisée et gravée… dans le marbre (!) qui dénigrerait l'expérience individuelle directe, la possibilité même d'un rapport aux lieux, aux formes et aux concepts via l'épiderme et la sensation, revisitée par l'anamnèse et le doute méthodique envers nos supports de transindividuation.

 

Révolution de la pensée, donc, qui atteste de la distance conceptuelle entre la technique propre à chaque époque (et la localisation de ses pratiques) et les formes de l'art advenues, témoins décalés de la pensée tout autant que du partage culturel et social, sur lesquels les formes technicisées de la recherche contemporaine peinent à découvrir une catégorisation efficace, au-delà de l'identification de formes, dans la mesure où elle cherchent à éliminer toute subjectivité irreproductible.

 

Or c'est précisément par la reproduction, par le geste qui doit se plier à la matière, par la réflexion et l'invention, l'improvisation de techniques (comme cela avait été précédemment le cas lors de la redécouverte de la taille des lames de silex, de la fabrication de rhombes, etc.) que la pensée se remet en mouvement selon des a priori disparus, et qui donnent des sens inaccessibles désormais si l'on ne considère que les principes techniques de nos ethnies modernes.

 

La culture serait-elle variante, et aurait-elle donc des conséquences diverses selon ses postulats initiaux ?

Découverte majeure – préhistorique et contemporaine - qui va dans le sens de la nécessité d'une néguentropie, comme la défend avec vigueur et urgence Bernard Stiegler : nous devons devenir des poissons volants, des individus s'efforçant de prendre conscience de nos configurations mentales héritées, sachant que nous sommes par « nature ? » limités aux conséquences de nos expériences passées, quoiqu'il y ait toujours cette petite part d'improvisation, d'imagination, d'intuition qui nous titille – dans notre côté intime et rebelle à la norme – (serait-ce le défaut qu'il faut?) et qui, ici, est bien la preuve de l'absolue nécessité de penser organologiquement notre époque et ses organes.

 

 

 

II Computer-human interaction in learning and instruction CHILI

«École Polytechnique Fédérale de Lausanne http://chili.epfl.ch/cowriter

 

Au premier chef, nous observerons le choix non anodin de l'apparence anthropomorphique pour la machine robotique, et sa dénomination « Noa » associée à une ouverture vocale (et symbolique?).

La finalité industrielle poursuivie semble être la recherche d'une empathie de l'enfant pour le robot ; le prétexte d'accroche est présenté comme une mise en situation où l'humanoïde semble en train de vivre les mêmes étapes d'apprentissage de l'écriture que lui : le rôle de co-individuation qui est suggéré à l'enfant est de corriger les erreurs du robot, ce dernier étant supposé amener l'enfant (l'élève, également) à prendre du recul par rapport à son geste, afin de corriger efficacement le robot.

Deux aspects s'offrent à nous : l'intentionnalité positive et formatrice lors d'un apprentissage dynamique, mais aussi ce leurre puissant de l'enfant, tant sur le plan de la vision qui lui est suggérée de l'automate, afin qu'il l'assimile à un individu de son âge - soit comme acteur vivant - et sur le plan de la manipulation un tantinet perverse de sa pensée, vu que l'algorithme est fondé sur le mimétisme progressif qu'il ignore – au moins partiellement - et ne peut concevoir dans sa réalité immédiate, tant l'interaction en temps réel s'impose à lui.

En bâtissant une relation sur une supercherie ontologique – la notion de vivant ou non n'étant pas stabilisée par l'expérience à son âge -, de même que sur une capacité machinique invasive de sa subjectivité, l'enfant, certes, peut réussir à appréhender un geste d'écrire (et toutefois la question de sa capacité d'attention ne manquera pas de se poser) mais il me paraît utopique de présupposer que l'enfant va composer lui-même son propre apprentissage de l'écriture en prenant en charge celui d'un robot, dès lors qu'il ne peut concevoir ni la perspective du projet, ni les étapes, ni la persévérance nécessaire.

On ne manquera pas d'assister à de nouvelles difficultés, non évoquées dans le projet industriel, dit “pédagogique”, ayant trait à la notion de vivant, d'imagination, de vision de soi, relativement à celle induite par la prétendue vision du robot… lourdes de conséquences ultérieurement dans la construction psychique insatisfaisante mais qui servira de structure de pensée à l'enfant.

L'addiction pourrait être également une autre facette de comportements à observer, de même que l'énervement : si des adultes (des parents) tendent à se raidir devant la difficulté insurmontée dans un temps donné, je ne vois pas pourquoi l'enfant, spontanément et avec une maturité moindre, éliminerait cette réaction pulsionnelle et libidinale, d'autant que le robot pourra ne rester qu'un objet au final, dans son incapacité à réagir ailleurs dans le champ relationnel que pour ce qu'il a été programmé.

Le robot devra de toute manière être abandonné au bout d'un temps relativement court, l'apprentissage étant maîtrisé par l'enfant, et l'investissement affectif de l'enfant sera alors à pondérer, puisqu'alors, le mimétique (similaire ontologique ?) deviendra l'obsolète. Quelle idée de soi-même aura alors l'enfant ? Cette problématique impliquera-t-elle une quelconque responsabilité morale ou éthique des industriels ?

Sa prise de conscience restera-t-elle positive ou sentira-t-il alors le vide relationnel qu'il n'aura pas vécu lors de sa construction motrice fine, expérience en creux qui n'aura pas de conséquences directes, mais bien impensées et concrètes.

Pourquoi proposer ce type de robot à des enfants en difficulté ?

Sous l'aspect prétendument généreux se cachent des intentions de familiarisation à l'interface humain-machine propres à un marketing séducteur. La réaction première de jeu, par l'enfant, sera utilisable par les commerciaux avec des discours pseudo-éducatifs. Mais c'est sans penser que l'apprentissage du geste de l'écriture est long, difficile et astreignant, dans un premier temps. La difficulté et l'attention nécessaires pourraient n'avoir qu'une durée insuffisante, les parents se reposant sur le slogan de réussite qu'ils auront acheté, dans une société où ils penseront pouvoir faire confiance à l' “intelligence artificielle” médiatisée, de toute façon lors d'une problématique inconnue d'eux-mêmes.

 

L'aspect le plus grave me semble être le fait d'isoler l'apprentissage de l'écriture de sa corrélation à la parole, au dessin, à la motricité générale et à l'appréhension de l'espace, ainsi qu'à la lecture, préludes à la symbolisation et à la réflexion sur les traces, de soi et de l'autre (cf. Apprentissage de l'écriture: manuscrite ou au clavier 1 et Faut-il craindre la fin de l'écriture manuscrite ? par Jean-Luc Vellay 2 : le geste ainsi reproduit ne sera intégré en aucun cas dans une perspective globale de maîtrise du code écrit, laissant de côté cet aspect pour ne privilégier que la calligraphie. C'est donc bien un leurre tant pour l'enfant qui est floué sur la vision de l'apprentissage, que, de même, pour ses parents, ainsi que par la nouvelle illusion collective qu'un enseignement “moderne” et “technologique” au XXI° siècle, peut ne plus s'appuyer sur des enseignants, coin dans la porte de l' “éducation comme lien trans-générationnel sociétal”, système social de transmission de la consistance et du système public historique qui fait société dans le droit et dans les faits.

L'hypothèse développée également de mettre un petit robot au fond de la classe est déconnectée de la réalité d'une classe : imaginez qu'un enfant (ou deux) aient l'opportunité (une fois ou deux par semaine, vu qu'ils sont au moins 25 par classe de Cours Préparatoire et pourront vivre cette expérience une fois sur 12 groupes (ou tous les 25 passages) ; quiconque pourra se demander quelle attention pourra être trouvée par les autres enfants durant ces phases… et la question du coût d'un seul robot ne manquera pas de se poser dans des classes qui n'ont que des budgets, municipaux, très resserrés. (Les expériences passées, avec les ordinateurs successifs – vantés pour leurs possibilités d'apport précieux à la pédagogie – ont chacune été limitées puissamment par les finances dérisoires des écoles – l'investissement sociétal concerne-t-il donc l'industrie et la finance ou les futurs acteurs de la société, lors de leur formation première ?).

La question du savoir pédagogique sera également débattue, remise en question tant dans les consistances impensées qu'elles recèlent que dans leur nécessité : les États-Unis n'ont-ils pas rendu obsolète l'apprentissage de l'écriture – en le rendant optionnel -, de même que la Finlande s'apprête à le faire ?

La question de l'enseignement semble donc n'être qu'un argument de développement industriel, donc de la politique et de la géostratégie, axées sur l'économie attendue d'un secteur vaste et lucratif touchant la sphère familiale, espoir opportuniste de croissance dans une crise économique établie durablement. Mais la question demeure, dans une économie asséchée par la précarisation généralisée, de savoir qui pourra acheter ce genre de robot à ses enfants.

On peut se demander sur quelles bases autres qu'opportunistes et donc dérisoires se fonde cette invasion de la sphère éducative mais aussi de la pensée de l'enfant, flouant sa vision du monde, à un âge où son geste moteur le construit dans une relation parlée, où l'autre est une personne vivante, et quelles seront les conséquences générationnelles d'une telle décision à très grande échelle : comme je l'avais déjà mentionné (in SALA et non-droit à la vie 3), l'exemple de la Corée du Sud 4, habituant les écoliers à la présence de robots pour faire l'appel ou les faire danser dans les interclasses, suivait le même but économique et stratégique, amenant à délaisser des générations de robots obsolètes, en validant les modèles d'interface humain-machine in vivo !

 

De toute façon, le geste de l'enfant ne se sera exercé ici que sur une surface numérique, orientée sur un certain plan, ce qui déconnectera l'apprentissage de l'enfant de la variété des supports nécessaires à l'élargissement de sa symbolisation et de son orientation. La relation entre les différentes graphies n'est pas non plus abordée : script, majuscules, polices variées, pas plus que le repérage de la construction des mots, ni l'orientation dans l'espace (et la temporalité du geste couplé à la pensée), ou les formes rythmiques qui permettent la construction intérieure de modèles graphiques, y compris les espaces. Les questions du codage des mots dans une phrase (majuscule au début…) seront oubliées également, tout comme le codage de la pensée (interrogative, affirmative, négative).

Obsolescence programmée, tant du robot que de la pensée en construction.

Illusion catastrophique au plan des consistances évitées par le leurre à grande échelle.

Toutefois, les concepteurs en ont d'autant plus conscience que ces travaux s'appuient sur un ensemble pluridisciplinaire d'une grande complexité empruntant tant à la psychologie qu'aux sciences cognitives pour court-circuiter les comportements induits de générations d'enfants, à des fins mercantiles.

 

Les questions de symétrie de caractères, liés intimement à la représentation de l'articulation vocale, ne seront abordés que sous la forme graphique, à l'instar d'un dessin ordinaire. Cet évitement de fait n'aura pas été prétexte à la construction d'interrelations (d'attention donc synaptiques) entre la vue, la latéralisation en construction, la phonation, l'audition, la prise de conscience de l'articulation, le début de la lecture – c'est-à-dire la vision symbolique d'une trace conçue comme signe pluriel – et le geste dans son organisation – traçage de courbes et de traits dans un certain sens, de façon à faciliter la reproduction rapide et automatisée -.

L'intervention « privilégiée » du robot auprès de l'enfant est en fait un leurre pédagogique :

«  Pour améliorer les capacités d’écriture des élèves de primaire, des informaticiens les font travailler avec un robot. » peut-on lire en tête de l'article.

Mais la voie prétendue facilitante – en prenant le contre-pied de l'enseignement historique qui propose un « modèle » à détailler et reproduire – est supposée permettre à l'enfant apprenant d'apprendre lui-même au robot ce qu'il n'a pas encore observé : « Grâce à ce système inédit, appelé Co-Writer, le robot écrit mal le mot choisi. »

Imaginons que nous ne savons pas écrire la musique – tracer une clé, poser une note particulière, blanche ou croche sur une portée, tenant compte ainsi à la fois de la hauteur (entre ou sur une ligne de la portée) et du temps qu'elle représente, donc de l'espacement qui lui est dévolu. Pourrions-nous apprendre à Noa comment écrire correctement, en le voyant se tromper régulièrement et apprécier ses progrès par rapport à une norme encore incomprise… le temps d'apprentissage, à supposer qu'il soit couplé à une attention persévérante sur une durée longue, serait augmenté sensiblement par rapport à un mimétisme attentif à un modèle. Tous les acquis de l'ergonomie sont balayés, à l'échelle industrielle et en temps réel.

De même, la construction du raisonnement – pour un enseignant – visant à comprendre les difficultés d'interprétation des perceptions ou de motricité d'un élève, s'appuie-t-elle sur des modes d'analyse sous-jacents – sur les plans anatomique, postural, spatiaux et relationnels dans leurs complexités – alors que la maturité d'un enfant ne peut prétendre à cela. Le jeu d'expérimentation sera donc bien vécu, dans le meilleur des cas, mais il ne sera pas dépassé et ne fournira ni un accès à l'automatisation du geste ni à la pensée complexe.

 

La déclaration « Améliorer la confiance en soi des enfants », légitime et généreuse dans son intentionnalité, reste toutefois utopique ou pour le moins hypothétique, dans la mesure où, seul, chaque enfant la sentira s'améliorer ou non, et de façon successive selon ses protentions, ses expérimentations propres débouchant ou non sur un geste ou un postulat “réussi ou non” selon lui.

La confiance n'est pas une valeur, encore moins un état de stabilité : elle demande à être éprouvée et sera remise en cause dans le temps et des situations variées. Elle est ici supposée comme une forme d'“étayage” lors d'un apprentissage nouveau mais, comme toute relation en évolution, ne peut être considérée comme une consistance définitive.

 

Nous allons maintenant voir les biais interprétatifs qui prévalent au programme de développement robotique :

Pour Vygotsky, tout dans le comportement de l’enfant est « fondu, enraciné dans le social » : la médiation socio-culturelle apportée par le langage permet à l’enfant de développer ses structures psychiques. C'est parce que « Le développement des activités intellectuelles complexes (attention, attention volontaire, mémoire logique, pensée verbale et conceptuelle, émotions complexes, etc.) "va de" l’interpsychique "à" l’intrapsychique. »

« Pour le développement de l’enfant, en particulier dans sa prime enfance, les facteurs les plus importants sont les interactions asymétriques, c’est-à-dire des interactions avec les adultes porteurs de tous les messages de la culture.

Dans ce type d’interaction, le rôle essentiel revient aux signes, aux différents systèmes sémiotiques qui, du point de vue génétique, ont d’abord une fonction de communication, puis une fonction individuelle : ils commencent à être utilisés comme des outils d’organisation et de contrôle du comportement individuel. 5»

 

Le chercheur Séverin Lemaignan explique ici qu'« Avec cette technique, on déclenche chez l'enfant l’ “effet protégé”6. Celui-ci considère le robot à qui il enseigne comme son protégé et s'applique pour qu'il réussisse. Lorsqu'un écolier repère une des faiblesses du robot et lui demande de répéter l'exercice pour se perfectionner, il fait appel à ses capacités méta-cognitives et se met à la place de son élève. Par effet miroir, cette réflexion lui permet de comprendre ses propres erreurs.».

C'est valider une hypothèse théorique de pédagogie spontanée sans aucune connaissance de la réalité d'une construction pédagogique, laquelle est intimement dépendante d'une relation mouvante entre un enfant et un adulte, organisée dans un cadre d'établissement de confiance et de prise de risque par rapport à un savoir-faire en devenir, impensé par nature même s'il s'appuie sur des protentions édifiées par diverses entrées.

Cela relève de la recette pédagogique supposée, qui pourrait marcher : et elle pourra probablement être tout de même porteuse de résultats positifs, selon les enfants, car leur intérêt et leur attention soutenue les amèneront sans nul doute à construire une approche singulière de l'écriture. En termes généraux (statistiques), je doute que l'on puisse croire que cette approche pourra être généralisée à des groupes d'enfants : les exigences multiples de l'apprentissage de l'écriture demandent en effet une répétition régulière, patiente, donc soumise à un effort sur soi-même pour maîtriser, par des gestes fins, des doigts et une main qui ne sont pas dociles par nature et manifestent une fatigue parfois même un peu douloureuse (qui nécessite donc une économie du geste).

La constance et la persévérance ne sont obtenus que par l'intérêt que représente l'écriture pour un but plus haut : la communication avec l'autre, distant ou absent, et l'accès à sa pensée.

 

Et je ne vois pas à court terme cette possibilité évoquée par le chercheur que « Le robot reste un outil au service de l’enseignant, qui pourra par exemple adapter son comportement selon les évolutions de l’enfant », vu que l'attention particulière à chaque enfant nécessite déjà un investissement de chaque instant par l'enseignant, sans la médiation d'un logiciel.

Des expériences avaient déjà été tentées en maternelle, avec une classe entière, avec des petits robots programmables dans les années 90 : il s'agissait de prévoir leurs déplacements droite/gauche/avant/arrière : les essais étant oralisés, vécus corporellement, commentés, mémorisés avec ou sans l'aide d'un tracé au sol (et non au tableau qui implique une représentation complexifiante sur le plan vertical), reproduits à “quatre pattes” ou debout, codés au sol puis transférés à la machine, avant qu'une comparaison du déplacement de la machine ne puisse être tentée avec la réalité vécue corporellement, et exprimée par chaque enfant.

 

Quant à l'assertion suivante : « Des études récentes montrent que les enfants autistes enregistrent des progrès considérables en répétant des exercices avec un humanoïde », je crains qu'il ne s'agisse encore que d'une technique de marketing s'appuyant sur une empathie présupposée, également en forme de cliché : ces enfants font l'objet d'une attention très spécifique, afin que leur singularité soit prise en compte et qu'ils puissent s'ouvrir au monde selon leurs potentialités propres.

La proposition d'une relation avec une machine non-humaine, mimant l'humain de surcroît, me paraît une proposition biaisée à la source, dans la mesure où la relation à l'autre est intimement la difficulté à dépasser. Sans accompagnement véritable, il me paraît tout à fait illusoire de prétendre pouvoir faire confiance a priori à une telle perspective, dans la mesure où elle s'inscrira dans l'histoire vécue de l'enfant et deviendra constitutive de sa propre expérience.

 

 

III

 

Je ferai enfin un parallèle avec la pensée de Walter Benjamin qui, partant de son analyse des effets de la reproductibilité de l'œuvre d'art, et notamment du cinéma sur la relation de l'homme au monde, établit que « le spectateur est comme hypnotisé face à cette image qui lui offre une représentation du réel. En même temps cette image lui permet d'acquérir une nouvelle façon de percevoir le monde, un espace auquel l'homme n'avait pas conscience d'appartenir7»

Dans L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique il écrit :

« La technique de reproduction - telle pourrait être la formule générale - détache la chose reproduite du domaine de la tradition. »

« En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s'offrir en n'importe quelle situation au spectateur ou à l'auditeur, elle actualise la chose reproduite.

Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n'est que le revers de la crise et du renouvellement actuel de l'humanité. Ces deux procès sont en étroit rapport avec les mouvements de masse contemporains. Leur agent le plus puissant est le film. Sa signification sociale, même considérée dans sa fonction la plus positive, ne se conçoit pas sans cette fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l'héritage culturel. » 8

Hors du contexte de l'œuvre d'art, c'est selon moi de la singularité qu'il est question dans notre sujet : singularité de la vision de l'autre, du monde, et donc de soi, par un agir en devenir qui construit les représentations.

Le pré-supposé industriel de tenter de faire croire qu'un algorithme puisse être adapté à toutes les singularités – en commençant par les plus singulières, les cas d'autisme, du fait de relations difficiles à l'autre et à l'environnement social – procède d'une croyance irrationnelle en des constantes sommaires que l'on observe, de loin, chez l'être humain : il paraît s'adapter spontanément et de manière convenue, reproductible, à chaque milieu.

Si les neuro-sciences progressent dans la compréhension et la modélisation des comportements types, il faudra toujours se garder de considérer des généralités moyennes pour des réalités singulières : l'expérience longue de l'éducation scolaire prouve qu'il n'y a pas de bonne  méthode pédagogique mais seulement des tendances plus ou moins appropriées aux questionnements singuliers en devenir, aux variations infinies, qui sont chacune essentielles à l'évolution des représentation de chaque individu, selon ses protentions intimes, ses potentialités propres et ses affects particuliers, dans les contextes conjoncturels où elles sont proposées.

La tentative de pénétration industrielle du monde de l'éducation ne peut actuellement se faire que par le vecteur de l'idéologie de la « technique intelligente », de l' “intelligence artificielle”, qu'il faudra toujours interroger à la lumière de ses avantages et inconvénients - sa pharmacologie - dans un contexte large, de l'accès à une formation et plus fondamentalement à une culture partagée, ce que Bernard Stiegler interroge comme « organologie des savoirs ».

Je crois également qu'il faudra toujours se méfier de “recettes miracle(s)” dont les fondements et justifications industrielles sont bien éloignés des buts d'un enseignement véritable et de la considération de la singularité ontologique de l'humain ; ils s'appuient sur une gouvernementalité algorithmique comme façonnage des comportements par les représentations induites – à grand renfort de médias (9).

 

CONCLUSION

 

A l'issue de ces deux articles, il m'aura paru essentiel de constater qu'au-delà du côté pharmacologique de chaque discipline, c'est bien à une vision technologisée du monde que nos sociétés ont affaire, à un modèle conceptuel plaqué sur la réalité, conçue non plus comme extérieure mais comme manipulable et utilisable.

Dans le premier cas, après une représentation en 3D numérisée et reproduite techniquement à l'identique, les préhistoriens n'auront rien appris de neuf. Il aura fallu le geste de la main de l'homme, du plasticien qui manipule la matière, est contraint par son aspect chimique et physique et sa propre physiologie, son émotion (quel mot étrange à l'époque de la maîtrise des formes !) pour faire naître la pensée – révolutionnaire – que l'art préhistorique d'il y a 36 000 ans était abouti sur les plans esthétique et conceptuel, voire social et sociétal, alors qu'un consensus régnait – vision du monde – pour lier la réussite artistique à l'évolution des techniques.

Pas extra-ordinaire franchi non par la science, cette fois-ci, mais par la main, au-delà du temps.

 

Dans le second exemple, la science aura cherché à se maintenir coûte que coûte comme vision imposée du monde, fac-similé supposé – à nouveau – du comportement de l'apprenant – en délaissant par un court-circuit puissant les acquis de l'enseignement et de la co-individuation. Cette colonialisation du secteur protégé de l'Éducation se concrétisant par le gigantesque geste industriel de mimétisme du vivant, détaillé à l'infini, mais qui ne s'assume pas en tant que regard catégorisant : la visée est hégémonique, omniprésente, et choisit comme cible privilégiée les plus jeunes, moins protégés par les rétentions tertiaires générationnelles déjà partiellement mises en pièces par marketing, afin qu'ils servent d'effet de levier pour des fins tacites de nature financière et économique.

La présente analyse vise à conforter le souhait de Bernard Stiegler de valoriser les recherches néguentropiques dans le cadre d'une ontologie générale, à l'heure où les droits historiques de l'individu singulier sont en passe d'être remplacés par leur négation spéculative systémique.

 

 

 

 

 

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6Quelle origine théorique trouver à ce terme ?

9http://chili.epfl.ch/cowriter lire spécifiquement le mode de diffusion d'information « scientifique » intitulé : Media coverage qui détaille le marketing instauré via 34 médias pour « former/forcer/forger l'opinion ».

Media coverage