association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Justine a 50 ans. Elle est enseignante dans un collège dans le 93. Elle enseigne les arts plastiques depuis plus de 15 ans.
Récemment, Justine a confisqué le smartphone d'une élève dissipée. Comme elle ne s'est pas calmée et qu'elle a perturbé la classe toute l'heure durant, Justine lui a demandé d'aller récupérer son téléphone auprès du surveillant général un peu plus tard dans la journée. L'élève, une jeune fille de troisième, est entrée dans une rage folle, a menacé Justine physiquement. D'autres élèves ont été obligés de s'interposer pour protéger leur professeur. Justine a tenu bon. Plus loin, beaucoup plus loin, en Corée du Sud, certains consultants commencent à parler de nomophobie (1) inquiétante (2), une peur exacerbée résultant de la privation de son téléphone mobile. Une peur, au cœur de laquelle se niche sans doute une angoisse liée à l'addiction, qui peut conduire au passage à l'acte.
La semaine précédente, Justine avait empêché de justesse un élève de fracasser la tête d'un de ses camarades avec une chaise. En retenant la chaise avec un réflexe protecteur tout en ceinturant l'élève, Justine, prise dans le mouvement des deux adolescents, a reçu un coup au tibia. Mais Justine a tenu bon. Elle a pris de l'arnica 9 CH et a rédigé un rapport, le soir, en rentrant chez elle. Quelques jours plus tard, Justine apprend que le papa du "brandisseur" de chaise demande une audience et remet en cause le renvoi provisoire de son fils. Un avocat devrait être présent. Justine est restée factuelle face aux vociférations et aux menaces du père venu avec son grand fils de 1,80 m mais qu'aucun avocat n'accompagnait. Une heure plus tard, Justine s'est mise à pleurer parmi les pinceaux usagés, les couleurs tristes et les feuilles écornées situés dans le local de rangement attenant à sa classe et dont l'accès lui est réservé.
Il arrive souvent à Justine, dans les moments difficiles, de penser à ces trois élèves qui, à ses débuts, l'avaient encerclée à l'issue du cours et avaient cherché à l'embrasser avec insistance. Très jeune et belle enseignante, elle avait été obligée d'hurler pour se faire entendre. Les élèves avaient été exclus du collège, les parents honteux lui avaient présenté leurs excuses mais elle était terrorisée à l'idée de croiser leur progéniture dans les transports en commun. Elle avait dû rédiger sa première main courante au commissariat de police en prévision d'une audience plus que certaine au TGI. Aujourd'hui elle en possède tout un classeur et se demande parfois si elle ne devrait pas en faire quelque chose. Ecrire, témoigner, expurger, effectuer une anamnèse, vider son sac. Décrire une situation où, malgré les joies et les surprises régulières que procure l'expression quotidienne d'une passion pour l'enseignement, quelque chose du chaos semble s'être installé durablement. Un chaos quotidien que rien ne peut endiguer, une hydre complexe et foisonnante, une pieuvre incontrôlable que la puissance publique dénie à coup d'injonctions pour s'en protéger. Car, en effet et désormais, suite aux événements qui ont touché Charlie Hebdo, les enseignants seront tenus de dispenser des cours d'EMC. Des cours d'enseignement moral et civique. Justine devra encore tenir bon. Et sans doute pour longtemps.