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Dans sa description du « souci de soi », Michel Foucault évoque le chevauchement de la pratique médicale (iatriké) et de l’action thérapeutique (therapeuein) dans la philosophie antique, il écrit :
[…] l’inquiétude porte surtout sur le point de passage des agitations et des troubles, en tenant compte du fait qu’il convient de corriger l’âme si on veut que le corps ne l’emporte pas sur elle et rectifier le corps si on veut qu’elle garde l’entière maîtrise sur elle‑même […] C’est à ce point de contact, comme point de faiblesse de l’individu, que s’adresse l’attention qu’on tourne vers les maux, malaises et souffrances physiques, [celles d’] un corps fragile, menacé, miné de petites misères et qui en retour menace l’âme moins par ses exigences trop vigoureuses que par ses propres faiblesses[i].
Est-il encore possible de mettre en jeu ce « point de contact » ou bien est-il un élément d’une sorte de nostalgie philosophique ? La modernité voudrait y voir un chemin impraticable, marqué par la sécheresse du propos et un retrait asocial du monde. Confrontées au test de la réalité, les vertus de la philosophie et de la sagesse ne résisteraient pas à l’épreuve ; le démenti, voire l’imposture, ne serait pas éloignés.
Je souhaite rapporter ici une intéressante polémique entre le philosophe Pierre Hadot et l’historien Thomas Africa[ii], relative à une prétendue addiction aux opiacés de Marc Aurèle, polémique qui illustre bien l’incompréhension moderne du « souci de soi » antique. Cette contribution à la discussion est issue d’un travail de thèse de philosophie relative à la médicalisation de la douleur[iii].
Rapportant un texte de Galien, l’historien prétend que Marc Aurèle aurait consommé quotidiennement de l’opium, rentrant dans la composition de la « thériaque » fabriquée sous les ordres de Galien. L’historien affirme que Marc Aurèle, rendu somnolent par cet abus d’antalgique, destiné à calmer ses douleurs d’estomac et de poitrine, aurait tenté, en vain, de supprimer le suc de pavot du mélange. Devenu insomniaque après ce sevrage, il serait revenu à sa consommation antérieure. De plus, Thomas Africa avance que certaines « pensées bizarres » de Marc Aurèle pouvaient être expliquées par les troubles cognitifs produits par ces drogues. Il va sans dire que cette narration relativise, pour ne pas dire ridiculise, les vertus stoïciennes et l’efficacité de ses exercices spirituels.
Pierre Hadot va se pencher sur cette question en examinant les sources, mais aussi en argumentant comme philosophe. Le texte de Galien[iv] fait état de ses prescriptions pour Marc Aurèle et des conséquences de la prise régulière d’un mélange contenant du pavot. Galien résume l’histoire : l’apparition de somnolences, suivies d’insomnie après l’arrêt de la consommation d’extraits de pavot, puis expose la solution qui satisfait Marc Aurèle : l’emploi d’un mélange « vieilli », donc moins actif, accompagné d’un sommeil plus régulier. Il faut noter que la thériaque n’était pas utilisée comme antalgique, mais comme contrepoison préventif. Par ailleurs, un calcul approximatif montre que la quantité d’opium quotidienne ne pouvait produire ni somnolence par sa consommation, ni insomnie par son sevrage brutal. Il est cependant possible que le mélange constituant la thériaque ait contenu d’autres substances sédatives. Le plus intéressant est d’observer que la modification apportée par Galien a pu effacer les symptômes ; nous dirions aujourd’hui que l’ajustement thérapeutique s’est accompagné de la disparition des effets secondaires indésirables. Cet ajustement a été effectué à la demande de Marc Aurèle ; c’est donc celui qui aspire à la sagesse stoïcienne qui en est à l’origine. Il n’est pas prisonnier du mélange de drogues, mais exerce, pour reprendre une expression d’Ivan Illich, son autonomie vis-à-vis de la technique médicale, ici la prise régulière de médicaments.
L’autre argument de l’historien Thomas Africa est le suivant : Marc Aurèle exprime dans ses Penséesdes idées « bizarres » qui sont certainement le produit d’une imagination sous l’emprise de drogues, comme l’attesteraient, selon l’historien, de nombreux passages de l’œuvre. Selon cet auteur, Marc Aurèle vivrait des expériences de conscience modifiée. Il en veut pour preuve ces pensées étranges, traduisant une modification de l’espace et de la durée, ces idées de temps suspendu, comme dans un paradis artificiel : « Presque rien n’est stable, et voici tout près, le gouffre infini du passé et de l’avenir, où tout s’évanouit »[v]. Or il s’agit là non pas de délires sous l’emprise de drogues, mais de thèmes attestés dans le stoïcisme où les méditations sur l’écoulement du temps font partie des exercices spirituels. Là où l’historien voit les idées pathologiques iatrogènes d’un opiomane, nous avons affaire au cœur même du stoïcisme dans sa pratique quotidienne, où un entraînement suffisant de l’esprit peut apporter le calme, en rejetant les représentations erronées.
Cette polémique entre spécialistes de l’Antiquité – qui peut paraître anecdotique – est exemplaire de l’incompréhension contemporaine à l’égard des notions d’exercice et d’ascèse. Pour la plupart de nos contemporains, il n’existe de « remèdes » que médicamenteux ; le rapport à leur « consommation » est nécessairement un rapport de soumission et la conscience ne pourrait être modifiée autrement que sous l’influence chimique. Or, la pratique prônée par la philosophie antique – dans cet exemple, le stoïcisme romain – n’est pas un produit de consommation. On ne peut en user comme d’un expédient vite oublié, car, pour le dire avec Aristote : « La sagesse et la prudence sont nécessairement désirables en elles-mêmes […] ces vertus produisent en réalité quelque chose, non pas au sens où la médecine produit la santé, mais au sens où l’état de santé est cause de la santé »[vi]. L’exercice spirituel et l’usage de médicament ne sont pas mobilisés selon les mêmes modes, même si ils ont nécessairement un « point de contact ».
[i] M. Foucault, L'Herméneutique du sujet, Cours au Collège de France, 1981-1982, Paris, Gallimard-Seuil, 2001, p. 515.
[ii] P. Hadot, « Marc Aurèle était-il opiomane ? », in Mémorial A.‑J. Festugière. Antiquité païenne et chrétienne, Genève, Patrick Cramer,1984, p. 33‑50.
[iii] JC Fondras, La Douleur : expérience et médicalisation, Les Belles Lettres, Paris, 2009.
[iv]. P. Hadot, ibid., p. 34-35.
[v]. Marc Aurèle, Penséespour moi-même, V, 23, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 79-80.
[vi]. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 13,1144 a 1-5, trad. J. Tricot, Paris,
Vrin, 1990, p. 308.