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Dans le documentaire Into eternity de Michael Madsen, les scientifiques responsables du site d’enfouissement d’Onkalo, en Finlande, soulèvent de nombreuses questions quant au traitement et à l’enfouissement des déchets issus de la fission nucléaire. Mais lorsque l’on parle du nucléaire, le terme de « déchets » semble atteindre ses limites. En effet, les déchets nucléaires ne pourraient-ils pas devenir, un jour peut-être, une précieuse ressource ? Car si le déchet semble ne pas pouvoir devenir ressource sans transformation de sa structure, le reste lui, peut être amené à le devenir (nous disons par exemple que nous « cuisinons les restes », pas les déchets). Le reste est ce qui est engendré, produit, puis mit à part : c’est un laissé-pour-compte (left-over en anglais, littéralement laissé au cours de). Il est donc plus pertinent de parler de restes nucléaires, de leftovers.
Qu’est ce qui caractérise ces restes nucléaires ? D’abord, les restes nucléaires nous placent dans des échelles temporelles géologiques, de l’ordre de la centaine de millier d’année, si bien qu’il nous est impossible d’en mesurer l’évolution, ou d’en comprendre le présupposé désamorçage progressif. Ce sont des durées incompressibles, et bien souvent minimisées. Les restes nucléaires se distinguent également par leurs doubles dangerosités. La dangerosité réelle : la radioactivité mesurable et étudiée, et la dangerosité possible ou anticipée : la fuite ou la contamination, qui n’existe qu’en scénario. Ils sont donc l’objet de tous les soins, et sont maniés avec la plus grande prudence. Il y a donc une sorte de délicatesse inquiète vis-à-vis de ces restes, liée à la possibilité de la fuite et de la réaction non-anticipée ou mal-anticipée. Les restes nucléaires se caractérisent enfin par leurs puissances que l’on sait existantes bien qu’invisibles. Une menace invisible tend à être oubliée ou négligée. Ainsi, certains des premiers intervenant sur le site de Tchernobyl, « les liquidateurs », comme on les appelle, étaient peu ou mal protégés (un mouchoir sur le visage tout au plus)(1). D’autres cependant tenteront de se constituer des armures de fortune, comme on le voit sur les photos d’époque. Le fait de ne pas « sentir » le danger, le rend inexistant. On peut certes mesurer la radioactivité, mais il nous est impossible d’apprécier l’effet de celle-ci et les destructions qu’elle engendre en temps réel. La radioactivité nous place dans un rapport ambivalent qui nous oblige à avoir conscience, à être informés du danger pour pouvoir manipuler les restes nucléaires. Sans cette conscience du risque, il n’y a pas de présence réelle : la menace n’existe pas ou tend à ne pas exister.
Une fois scellé, les restes nucléaires sont enfouis. Les sites d’enfouissement nucléaire font parti de ces grands travaux nécessitant des moyens colossaux : celui d’Onkalo est prévu pour être terminé dans un siècle. Dans notre histoire, il semble que seul les monuments sacrés (ou sacralisés), ainsi que l’architecture funéraire aient nécessités de tels moyens et de telles durées. En plus des durées, le nucléaire nécessite de l’énergie humaine pour le contenir. Quatre cent milles « liquidateurs » auraient péri des suites de leur exposition aux ondes à Tchernobyl(1). Même si de tels chiffres font débats, cela ressemblerait presque à un sacrifice, dans le sens où le sacrifice marque l’impossibilité de l’usage, la séparation nette de l’humain et de son milieu dans une impossibilité de pratiquer et d’habiter celui-ci(2). Périr à Tchernobyl, c’est affirmer l’impossibilité d’habiter avec le reste nucléaire, et afortiori de pouvoir en faire usage : c’est un pur sacrifice. Mais il y dans la terminologie même du reste nucléaire, une dimension proprement sacralisante. Ainsi, à Tchernobyl par exemple, le réacteur numéro quatre a d’abord été recouvert d’un « sarcophage » puis d’une « arche » dans le but de contenir les matières radioactives(3). Il y a donc une « Arche de Tchernobyl ». Difficile alors de ne pas trouver des analogies avec le sacré, quand on pense à l’Arche d’Alliance, ce coffre biblique qui contenait les Tables de la Loi.
Enfouir au plus profond, cacher, contenir une puissance : tel semble être le rôle de ces sites d’enfouissement. On parle parfois de « reliquat nucléaire »(4), un tel terme nous ouvre de nouvelles pistes dans la compréhension de notre rapport à ces restes. Ce sont des reliques, des restes de puissances incarnant celle-ci, mais devenus nocifs : ce sont des contres-puissances. La relique est un reste sacré, contenant par métonymie la puissance qu’elle incarnait, mais qu’elle incarne toujours de manière ambiguë. Cette ambigüité est propre au terme sacer en latin, donnant le mot sacré, qui désigne à la fois ce qui « consacré aux dieux » et « maudit » comme l’a soulevé Freud puis Agamben(5).
Comment se constitue dès lors notre rapport à ces restes ? Il semble que la dimension sacré tend à occuper une place prédominante. C’est un sacré sous-entendu. Les restes nucléaires nous confrontent à une éternité, à des échelles temporelles et énergétiques fondamentalement géologiques et non-anthropocentrées. Avec le nucléaire, se constitue un imaginaire culturel sacralisé. Quelle attitude en effet, aurions-nous, si, un jour, quelqu’un pénétrait un des sites d’enfouissement ? Ne verrions-nous donc pas un tel acte comme une profanation ? La « profanation » étant la volonté d’utilisation, le rétablissement de l’usage séparé par le sacrifice(6). Si les premiers égyptologues ont profanés les pyramides en les ouvrant, en négligeant (negligare) la puissance symbolique qu’elles contenaient, pourraient-on profaner les sites d’enfouissements ? Ces sites contiennent bien une puissance réelle (pas symbolique car quantifiable, mesurable), ne devrions nous pas plutôt y substituer une puissance symbolique en sacralisant nos restes comme des reliquats de nos sociétés. Notre attitude quant aux restes nucléaires, ce rapport « d’hésitation inquiète », de scrupules propre au religieux (relegere)(7), dans lequel ils nous placent, nous offre en tout cas la possibilité d’une « écologie symbolique » et d’une « patrimonialisation »(8) symbolique de nos restes, comme puissances générées par notre société.
Enfin, une des problématiques soulevées par Into Eternity concerne un oubli de ces sites d’enfouissement nucléaire. Mais un oubli pur et simple, s’il existe, n’est pas intéressant. Il y a dans quelques civilisations un oubli non-oublieux, un oubli conscient, un oubli sacré. En Nouvelle-Calédonie par exemple, il existe des lieux Tabou. Tabou car on n’en parle pas, on ne s’y rend pas, on ne l’utilise pas. Ce terme de Tabou (qui vient du polynésienTabu), avant d’avoir toute la charge psychanalytique qu’on lui connait, désigne une charge sacrée négative et contagieuse lié à un lieu qui prohibe (9) et qui est fondamentalement profanable (donc sacré). Ce rapport à un oubli non-oublieux de la puissance nucléaire pourrait ainsi se situer dans le Tabou.
Une chose est sûre, l’imaginaire du reste, le devenir-relique et Tabou sont des phénomènes nouveaux, mais tout à fait stimulant quant à notre rapport symbolique aux puissances et à l’énergie. Le projet d’une « écologie symbolique »(10) nous offre un nouveau paradigme quant à notre rapport à la production et aux restes qu’elle engendre.
Clément Gaillard
(1) http://www.laradioactivite.com/fr/site/pages/lesliquidateurs.htm
(2) Giorgio Agamben, Profanations
(3) Yoann Moreau, Etre en reste : le nucléaire et le neutre. Communication au MuCem lors du Workshop « Réparer le monde », 20 Novembre 2014
(4) Yoann Moreau, op. cit.
(5) Giorgio Agamben, op.cit.
(6) Giorgio Agamben,Qu’est-ce qu’un dispositif ?
(7) Giorgio Agamben, Profanations
(8) Yoann Moreau, op. cit.
(9) Tabou, Article de Wikipédia http://fr.wikipedia.org/wiki/Tabou
(10) Yoann Moreau, op. cit.