Intermittence et politique du temps

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INTERMITTENCE ET POLITIQUE DU TEMPS

 

Désautomatisation, déprolétarisation, intermittences et véritable travail Eléments pour une économie de la contribution

 

Note Colette Tron pour Ars industrialis
D’après
La société automatique de Bernard Stiegler

 

Editions Fayard, 2015

 

Prenant acte des conséquences de l’automatisation intégrale produites par les technologies numériques et le traitement algorithmique des données massives (big data), cela au profit de quelques entreprises géantes et hégémoniques, planétaires, qui en conçoivent les applications à échelle hyperindustrielle, ce de manière disruptive, dans l’affolement du marché, et à perte pour l’économie générale : le taux élevé de destruction d’emplois génère une situation de misère et une désintégration sociale, dont la toxicité a déjà des effets destructeurs catastrophiques, sinon tragiques, Ars industrialis tente de dégager de cet état de fait, une « pharmacologie positive », et pour un état de droit, notoirement en s’impliquant sur la communauté d’agglomération de Plaine Commune, par une expérimentation territoriale de recherche contributive.

Ce processus s’inscrit dans les travaux prospectifs menés depuis plus dix ans par Ars industrialis, proposant avec l’économie contributive un modèle micro et macro économique solvable et solidaire, dans le cadre de la redistribution du « temps de cerveau disponible » (non pas au service de Coca-cola !) laissé par l’automatisation : temps libéré, temps retrouvé, et non temps perdu, ni captif.

Ars industrialis vise ainsi une démarche de déprolétarisation, et comme désautomatisation, c’est-à-dire production individuelle et collective de capacités et de savoirs, par de nouveaux agencements des échanges, de nouvelles organisations du travail, de nouvelles relations entre humain et machine - en vue de former un nouveau savoir -, mais aussi de nouvelles articulations entre vie noétique et vie active, entre penser et faire, et de nouvelles perspectives calendaires dont l’intermittence serait un fondement.

Tout ceci s’accompagnerait du développement d’une autre architecture du réseau mondial qu’est le web, - devenu l’espace-temps des activités mondiales, et en cela (le lieu d’) une activité économique dominante -, avec d’autres formats de données, pour une bifurcation au calcul intégral.

Ce dernier, paradigmatique du développement technologique et du système capitaliste, absorbant l’économie des existences, et ainsi les définissant et les clôturant plutôt que de les infinitiser et les ouvrir.

Sans pensée ni rêve. Sans rêve qui donne à penser, pour se réaliser. Et ainsi s’extérioriser.

On peut ici d’ailleurs définir avec André Gorz que le « véritable travail » humain « doit être compris comme l’activité par laquelle l’être humain extériorise son être ». Et en conséquence son expérience propre, conçue comme savoir.

C’est dans la redéfinition même du travail, de sa force et de sa puissance, que se formeront de nouvelles évaluations: de nouveaux critères de valeur, pour de nouvelles formes de ressources, ou de revenus, propres à cette nouvelle économie, et pour les temps qui viennent : nécessitant une bifurcation de l’Anthropocène, aussi Capitalocène (ou système qui en est sa cause majeure), et théorisé par Bernard Stiegler sous le concept de néguanthropie. Et de Néguanthropocène.

Le projet de territoire apprenant contributif, qui est une expérimentation, se veut un modèle, ou un prototype, de l’économie contributive basée sur des processus de capacitation et sur la valorisation des savoirs, tout autant que sur le désir comme investissement incalculable, la richesse des échanges, remodelée par une organisation équilibrée entre contributeurs, au contraire d’une relation producteur/consommateur, et par la socialisation du travail, ou de l’activité individuelle partagée devenant collective, constitue le système de valeur de cette économie, dont le marché n’est pas l’unique principe et la monnaie l’unique comptabilité, mais toutes formes d’externalités positives et qualitatives. C’est-à-dire néguentropiques.

C’est en réticulant les activités et initiatives (toujours locales), mais aussi les systèmes techniques et sociaux, les individus, par des « technologies relationnelles » produisant de véritables communautés, et plus généralement un « milieu associé » (contrairement à dissocié et en fait désintégré) qu’est toute société, que se reformera une économie générale. Et qu’elle sera durable en en prenant soin. En la pensant et pansant.

Il s’agit pour Ars industrialis de fonder les conditions et le développement de cette économie contributive :

  • ‐  par delà la mondialisation, en considérant le territoire comme un microcosme riche et varié, relié au macrocosme ;

  • ‐  par delà le marché (ou par-dessus), en considérant la vie économique par les échanges plutôt que le profit et le capital fixe ;

  • ‐  par delà l’automatisation, tout en la considérant pour appréhender l’homme et la technique de son temps, celui des automates numériques, et proposer des alternatives « non-inhumaines », par une désautomatisation.

    C’est ainsi « penser une société automatique, c’est-à-dire un automaton numérique mis au service non pas du calcul désindividuant et désintégrant le social aussi bien que le psychique, mais au service d’un calcul conduisant les sujets de ce calcul à sa désautomatisation élargissant l’expérience de l’individuation au-delà de tout calcul» (La société automatique, Bernard Stiegler).

    Et expérience qui constitue selon Bernard Stiegler un réapprentissage de la vie, passant nécessairement par une économie du désir, indissociable de la « joie de vivre ».

    Cette perspective voudrait préfigurer une politique industrielle en matière de technologies et une politique économique pour ce nouveau monde industriel. Il s’agit principalement d’une alternative aux entreprises planétaires qui ont conquis le world wide web, en captant et capitalisant les circulations des internautes et leurs traces, les données numériques, et en détruisant les échanges, leur diversité, leur raison d’exister, cela dans une organisation impérialiste et totalisante, voir totalitaire , notamment celui du capitalisme des plateformes : telle est la «mondialisation accomplie», face à laquelle Ars industrialis propose une reterritorialisation autant que des réticulations entre territoires et nations, et bien sûr leurs habitants.

    Ce sera aussi le projet d’une Internation, dans l’objectif d’un néguanthropocène. Dont Ars industrialis propose de constituer une assemblée (des bonnes volontés), en vue de créer de nouvelles règles et fonder un nouveau droit à même de lutter contre la « prise de terre » (C. Schmidt) ou conquête (J-F Lyotard, P. Szendy) et la spoliation des territoires autant que l’exploitation des initiatives locales par les entreprises géantes du net et les politiques qui les valident.

Cela en réintroduisant un temps à échelle humaine : temps de la raison aussi bien que du rêve, temps de la pensée, c’est-à-dire temps critique, temps du jugement, de la réflexion, de l’interprétation, du raisonnement, avant celui de la délibération. Temps indispensable à tout choix, et producteur de liberté autant que de responsabilité.

 

De Bernard Stiegler :
La société automatique 1 L’avenir du travail, Fayard 2015
L’emploi est mort, vive le travail, entretien avec Aryel Kyrou, Mille et une nuits, 2015 Dans la disruption (ou comment ne pas devenir fou), Les liens qui libèrent, 2016

Article dans Libération du 08/02/17 : Reconstruire l’économie en donnant de la valeur au savoir http://www.liberation.fr/france/2017/02/08/bernard-stiegler-reconstruire-l-economie- en-redonnant-de-la-valeur-au-savoir_1547285

Débats d’Ars industrialis :
Sur le revenu d’existence et le revenu contributif :
http://arsindustrialis.org/multitude-et-ars-industrialis-sur-le-revenu-dexistence-et-le-revenu-contributif-réunion-du-19112016

Travail, emploi, automatisation : http://arsindustrialis.org/travail-emploi-et-automatisation

Valeur, prix, travail : http://arsindustrialis.org/valeur-prix-travail

 

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L’automatisation intégrale, telle qu’elle peut être développée via les applications technologiques numériques, pourrait recouvrir toutes les fonctions des systèmes de production, et produirait une « société automatique », dont Bernard Stiegler et Ars industrialis s’attachent à faire une analyse « pharmacologique », c’est-à-dire consistant à considérer les effets positifs et négatifs, toxiques et curatifs, entropiques et néguentropiques. L’automatisation pouvant être aussi libératrice qu’aliénante, selon l’organisation sociale et économique de son époque (si on peut encore utiliser ce terme) et la politique qui y est mise en œuvre : comme théorie et comme action. Si ce n’est comme idéologie.

Ce qui nous intéresse dans cette robotisation est la place de l’humain. Où le rapport homme/ machine qui s’instaure, se transforme, se stabilise ou désajuste au cours des évolutions de la technique. La technicisation étant considéré inséparable du processus d’hominisation, ou de l’évolution.

Parvenu au stade numérique de cette robotisation et du développement des automates, dans un nombre croissant d’activités, professionnelles, de loisir, de tâches de la vie quotidienne, de la vie urbaine, de l’économie mondiale comme personnelle, ou familiale (le foyer, l’économie étant originairement ancrée dans la subsistance de celui-ci, afin de le maintenir en vie : éco), toutes ces activités étant possiblement en relation et condensées par la structuration du système technique mondial qu’est le web, avec tous les objets techniques et les applications qui lui sont compatibles et connectées.

Devenu un espace de publication, ou espace public, d’actions et d’interactions, mais largement privatisé, c’est-à-dire plus du tout public, par les entreprises géantes qui l’ont conquis.
Bien sûr il y a les usines et les entreprises, les clusters et les hubs, les lieux et localités, de production, de conception et fabrication, les tiers-lieux et les fablabs, mais il y a un « rapport de force » avec les formats majoritaires et les puissances totalitaires, parce que totalisantes. Dont la structuration et l’organisation entrainent les autres dans leur modèle.

On constate donc que toutes les fonctions et organisations peuvent être prises dans, ou sous l’emprise de, l’automatisation intégrale, absolue, enserrées dans la simulation numérique et les algorithmes, simulant les phénomènes, englobant les interactions dans l’interactivité informatique, calculant les paramètres du vivant, tous y compris ceux de l’intelligence, devenant l’intelligence artificielle, appelée par BS la « bêtise artificielle ».

Les meilleurs développements machiniques seront donc bénéfiques lorsqu’ils seront considérés dans un rapport de transductivité avec le facteur humain, sa facture, son geste, sa présence et son ampleur, sa réflexivité, et non en le remplaçant ou l’éliminant.

Temps de l’humain, et de la Terre, sont donc à relier mais à envisager dans une relation asynchrone avec le temps machine, pour que ce dernier ne soumette pas les premiers, à la seule cadence de son économie, mais produisent des rythmes variés, produisant ce que l’on appelle à Ars industrialis des intermittences et des bifurcations.

- Emploi / travail

Pour introduire la problématique de l’emploi et du chômage, que je substituerai ensuite par celle du travail dans une société automatique, et vers une économie de la contribution, je vais citer quelques extraits et références de La société automatique de Bernard Stiegler, paru aux éditions Fayard, 2015.

En mars 2014, « Bill Gates déclarait à Washington qu’avec la software substitution, c’est-à- dire la généralisation des robots logiques et algorithmiques pilotant des robots physiques – des smart cities à Amazon en passant par les usines Mercedes, le métro et les camions livrant les supermarchés sans plus de caissières ni manutentionnaires, et peut-être les clients -, l’emploi allait drastiquement diminuer au cours des vingt prochaines années, au point de devenir une situation exceptionnelle. »

Puis à l’automne 2014, paraît en France les résultats de l’étude du Cabinet Roland Berger annonçant « la destruction d’ici à 2025 de 3 millions d’emplois touchant tout autant les classes moyennes, les emplois d’encadrement et les professions libérales que les métiers manuels. » et qui représente « 11% de chômage supplémentaire ».

Et le rapport Pisani-Ferry : « En France dans 10 ans (dans 8 ans maintenant), le chômage oscillera vraisemblablement entre 24 et 30 %, et, dans tous les cas, ces études annoncent la disparition définitive du modèle fordo-keynésien qui organisait la redistribution des gains de productivité issus de l’automatisation taylorienne sous forme de pouvoir d’achat acquis à travers les salaires. »

Et « c’est une immense transformation qui s’annonce ainsi » ajoute Bernard Stiegler.

Il ne s’agit là que de la France mais des chiffres plus catastrophiques pour d’autres pays européens sont donnés par l’Institut Bruegel.

Et ce pourquoi l’économie et la société doivent être repensés et réorganisés, dans leurs fondements et dans un nouvel ajustement organologique.

Le concept d’organologie, initialement science des instruments (organon en grec) et notamment dans le champ musical, est développé en philosophie par Bernard Stiegler.

Dans le vocabulaire d’Ars industrialis (établi par Victor Petit http://arsindustrialis.org/vocabulaire), on le définit ainsi :

Organologie : Ce terme est dérivé du grec « organon » : outil, appareil. L’« organologie générale» est une méthode d’analyse conjointe de l’histoire et du devenir des organes physiologiques, des organes artificiels et des organisations sociales. Elle décrit une relation transductive entre trois types d’ « organes » : physiologiques, techniques et sociaux. La relation est transductive dans la mesure où la variation d’un terme d’un type engage toujours la variation des termes des deux autres types.

Un organe physiologique – y compris le cerveau – n’évolue pas indépendamment des organes techniques et sociaux. L’appareil psychique n’est pas réductible au cerveau, et suppose des organes techniques, des artefacts supports de symbolisation et dont la langue est un cas.
La transformation organologique constante connaît de nos jours un bouleversement inédit que nous appelons – en référence à un concept de Bertrand Gille [1] – l’hyper-désajustement. Celui-ci résulte non seulement de l’accélération de l’évolution technologique, mais du modèle néolibéral qui, depuis la « révolution conservatrice », consiste à remplacer les organisations et institutions sociales par des services eux-mêmes technologiques, et totalement soumis à un système économique devenu exclusivement spéculatif. Il y a hyper-désajustement lorsque les organa artificiels formant le système technique court-circuitent à la fois le niveau des organes et appareils psychosomatiques (organes génitaux et cérébraux compris) et le niveau des organismes sociaux. C’est ce qui conduit à ce que nous appellons une prolétarisation généralisée.

Reprenons le questionnement.

Et si l’automatisation ne peut régresser, qu’en faire ?

C’est ici qu’avec Bernard Stiegler et Ars Industrialis, s’introduit une réflexion sur l’emploi, qui concerne l’emploi du temps, plutôt que le rapport employeur/ employé, ou emploi / chômage (contrairement au rapport Pisani Ferry Quelle France dans dix ans, et ses perspectives de baisse du chômage et de retour à la croissance , définissant le « plein emploi comme l’état normal de fonctionnement d’une économie »), ainsi qu’une redéfinition du travail, et de toute activité néguentropique, ou productrice de vie, de la valorisation de sa socialisation, ne se limitant pas à la reproduction de la force de travail pour sa vente sur un marché, mais à de l’invention et de la création, de la capacitation. Et de la production de savoir, qui est considérée comme une déprolétarisation. La prolétarisation généralisée advenant lorsque tous les savoirs et activités de l’homme sont engrammés, ou passés, dans les machines. Ce qui peut advenir avec l’automatisation intégrale.

C’est dans cette perspective vitale qu’Ars industrialis essaie d’inventer les structures d’une économie contributive. Et en propose une expérimentation concrète sur un territoire pour une durée de dix ans : elle se formalise sur Plaine commune et par un projet de Territoire Apprenant Contributif mettant en œuvre une démarche de recherche contributive, qui reprend avec des chercheurs de diverses disciplines la démarche de la recherche-action tout en lui associant la contribution d’habitants.

Principes et définitionde l’économie de la contribution, selon le vocabulaire d’Ars industrialis :

L’économie de la contribution se caractérise principalement par trois traits :
1)les acteurs économiques n’y sont plus séparés en producteurs d’un côté et consommateurs de l’autre ;
2)la valeur produite par les contributeurs n’y est pas directement monétisée mais elle constitue une externalité positive qui est, elle, mesurée au niveau du territoire à l’aide d’indicateurs conçus, délibérés et implémentés avec les différents acteurs d’un territoire.
3)c’est une économie des existences (productrice de savoir-vivre) autant qu’une économie des subsistances.

L’économie de la contribution fait surgir la figure alternative du contributeur qui articule participation choisie à une activité, création de valeur sociétale, intérêt au désintéressement et valorisation de sa capacitation dans l’activité économique. A la régulation par les prix, par la décision publique et par le principe de réciprocité, l’économie de la contribution substitue une régulation par l’interaction, quantitative et qualitative, des participations à l’intérieur d’une activité. Cependant, l’économie de la contribution n’exclue pas les autres manières de produire et d’échanger, mais se conjugue avec elles, accepte les règles du jeu de l’échange monétaire, se préoccupe des choix d’investissement et particulièrement de ceux qui conduisent à la production de biens publics, et fait du don une modalité possible de la participation.

Elle doit tenir compte :
1)Du modèle productif, qui doit composer avec la finitude des ressources naturelles et le caractère cumulatif des ressources liées à l’activité cognitive.
2)Du rapport entre la fonction de contribution et la refonte des solidarités, au-delà du solidarisme assurantiel de l’Etat providence.
3)De l’exigence d’établir un nouvel ordre de grandeur, ou plutôt de nouvelles mesures.
4)De la territorialisation de la fonction de contribution qui implique une redéfinition des effets d’agglomération et une réévaluation des politiques publiques.

Que faire, donc ?

« Anticiper, qualifier, alerter, mais aussi proposer, écrivait Bernard Stiegler dans La Société Automatique, tels sont les buts » et de son livre et d’Ars Industrialis, afin d’envisager « une façon tout à fait alternative de « redistribuer la richesse engendrée par le numérique ». Car « y

a-t-il un autre avenir, un recommencement possible dans le processus d’automatisation intégrale et généralisée auquel aboutit la réticulation numérique planétaire ? »

Aussi, « le temps gagné par l’automatisation doit être investi dans de nouvelles capacités de désautomatisation, c’est-à-dire de production de néguentropie ».

Et nous verrons que la richesse ne provient pas seulement des moyens de production, mais du temps humain s’il est organisé vers une valorisation néguentropique, qui doit produire le néguanthropocène, dans le compte à rebours de l’ère de l’anthropocène, système entropique issu de l’anthropisation industrielle et capitaliste, dévastatrice des ressources de la terre, et de la survie de l’homme sur cette planète.

Système nihiliste, et suicidaire, dont nous avait déjà alerté Freud dans Malaise dans la civilisation (1930), ou encore Heidegger dans La question de la technique (1953) sans utiliser le terme, mais conscient que les moyens de production, les technologies, sont aussi des moyens de destruction à échelle planétaire.

« L’ère de l’Anthropocène, c’est l’ère du capitalisme industriel au sein duquel le calcul prévaut sur tout autre critère de décision, et où devenant algorithmique et machinique, il se concrétise comme automatisme logique », d’une logique particulière au modèle mathématique qui n’est pas celle du fonctionnement du cerveau ni des fonctions de la raison, qui elle est celle de : la réflexion, le jugement, l’interprétation, l’échange, pour une vie de l’esprit, et du sujet lui-même, ou de l’individu, et de son individuation, psychique et collective.

Face à ce qui deviendrait une société automatique prolétarisante, il s’agit de générer une culture de la désautomatisation fondée sur une autre conception de l’automatisation.

Aussi, écrit encore Bernard Stiegler, « Le temps libéré par la fin de l’emploi doit être mis au service d’une culture des automates capable de produire une nouvelle valeur et de réinventer le travail. La culture de la désautomatisation rendue possible par l’automatisation est ce qui peut et doit produire de la valeur néguentropique. »

Je vais m’attacher ici à décrire la possibilité de ce temps.

- Temps disponible et travail libre

Marx écrivait qu’avec le développement de la grande industrie, la production dépendrait moins du temps de travail et de sa quantité que de la puissance des agents mis en œuvre, moyens de production, eux-mêmes dépendant « de la science et du progrès de la technologie et de leurs applications à la production. Le temps de travail ne peut plus être la mesure de cette productivité », précisait Marx.

Quel est le sens de ce développement ? Et comment se constitue l’économie basée sur la production, le marché ou les marchandises, tout autant que la marchandisation de la force de travail ? Mais surtout, que se passe-t-il lorsque la force de travail passe intégralement dans les machines, les agents que sont les robots ?

Que faire ?

Que faire quand l’automatisation intégrale annihile la force de travail comme valeur ?

Comment considérer ce nouveau rapport entre humain et machine, comment redistribuer l’appropriation des moyens de production, ou leur communautarisation (nous menons une réflexion sur les communs, et une actualisation de leur modèle organisationnel et économique), leur mise à disposition, leur intérêt collectif et public ?

Et surtout que faire du temps humain ?

Comment le considérer ?

Pharmacologiquement : c’est-à-dire comme poison ou remède, et ici libération ou nouvelle aliénation ? (Si le temps disponible devient insolvable et vide. Comme vidé de tout projet, supporté par le désir, qui socialisé est un investissement incalculable. C’est ce qu’avait décrit Bernard Stiegler concernant le temps des amateurs, et encore la formation de l’attention. Voir dans le vocabulaire d’Ars industrialis : Amateur http://arsindustrialis.org/amateur)

Il faut alors se demander ce qu’est le travail. Où commence-t-il ? Le travail est une activité transformatrice : de soi et du monde.

Et avec Marx il faut penser à ce qu’il produise de la vie, ou encore avec Stiegler de la néguentropie.

Et avec Valéry il s’agit de la vie de l’esprit. Car tout travail engage l’esprit. La pensée.

Pour un renouveau de la vie noétique, avec Bernard Stiegler, il s’agit de repenser le travail (et enfin de repenser la pensée par une pansée). En le différenciant de l’emploi, (mais aussi interroger l’organisation sociale de la société salariale, qui sépare propriétaires des moyens de production et travailleurs. Ou oisifs et prolétaires. Et il faut repenser toutes les organisations.)

Dans et avec le travail s’inventent des instruments, des machines, des technologies, transformant les matières (matières premières), et produisant de la vie transformée, artificialisée, et dans une relation transductive, cela transformant aussi l’homme, inventeur et utilisateur des techniques propices à sa survie. Inventeur, ou bricoleur, cela est possible lorsque l’organisation sociale lui permet d’être le concepteur des outils qui lui servent, et non d’être celui qui les sert.

Dans La société automatique, Bernard Stiegler écrit, à propos de cette co-évolution :

« Depuis l’origine de l’hominisation, la pratique des outils et des instruments désorganise et réorganise les cerveaux et les esprits d’ouvriers et instrumentiste en tous genres qui se forment au cours de ces pratiques. Cette réorganisation de l’organique est une organologisation et en cela une artificialisation de l’organe cérébral. »

« L’opération de travail ouvre le monde comme système de traces à la fois inorganiques et cérébrales »

Les processus d’individuation psychiques et collectifs naissent, sont issus, s’élaborent dans cette « opération de travail », passant par tous types d’artefacts.

C’est ainsi très ouvertement ce que l’on peut nommer le travail.

L’homme a besoin d’outils et d’instruments pour travailler, de techniques.

« L’hominisation s’engage d’emblée avec et comme la technicisation de la vie, c’est-à-dire telle que les organes biologiques de l’être vivant technique ne suffisent pas à garantir sa survie et que pour survivre, cette nouvelle forme de vie doit inventer des organes artificiels qui organologisent en retour son organe cérébral. »

Ces objets techniques, qui accompagnent les gestes nécessaires à la survie, sont porteurs de mémoire, inscrivant les traces, de l’humain dans l’objet, et de la technique dans la matière transformée.

Plus les techniques se développent, plus elles se complexifient, et plus elles impriment dans la technologie d’éléments de la vie humaine, c’est-à-dire de gestes de travail. Ainsi augmentés et reproduits artificiellement et en grand nombre, les gestes ne sont plus nécessaires. Ce sont les machines qui les remplacent. Cela constitue alors une amputation plus qu’une augmentation. Et une absence d’expérience, et de constitution de savoir, savoir-faire, ingéniosité... (une hypomnèse. Une mémoire manquante, soustraite à l’homme et substituée à l’objet technique.)

Cette productibilité technique advenue au stade industriel, c’est-à-dire reproductible, et la technologie englobant de plus en plus de gestes, et avec elle les pensées qui sont à l’origine, et la cause, de ces gestes, - car les gestes ne sont pas des réflexes ni des automatismes -, c’est la prolétarisation qui advient. Et « Le capitalisme industriel, selon Bernard Stiegler, repose sur la désintégration des prolétaires, qui sont ainsi expulsés du processus d’individuation », par lesquels les individus sont contributeurs du sens social des affaires, de la vie publique et économique, de la production. Ils sont prolétaires parce qu’on anéantit et exclut leur possibilité d’expérience, physique et intellectuelle, ou intellective, et en cela organologiquement physiologique, où la pensée est en action, et vectrice de savoir.

« Pure forces de travail désingularisées , ils deviennent une marchandise substituable à une marchandise semblable sur le marché de l’emploi », au service de l’organisation économique qui les aliène (les asservit, les esclavagise).

Cela est ou sera généralisé par l’automatisation numérique, devenant intégrale.

« Les sociétés hyperindustrielles qui croissent sur les ruines des démocraties industrielles conduisent à la prolétarisation totale : après la perte des savoir-faire au XIXè siècle via le machinisme industriel, puis des savoir-vivre au XXè siècle via les médias de masse, le temps vient au XXIè siècle de la perte des savoirs théoriques via le calcul intensif et corrélationiste : avec l’automatisation intégrale rendue possible par la technologie numérique, les fruits les plus sublimés de l’idéalisation et de l’identification que sont les théories y sont réputés obsolètes – et avec elles, la méthode scientifique elle-même. »

Avec l’automatisation intégrale et la généralisée, et par l’algorithmique, les prolétaires seront eux-mêmes utilisés gratuitement au paramétrage de leur propre comportement dans le système machinique : come user profiling, qui sera auto-généré par les calculs intégrés à tous les objets techniques numériques.

Ce que produisent les utilisateurs sont des données, qui sont traités par des systèmes auxquels il ne leur est pas demandé de participer ou contribuer. Donc ils ne participent pas à la production, si ce n’est gratuitement et parfois à leur insu, ni à la conception des instruments de la transformation de cette matière. Ces traces de vie qui sont les leurs, et dévorées par les prédateurs.

Mais ce système est entropique.

Il s’agit alors de savoir comment constituer de nouvelles structures numériques qui désautomatisent et ainsi déprolétarisent les individus, et reconstituent du lien social véritable basé sur des échanges délibérés, et non pilotés et contrôlés, et porteurs d’une véritable économie. Il s’agira par là que l’on redevienne producteur de ses traces, ou auteurs. Ou encore inventeurs des circuits de transindividuation.

- Territoires et réticulation planétaire, fin de l’emploi et vie du travail

Un petit détour, ou sentier qui bifurque, pour évoquer la transformation technologique majeure de ces vingt dernières années : la création du web, et ce que cela engendre pour une nouvelle étape de la mondialisation, et de son économie. Et comme bouleversement pour la sphère du travail.

Bernard Stiegler écrit dans La Société Automatique :
«
En 1993, l’ouverture au public planétaire du réseau internet par l’intermédiaire des protocoles World wide web puis la mise en place des infrastructures appropriées transformant en profondeur les technologies de télécommunications ont pour conséquence la réticulation totale des territoires, tous devenant des territoires numériques.
Les territoires deviennent numériques dès lors que leurs habitants sont équipés d’appareils mobiles ou sédentaires compatibles avec les réseaux conformes au protocole Internet. Hommes et machines s’en trouvent reliés 24/7 avec la planète entière, cad avec les acteurs économiques du monde entier, et parfois les services secrets.
»

C’est à cette période que Jérémy Rifkin publie La fin du travail. Puis Dominique Meda écrit sur la disparition valeur travail, et ensuite sur la réinvention du travail.

Gains de productivité issus des transformations technologiques et de nouveaux stades de l’automatisation à quoi s’ajoute la réticulation planétaire par le web, il s’agit pour Ars industrialis de proposer des alternatives.

La fin de l’emploi appelle la réinvention du travail.

Et nous voyons avec Marx et Gorz que le travail et le temps se pensent indissociablement, mais aussi que le travail est une production intellective, c’est-à-dire faisant appel à l’intellect, y compris si il est manuel.

Selon Bernard Stiegler, il faut rendre aux individus l’accès à la vie noétique, et en cela « au travail tel qu’il se développe hors de l ‘emploi, et comme pouvoir de désautomatisation, c’est- à-dire tel qu’il constitue l’avenir néguanthropique d’un nouvel âge industriel de la vie sur Terre. »

Or « cette nouvelle conception du travail doit elle-même reposer sur un nouveau statut du savoir, de son élaboration, de sa transmission et de sa mise en œuvre dans la vie économique. » Une nouvelle époque du travail, constitué sur un nouveau droit. Et travail « dont la notion est de part en part historique, qui n’a aucune dimension ontologique ».

Il faut construire ce droit du travail « comme un nouvel âge de la noèse »
«
La question devient alors celle de la formation comme Bildung» et «en devenant

productrice d’un nouveau type de valeur ».
Car écrit Stiegler, «
la richesse sera demain évaluée et produite par et comme l’ensemble des

nouvelles capacités néguanthropiques de la société ».

Pour un « Travailleur sachant, formant des savoirs et accédant ainsi à des saveurs »

Alors que : « Les savoir faire autant que les savoir vivre étant passés dans les machines et les systèmes de communication et d’information avec les machines informationnelles qui les transforment en automatismes sans sujet », la prolétarisation atteint « toutes les formes de savoirs ».

Or, « Si le travail peut être au cœur de la rationalité et plus généralement de la vie noétique, c’est parce que la raison... est le motif consistant de tous les motifs existants de quelque forme sociale que ce soit. Et elle constitue la thérapeutique sans cesse requise d’une telle extériorisation », celle du travail de la raison.

Et Bernard Stiegler de citer André Gorz : « le travail doit être compris comme l’activité par laquelle l’être humain extériorise son être ».

- Le temps libéré permet le véritable travail

André Gorz écrivait aussi que « les progrès technologiques posent ainsi inévitablement la question du contenu et du sens du temps disponible », surtout lorsque le temps disponible l’emporte sur le temps de travail (ou d’emploi). Il poursuivait qu’il faudrait « civiliser le temps libéré, et fonder une culture du temps disponible »

Le civiliser, le cultiver, en prendre soin, l’économiser, le valoriser.
Bernard Stiegler dit : «
C’est le temps qui est libéré : ce n’est plus le travail ».

Il faut donc une « véritable politique du temps ». Car les savoirs demandent du temps pour se former, ajoute-t-il.

Aussi « la question devient celle de la constitution d’une puissance publique contributive ».

Cela « suppose une organologie spécifique et impose de repenser de fond en comble les rapports entre diachronique et synchronique, micro et macro économies, bottom up et top down, dans un espace de publication nouveau, fondé sur la rétention tertiaire numérique » au service d’une res publica, avec la constitution d’un droit de la gouvernementalité algorithmique consistant à désautomatiser les automates.

Ce modèle est celui d’une société fondée sur un système contributif, « dans une économie elle-même macro économiquement repensée dans sa totalité comme contributive »

C’est une invention sociale qui doit se produire maintenant.

Pour Ars industrialis, la méthodologie en est : des expérimentations territorialisées, le développement de technologies contributives, accompagnés d’une recherche contributive, où s’articulent de la recherche-action à une tentative de modélisation d’une macro-économie à venir.

« Cela suppose de repenser à travers ces pratiques territoriales les politiques nationales et leur intégration... la politique du travail ainsi réinventée constituant la clé de voûte d’une politique générale de recapacitation ». Ou de valorisation des savoirs reconstitués.

« La requalification de la question théorique du travail et sa réinvention pratique doivent être mises au cœur de la reconstitution d’un état de droit qui n’est pas seulement cela, mais l’invention d’une puissance publique contributive. »

Contribution qui est aussi participation de chacun à la vie sociale, à partir d’activités dites néguentropiques, et c’est ici la base de leur valeur.

- Possibilités du véritable travail, par l’intermittence

« Ce que l’on appelle le véritable travail, qui avant de devenir une pure force de travail, était par excellence cette participation à l’individuation collective, c’est ce qui agence selon des modalités sans cesse recomposées les dimensions irréductibles de la subsistance, de l’existence et de la consistance. »

Description issue du vocabulaire d’Ars industrialis :

Subsister, Exister, Consister

Par ce triptyque, nous qualifions la vie humaine.

  • ‐  La subsistance, c’est l’ordre immuable des besoins et de leur satisfaction impérative, c’est l’impératif de la survivance. Lorsque la vie humaine est réduite à la pure nécessité subsister, elle est rabattue sur ses besoins et perd le sentiment d’exister.

  • ‐  L’existence – le fait pour l’homme d’ex-sistere : d’être projeté hors de soi, de se constituer au dehors et à venir – est ce qui constitue celui qui existe dans et par la relation qu’il entretient à ses objets non pas en tant qu’il en a besoin, mais en tant qu’il les désire. Ce désir est celui d’une singularité – et toute existence est singulière.

  • ‐  La consistance désigne le processus par lequel l’existence humaine est mue et trans-formée par ses objets, où elle projette ce qui la dépasse, et qui n’existant pas cependant consiste – ainsi de l’objet de son désir, qui est par définition infini cependant que l’infini n’existe pas : n’existe que ce qui est calculable dans l’espace et dans le temps, c’est à dire ce qui est fini. De telles infinités sont les objets de l’idéalisation sous toutes ses formes

    En tant qu’elle est capable de se projeter sur de tels plans de consistance, l’existence, qui est ce qu’Aristote appelle une âme noétique, est mue par le cours de son individuation psychique telle qu’elle est toujours aussi une individuation collective : la consistance est ce qui projette et cristallise le psychique dans le social.

    Bernard Stiegler écrit : « C’est par le travail intermittent des consistances qui n’existent pas et qui sont idéalisées, et en cela rêvées, parce qu’intrinsèquement improbables, que de la néguanthropie est possible comme réalisation de rêves, c’est-à-dire comme réalisations de possibilités surgies de l’intermittence en tant qu’énergie noétique cultivant la valeur de la valeur en en prenant soin. »

Il s’agit de défendre le modèle de l’intermittence pour « faire de la vie organologique une œuvre néguanthropique – par la réinvention du travail reconstituant une solvabilité globale différant l’entropie cosmique. »

Travailler c’est penser, et penser est un travail. Qui ne peut se produire que par intermittence, c’est-à-dire exceptionnellement, et par désautomatisation.

Intermittence(s) Situation

Le capitalisme 24/7, qui est celui des automates numériques et de la réticulation planétaire (avec les infrastructures du web), est continu, c’est-à-dire ininterrompu (tout comme l’était les 3/8) : sans répit ni pause,

Répit et pause indispensables «pour mettre en perspective sur la longue durée des préoccupations ou des projets transindividuels » (Jonathan Crary cité par Bernard Stiegler)

Ce capitalisme à l’assaut du sommeil, comme le décrit Crary, est la cadence de l’économie mondiale, planétarisation sans limite, de temps ni d’espace (et impérialisme macro- économique, laissant peu d’espace à des formes micro-économiques qui pourraient surgir).

Bernard Stiegler écrit : « C’est la diachronie qui est ainsi mise hors circuit, comme sont court-circuités les processus sociaux de transindividuation en général, en tant qu’ils articulent le diachronique et le synchronique.
Ce court-circuit structurel et permanent de la diachronie est opéré par les automates computationnels du « temps réel » c’est-à-dire par l’interactivité où l’acte individuel est intégré à l’opération algorithmique qui l’anticipe, le conforme à un standard comportemental, le dividualise, et dont il devient une fonction.
»

Il y a homogénéisation du temps et des comportements dans le travail, et dans la vie quotidienne en général, via les connexions web et les équipements professionnels et domestiques. Dans tous les domaines et à chaque instant.

La vie quotidienne est dissoute dans la vie administrée (et c’est le contrôle total, ou l’hypercontrôle). Ce sont là les transformations accélérées de la calendarité par l’innovation au service du capitalisme 24/7, jusqu’à la disruption, et ainsi la liquidation des intermittences.

Ceci est réel depuis le XIX° et avec l’industrialisation jusqu’au capitalisme 24/7 et sa course spéculative, mais qui n’est pas viable, ayant produit sa propre crise.

Ceci est réel avec le machinisme industriel et ses technologies, mais surtout depuis l’informatique avec l’interactivité, qui intègre les activités et traces des individus, et en cela les désintégre dans ce que Bernard Stiegler appelle « l’intégration fonctionnelle ».

Ainsi l’extraction de valeur se fait à partir du temps intégré dans toutes les activités incluses et mobilisées dans et par les technologies et appareils correspondants : ce sont les routines 24/7.

Ce pourquoi Stiegler écrit : « Le devenir fonctionnel des individus dés-intègre tout aussi bien les systèmes sociaux et les individus collectifs parce qu’aucune individuation psychique ne peut se produire sans participation à une individuation collective et réciproquement : aucune individuation n’est possible sans la nourriture diachronique que lui apportent les individus psychiques ».

Cette dernière peut avoir lieu via des « sauts quantiques » selon Simondon, modèle qui représente selon Bernard Stiegler une «intermittence incalculable» et improbable (voir miraculeuse) : c’est la relation possible entre l’individuation psychique et collective, et leur articulation, signifiant qu’«il faut qu’entre l’individuation psychique et l’individuation collective s’opère une tension dynamique qui est leur condition mutuelle et transductive d’individuation. »

Il est « indispensable de modifier l’organologie numérique pour faire en sorte que la rétention tertiaire numérique devienne un facteur de différenciation de ces individuations et d’amplification transductive de leur potentiel d’individuation, et pour que le devenir entropique de l’Anthropocène s’inverse en un devenir néguentropique et instaure le Néguanthropocène. »

Et je vais maintenant évoquer les intermittences de l’improbable.

Nous avons vu qu’il y a élimination progressive par les environnements 24/7 des intermittences de sommeil et de rêve diurne. Rêve diurne signifiant possibilité du rêve éveillé. Songer, dit-on.

Or l’homme rêve, et ses rêves sont complexes et évolués, et il est capable de les projeter.

Bernard Stiegler soutient que « c’est le pouvoir de rêver qui est à l’origine de toute pensée – celle-ci étant définie comme capacité de rêver les conditions de sa propre réalisation, l’organologie étant ainsi constituée par un pouvoir de réaliser ses rêves (un pouvoir qui est celui de la tekhné à tous les sens du mot : ars, technique, puis technologie). »

Les possibilités de réalisation des rêves sont improbables (ou hors des probabilités, c’est-à- dire aussi de leur calculabilité)

L’expérience de l’improbable requière « un pouvoir de désautomatiser les automatismes qui constituent ce pouvoir ».

En opposition au capitalisme 24/7 et ce qu’il entend d’efficacité, qui est basé sur « l’économie computationnelle des data et de la traçabilité automatique, interactive et instantanée », il y a nécessité de réticulations « où se forment de nouveaux processus d’individuation collective et délibérative ».

Ce sont les « «équipements techniques » que Crary dit développés pour des « services humains et sociaux plutôt que soumis au capital et à son empire ».

Selon Bernard Stiegler, dans ces développements technologiques, c’est la rétention tertiaire qui en jeu car, c’est l’opérateur du choc.

Il faut donc «travailler à l’élaboration de circuits noétiques de transindividuation numérique ».

La rétention tertiaire dans le vocabulaire d’Ars Industrialis :

Rétentions tertiaires.

Elles sont le propre de l’espèce humaine. Ce sont les sédimentations hypomnésiques qui se sont accumulées au cours des générations en se spatialisant et en se matérialisant dans un monde d’artefacts – « supports de mémoire », c’est-à-dire hypomnémata –, et qui permettent de ce fait un processus d’individuation psycho-socio-technique. Les rétentions tertiaires surdéterminent les rétentions secondaires qui surdéterminent les rétentions primaires

Or, « la rétention tertiaire est ce qui procède primordialement du rêve », « le rêve noétique tel qu’il peut devenir une pensée et tel qu’il est toujours à l’origine de toute véritable pensée, qui est toujours néguentropique ».

Et « le rêve qui pense conduit à des réalisations (inventions techniques, créations artistiques, institutions politiques, entreprises économiques...) qui deviennent elles-mêmes des

automatismes», perdant leur force onirique, c’est-à-dire noétique, «jusqu’à ce qu’une nouvelle intermittence les ranime, y retrouve le pouvoir de rêver en les désautomatisant ».

Face au pouvoir de totalisation du capitalisme 24/7, il faut instaurer le droit et le pouvoir de désautomatiser en rêvant.

Bernard Stiegler écrit : « toute pensée est un pouvoir effectivement exercé de désautomatiser, et en cela un pouvoir de rêver exercé à travers des exercices dont relèvent les techniques de soi en général ».

« Le devenir automatique de la société impose » rationnellement :

‐ ‐ ‐

une refonctionnalisation de la possibilité de désautomatiser les automatismes que cette possibilité soit accessible à tous en fait et en droit,

et surtout qu’elle constitue le cœur de l’activité économique et industrielle futures

« Cela constitue l’enjeu d’une redistribution massive du temps de songer par le biais des bénéfices temporels rendus possibles par les automates. ». Cela s’il il y a création de possibilité de désynchronisation c’est-à-dire de désincrustation de l’activité humaine dans la technologie.

« Seule une telle redistribution (du temps) permettra de reconstituer une solvabilité et des valeurs et chaines de valeur, non seulement économiques mais sociétales et pratiques, dans un contexte d’automatisation et de robotisation généralisées ».

« Pour une nouvelle économie politique, Ars Industrialis préconise la généralisation de l’intermittence et de son régime » car « l’intermittence est source de toute vie noétique »

Avec cette intermittence, se met en œuvre : un pouvoir de désautomatisation et la production de valeur, contre le nihilisme du capitalisme 24/7.

Corroborant les propos de Crary sur le capitalisme à l’assaut du sommeil, mais aussi comme critique des objets temporels industriels, et pour une théorie de la technique et du temps, Bernard Stiegler inscrit cette question dans un temps humain, et animal, mais aussi végétal, organique, c’est-à-dire terrestre et encore extraterrestre, ou cosmique.

C’est une organologie du temps.

Le sommeil et la veille sont liés avec une programmatologie du cosmos qui constitue un grand système civilisationnel : « en instaurant des régimes civils et urbains de composition des tendances synchronisantes et diachronisantes traversant les processus d’individuation psychique et collective qui se succèdent depuis l’origine de l’humanité ».

Les calendarités qui s’y forment engagent toutes et toujours des intermittences qui sont leurs fondements mêmes.

Dans toutes les sociétés humaines, sauf dans le capitalisme 24/7, les formes de l’intermittence s’y trouvent inscrites (programmatologie + calendarité) et « comme moment d’exception ».

L’intermittence articule la possibilité de l’existence avec la nécessité de consistance et celle de subsistance. Ces trois instances ont été définies plus haut.

L’existence est « ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ».

Ce par quoi le rêve peut œuvrer c’est-à-dire penser c’est par l’improbable, qui est le fruit d’une désautomatisation, et aurait pour nom grec épokhé : suspens, suspension, ou encore intermittence.

Le rêve articule une époque faite d’automatismes hérités, aux pouvoirs d’individuation et d’invention les plus improbables, qui sont des tournants époquaux.

Bernard Stiegler déclare indispensable «une économie politique de l’intermittence noétique ». Il s’agit d’articuler otium et negotium, theoria et praxis, vie contemplative et vie active, réflexion et action, conception et réalisation, dans un mode économique qui suppose une « généralisation de l’intermittence et sur une reconfiguration des savoirs, des conditions de leur production comme de leur transmission ».

C’est une temporalité ressource, revitalisante, temps et espace de capacitation.

C’est le temps de la culture de soi et des autres, c’est à dire un temps libre civilisé, distribué, partagé, et non capté et confisqué économiquement.

C’est le sens d’une vraie production, génératrice de vie et de sens de la vie, ce que serait tout « véritable travail ».

Cette intermittence implique de repenser en totalité les modalités de revenus, entre ces différentes temporalités et ces régimes de travail.

Il s’agit aussi de les identifier (par une invention catégoriale), de les valoriser dans une socialisation néguanthropique, et de créer des critères de valeurs et des mesures adaptées aux externalités positives ou néguentropiques qu’ils génèrent.

C’est ce qui est proposé selon le terme de contribution et de posture de contributeur : d’économie contributive, et dont le revenu contributif, qui est la part individuelle de cette organisation collective, est ce qui reviendrait à tout contributeur.

A contribution, rétribution.

Mais la contribution appelle une conditionnalité : l’activité, ou travail, doit produire de la socialité, de la solidarité, du partage, de la vie. C’est là sa valeur. Elle s’articulerait à un revenu contributif.

Il s’agit maintenant de fonder les bases de cette économie. Figure du contributeur issue du vocabulaire d’Ars industrialis :

Le contributeur n’est ni le consommateur, ni le contribuable, ni le codonateur. Là où l’économie de marché s’intéresse au producteur sous l’angle de la maximisation du profit, et au consommateur sous l’angle de l’ophélimité ou de la fonction d’utilité, là où l’économie publique s’occupe des fonctions de redistribution et de la prise en charge des défaillances du marché (market failures), là où l’économie du don apparaît encastrée dans une relation circulaire entre don et contre-don (donner-recevoir-rendre), l’économie de la contribution fait surgir la figure alternative du contributeur qui articule participation choisie à l’activité, création de valeur sociétale et intérêt au désintéressement. A la régulation par les prix, par la décision publique et par le principe de réciprocité, l’économie de la contribution substitue une régulation par l’interaction, quantitative et qualitative, des participations à l’intérieur d’une activité. Cependant, l’économie de la contribution n’exclue pas les autres manières de produire et d’échanger, mais se conjugue avec elles, accepte les règles du jeu de l’échange monétaire, se préoccupe des choix d’investissement et particulièrement de ceux qui conduisent à la production de biens publics.

(Et j’ajouterais des communs.)

 

Remerciements à Vincent Puig, directeur exécutif de l’IRI, membre d’Ars industrialis.