association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
Le performeur écrit sur une page ou un carnet la phrase :
Ceci est une performance.
Et la prononce. Puis il écrit :
Cette performance s'intitule, IKETEP.
Et le prononce. Puis il écrit :
Industrialisation du kitsch et théâtre en palimpseste.
Et le prononce. Puis il prononce le texte suivant :
C’est une performance qui répond à une tentation. Elle a pour objet de montrer que le kitsch est un phénomène esthétique intrinsèquement lié à un stade du capitalisme, et qu'en tant que ce phénomène rencontre le théâtre, le théâtre réagit en aménageant la possibilité d'une esthétique intrinsèquement critique de ce stade du capitalisme.
C'est un exposé en trois temps, et introduit par deux citations, tirées du texte Avant-garde et kitsch, de Clement Greenberg. Ce texte paraît aux Etats-Unis en 1939. Dans une première citation, Greenberg y donne une définition qualitative du kitsch : est kitsch, ce qui cultive [l'] insensibilité, en utilisant comme matériau brut les simulacres appauvris et académisés de la culture véritable.
Je mets de côté l'expression "culture véritable", parce qu'elle ne manque pas d'être problématique, ce qui la rend intéressante, certes, mais sans qu'elle soit au centre de mon sujet. Et je mentionne une deuxième citation, quelques phrases plus loin, qui indique précisément le mode opératoire du kitsch.
Le kitsch est mécanique et fonctionne par formules.
Et plus loin :
Le kitsch emprunte [à une riche et longue tradition culturelle] des procédés, des trucs, des stratagèmes, des démarches empiriques, des thèmes qu'il érige en système tout en rejetant le reste.
Et j'en arrive au premier moment de mon exposé, selon lequel :
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1/ On ne peut comprendre l'esthétique kitsch qu'en regard de déterminations historiques qui excèdent le champ strict de l'esthétique.
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Et c'est ce que remarque Greenberg dès le début de son texte :
Une seule et même civilisation peut produire deux choses aussi différentes qu'une poésie de T.S.Eliot et une chanson de bastringue, une peinture de Braque et une couverture du Saturday Evening Post.
[...]
Qu'une telle disparité puisse exister dans le cadre d'une seule tradition culturelle, et que celle-ci ne soit pas remise en question, indique-t-il que cette disparité fait partie de l'ordre naturel des choses? Ou bien s'agit-il d'un phénomène entièrement nouveau, propre à notre époque?
La réponse implique beaucoup plus qu'une recherche sur l'esthétique.
Mais la genèse historique du kitsch que Greenberg expose dans la suite du texte est partielle. Car en effet, le kitsch n'est pas seulement dû à la perte d'attache des anciennes populations rurales déplacées vers les villes des pays industrialisés, se découvrant de nouvelles capacités d'ennui, et demandant à la société de leur fournir une culture plus adaptée à leur condition présente.
Non. Le kitsch est un type de production qui se généralise, diversifie et massifie, aux Etats-Unis, au début du XXème siècle, d'abord pour une raison économique, à savoir, la diversification des marchés, procédant du capitalisme. En effet, une fois le modèle fordiste en voie de généralisation aux Etats-Unis, et par voie de conséquence une amélioration objective du niveau de vie du salariat du fait de son accession relative au biens d'équipements individuels, vient pallier à la saturation du marché de l'équipement utile, la vente de biens, produits de manière industrielle, et à vocation ludique, de consommation marginale, ou libidinale, c'est-à-dire le kitsch.
Ici, on voit ;
- premièrement, que le kitsch est un enjeu industriel, que l'industrialisation du kitsch est structurelle, et inhérente, au capitalisme du XXème siècle ;
- deuxièmement, que le kitsch embrasse une variété de production très large, et Greenberg de citer en exemple :
un art et une littérature populaires et commerciaux faits de chromo, de couvertures de magazines, d'illustrations, d'images publicitaires, de littérature à bon marché, de bandes dessinées, de musique de bastringue, de danse à claquette, de films hollywoodiens, etc.
"Industrialisation du kitsch", est une formule symétrique à celle de "société de consommation", étant entendu que la première se réfère à la partie productive du système économique, et la seconde, donc, à la consommation des biens et services produits.
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2/ Dans une situation concurrentielle du kitsch industriel vis-à-vis du symbolisme non industriel, le théâtre accueille une population spécifiquement à même d'expliciter les conditions de vie contemporaines telles qu'elles sont aux prises avec le kitsch.
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Il y a plusieurs exemples de réaction au kitsch dans l'histoire moderne et contemporaine du théâtre. Mais je voudrais m'arrêter sur un exemple actuel, et à l'œuvre actuellement, c'est l'association ars industrialis.
Il est bien clair que dans un contexte de libéralisation de la consommation, tel que l'ont connu dans un premier temps les Etats-Unis, depuis les années 20, puis l'Europe de l'Ouest, depuis l'après-guerre, mais surtout, depuis la fin des années 60, une institution culturelle comme le théâtre est mise dans une situation concurrentielle.
Sur le plan économique d'abord, puisque l'impératif de rentabilité financière à court terme se fait sentir partout, y compris en ce qui concerne le théâtre, même si, en France, la subvention publique accordée à certains théâtres, vient le tempérer.
Sur le plan de l'inscription dans le temps libre ou temps de loisir, temps qu'on pourrait appeler aussi temps de la libido, temps du désir, temps d'une activité en principe non astreinte au gain de biens de subsistance ; le théâtre est dans une concurrence, qu'on pourrait qualifier de déloyale, dans la concurrence à l'occupation de ce temps libre, puisqu'il se caractérise notamment par la non disponibilité immédiate, ou quasi immédiate du cinéma, avec ses séances échelonnées tout au long de la journée, de la télévision, du jeu vidéo, d'internet, du dvd...
Sur le plan esthétique enfin, la prolifération des fictions de divertissement, type cinéma mainstream, vient concurrencer le théâtre en aplatissant de ce fait, sur le plan de la dite fiction de divertissement, la spécificité du théâtre comme lieu du texte, et/ou de la mise en scène, quel que soit l'accent porté dans une pièce donnée.
Aplatissement de la spécificité du théâtre, dans des termes concurrentiels, qui peuvent faire sourire les spécialistes, mais ne tendent pas moins à l'hégémonie ; comme on les voit apparaître, par exemple, en présentation des Trois coups (lestroiscoups.com), dit Le seul journal quotidien du spectacle vivant, sur internet. Je cite :
Evidemment, les Trois Coups aiment le théâtre. Passionnément. Parce qu’il est irremplaçable, notamment dans la mesure où il s’incarne tous les soirs dans des êtres d’intelligence, de cœur, de chair et de sang.
De ce point de vue, le cinéma ne fait pas le poids.
C'est là qu'est énoncée la relation concurrentielle. Et c'est alors qu'on peut comprendre la première phrase citée :
[Le théâtre] s’incarne tous les soirs dans des êtres d’intelligence, de cœur, de chair et de sang .
Et l'on voit bien ici qu'on est sur le registre du pathos, de l'émotion, ce qui n'est pas critiquable par principe, mais qui comparativement à la fiction de loisir, entend la doubler sur son propre terrain esthétique ; et exit la question de la prégnance du texte.
Or si cette situation de concurrence, sur le plan de l'économie financière, de l'économie du temps et la disponibilité ludique, et sur le plan esthétique, avec les dommages collatéraux mentionnés, affecte le théâtre, cette concurrence ne lui est pas spécifique. Bien au contraire, il s'agit davantage d'une colonisation généralisée par le kitsch industriel des pratiques de symbolisation singulières, qui par la définition même de leur singularité ne sont pas industrialisables. Et ceci ne concerne pas seulement les pratiques spécifiquement tenues pour artistiques, mais par exemple, la langue. Ou, la sensibilité.
Et c'est ainsi qu'un moment donné, la colonisation des formes par le kitsch industriel, la sur-sollicitation, des années, des décennies durant, du désir à la consommation ludique, libidinale, marginale, des individus, et la standardisation afférente des modes du vivre et du sentir dans la consommation en vient à engendrer une autre contradiction du capitalisme, nouvelle celle-ci, celle d'une baisse tendancielle de l'énergie du désir.
(Formule qui permet de pointer une cause commune, à l'ensemble des pathologies spécifiquement imputables à l'organisation contemporaine de la société. Pathologies par la dépression du désir individuel, et la dépression, bien évidemment ; ou pathologies par la régression du désir, auquel se substitue la pulsion, sur le mode individuel, voire même sur le mode collectif, avec la pulsion organisée, ce que l'on voit de manière plus qu'évidente maintenant à travers l'engrenage qui pousse collectivement les agents financiers en quête du rendement maximal à court terme, par suite à la bulle, à la crise.)
On voit donc qu'avec l'industrialisation du kitsch, il y va d'une question dont
la réponse implique beaucoup plus qu'une recherche sur l'esthétique.
A savoir, de problèmes dont les implications s'irradient dans toutes les formes de la vie contemporaine en société.
Un moment donné de ce processus de baisse tendancielle de l'énergie libidinale, occasionné par le kitsch industriel, il devient donc urgent d'en expliciter la genèse logique. Et ce récit, c'est dans notre théâtre tel qu'aux prises malgré lui avec le kitsch, et plus précisément au théâtre de la Colline qu'il a lieu, théâtre qui accueille gracieusement l'association ars industrialis. Association dont les membres se sont donnés pour tâche, notamment, d'expliciter cette genèse logique, du kitsch industriel. Association à laquelle j'emprunte ici un certain nombre de concepts, et notamment celui de baisse tendancielle de l'énergie du désir.
Alors qu'est-ce qu'ars industrialis? C'est une association, rassemblant toutes sortes de personnes, parmi lesquelles on peut compter, à titre de membres très actifs, philosophes, économistes, ingénieurs, et autres citoyens. Les réunions ont lieu tous les deux mois à peu près, elles sont divisées en deux temps : conférences d'intervenants, sur des questions contemporaines d'existence, puis débat.
Et pourquoi cela a-t-il lieu au théâtre ? Et bien, de fait, un théâtre est propice à l'assemblée de personnes en nombre. Mais secondement, on peut douter qu'ait échappé à Alain Françon, le directeur du théâtre de la Colline ayant donné son feu vert à ces réunions, la dimension de ré-inscription politique du théâtre dans la cité telle qu'elles l'opèrent.
Donc à ce point, j'ai en quelque sorte terminé mon exposé qui aurait dit en substance : par la concurrence du kitsch industriel, le théâtre autorise l'assemblée d'une population qui renouvelle l'intelligence du kitsch ; et je peux ajouter : avec la visée d'un passage à l'acte sous forme de proposition politique.
Et pourtant, il me reste à aborder un troisième point.
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3/ Ces assemblées d'ars industrialis, telles qu'elles ont lieu, permettent de dégager les traits génériques d'une esthétique désaliénée du kitsch.
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Et c'est là que de l'opération réalisée conjointement par la Colline et ars industrialis leur échappe. Que peuvent être extraites des conséquences qui, sur le plan esthétique, excèdent leur maîtrise.
Car il serait un peu rapide de dire que ces réunions ne sont pas du théâtre, à moins de s'adosser à une définition essentialisée de celui-ci, comme quatrième mur et représentation ; et plus juste à mon avis de dire qu'elles comportent des éléments de théâtre.
Des éléments qui, une fois identifiés, permettent de préciser conceptuellement les traits génériques, c'est-à-dire non spécifiques à cette réunion, d'une expérience du théâtre désaliénée de la concurrence du kitsch, au moins sur le plan esthétique.
Ces traits, quels sont-ils ou que sont-ils? Et bien, ils sont une écriture en dérive, prenant appui sur la trame traditionnelle du théâtre (répartition des espaces, des temps, et des rôles ; habitudes et attentes) trame sous-jacente, employée comme base, mais abandonnée dans la dérive.
Et c'est bien ce qu'il se passe dans une réunion d'ars industrialis. Comment? Et bien, sur scène sont les intervenants. Ceux-ci prennent la parole à partir de notes. Mais alors l'adresse au public est directe, et non pas médiatisée par la convention du quatrième mur, ici absente. Pour autant, ce n'est pas de l'apostrophe, du divertissement ; c'est une qualité de discours, comme raisonnement ou comme poétique de la langue. Et ce, à l'adresse du public, installé dans la salle. Public qui applaudit, certes, après les interventions, mais qui est surtout invité à la répartie, et à l'intelligence collective.
A ceci s'ajoutent une chose : le décor de la pièce en cours est sur scène, présent, quoique les intervenants n'y fassent forcément attention.
Donc on voit que les positions d'un théâtre, tous les éléments qui font usuellement du théâtre le lieu d'habitudes, de comportements et d'attentes qui autorisent le bon déroulement d'une pièce, sont déplacés.
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Conclusion
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Avec ars industrialis, parce qu'il y a la finalité politique expresse, on peut dire que la salle de théâtre est commutée, comme un commutateur permet le passage de l'obscurité à la lumière dans une pièce ; commutée en agora.
Mais cette finalité expresse n'abroge pas le travail d'écriture en palimpseste, à même la trame préalable du théâtre, qui est à l'œuvre alors.
La logique opérative d'une esthétique écrivant à partir de la trame traditionnelle du théâtre, mais dérivant à partir de cette trame.
La logique opérative d'une esthétique issue, plus largement, de l'exaspération objective d'une sensibilité collective par la sur-sollicitation et la concurrence du kitsch industriel (la baisse tendancielle de l'énergie libidinale et ses conséquences).
Logique esthétique générique qu'il devient plus que tentant de mettre en œuvre par ailleurs.
Comme dans ce moment tramé que constitue le déroulement des prises de paroles dans cette journée.
Une écriture à même la trame, de ma qualité d'intervenant...
Le performeur demande à une personne proche, en se penchant à son oreille, s'il peut lui prendre la main. Si elle accepte, il prend sa main.
Un temps.
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Texte rédigé entre mai et juin 2009.
Performance effectuée le 4 juin 2009,
lors du colloque " Théâtre et Kitsch",
organisé par Isabelle Barbéris et Marie Pécorari
à l'INHA, Institut National d'Histoire de l'Art,
à Paris.
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