Esprit

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Esprit
 
Il est plus urgent que jamais « d’intéresser les esprits au sort de l’Esprit, c’est-à-dire à leur propre sort » (Paul Valery, La liberté de l’Esprit, 1939). La question de la valeur de l’esprit engage comme jamais une économie de l’esprit, une économie de sa production et de sa consommation1. De quoi est composé ce capital symbolique ?
 
 
Il est d’abord constitué par des choses, des objets matériels – livres, tableaux, instrument, etc. qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu’un lingot d’or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l’absence d’hommes qui en ont besoin et qui savent s’en servir. 2
 
 
Lorsque les hommes ne savent plus se servir des technologies de l’esprit qui leur sont imposées, c’est alors l’esprit qui a perdu son capital, c’est aussi bien le capitalisme qui a perdu son esprit3.
 
 
L’esprit n’est ni âme immatérielle ni matière cérébrale : l’esprit est ce que devient l’activité cérébrale lorsqu’elle transforme les choses du monde extérieur en des supports de mémoire (des « rétentions tertiaires »). Les objets fabriqués par l’homme, ou « artefacts », sont ainsi les « béquilles de l’esprit », des « prothèses » en un sens particulier de ce terme – puisqu’ici la « prothèse » ne vient pas remplacer un organe manquant mais rendre possible l’esprit. Il n’y a pas d’esprit sans medium (sans intermédiaire), et celui-ci est ce qui conserve la mémoire comme organisation de la matière inorganique.
 
 
L’esprit est ainsi une dynamique qui résulte de l’extériorisation de la mémoire, puisque cette dernière est ce qui, par un paradoxe apparent, rend possible la construction d’une « intériorité » chez l’homme. Ce paradoxe signifie que la vie animale ne peut devenir existence humaine qu’en s’appuyant sur les objets techniques et sur le langage4 : l’esprit est un processus à la fois psychique, social et technique.
 
 
L’esprit est donc la dynamique de la « transindividuation » – techniquement médiatisée – par laquelle le « je » et le « nous » se constituent ensemble en une individuation indissociablement « psychique et collective ». Le « et » de cette expression (« psychique et collective ») peut donc être compris comme ce qui désigne l’esprit, s’il est vrai, comme s’est évertué à le penser Simondon, que le « psychique pur » et le « social pur » ne permettent pas la « spiritualité » du « transindividuel » mais retombent respectivement dans le bio-psychique et le bio-social des mammifères et des insectes.
 
 
 
1 La vie, dit Valéry, est puissance de transformation réciproque d’un vivant et d’un milieu. Mais, précise-t-il, pour l’organisme humain, vivre, c’est non seulement conserver cette puissance, mais c’est aussi créer un supplément de valeurs, la valeur de l’esprit. « J’ai donc dit “valeur” et je dis qu’il y a une valeur nommée “esprit”, comme il y a une valeur pétrole, blé ou or. […]. Dans l’une et l’autre affaire, dans la vie économique, comme dans la vie spirituelle, vous trouverez avant tout les mêmes notions de production et de consommation » (Valéry, Regards sur le monde actuel et autres essais, Gallimard, Folio, p. 211-212).
 
 
2 Valéry, ibid., p. 222.
 
3 Depuis Max Weber, on sait que le capitalisme a besoin d’un esprit, mais plutôt que de parler comme Boltanski et Chiapello de « nouvel esprit » du capitalisme, il conviendrait de remarquer que le capitalisme souffre de ne plus avoir d’esprit. Il ne s’agit pas de rappeler aux dirigeants d’entreprises qu’il y a aussi du capital immatériel, humain, il s’agit de sortir de la logique gestionnaire pour accueillir une pensée contributive.
 
4 Nous faisons, bien entendu, référence aux travaux du paléoanthropologue André Leroi-Gourhan.