EcoRev’ n°33

Publié par fdidion le 11 Avril, 2010 - 11:02
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EcoRev’ n°33

Titre : « Penser l’après capitalisme avec André Gorz ». J’ai retrouvé dans ce numéro de la revue EcoRev’ la plupart des Idées-Forces que j’essaie de mettre en mots ici depuis janvier 2009 (1) : l’abondance comme image de référence commune pour penser la structuration sociale ; la frugalité, la sobriété, comme sources et conditions d’entretien de l’abondance ; les motivations « passionnelles », porteuses d’une recherche de qualité absolue, dépassant en productivité les motivations d’origine coercitive ou par appât du gain ; le « faisons-le nous-mêmes », dans une démarche socialisante … qu’il serait, à mon avis, souhaitable de voir autoriser toutes les économies d’échelle (source d’abondance), inspirant le sentiment d’un « nous », aussi nombreux que nécessaire. Les productions de chacun forment alors les relais de circuits longs, d’individus à l’ouvrage, libérés de la tâche épuisante et déprimante qu’est le contrôle du travail de l’autre. Chacun ayant produit pour tous, est alors mis en situation de ne prendre que ce qu’il convient qu’il prenne, puisque prendre plus n’augmente pas sa satisfaction. Mais personne ne s’enthousiasmera pour la participation à de tels « nous », s’il n’y trouve plus de satisfaction qu’il n’en trouve en échange de ce que produit une même quantité de travail dans la société mercantile. Cela dépendra de deux facteurs : 1) le degré de confinement des productions de chacun dans ce « nous », 2) le degré d’attraction de ceux qui reçoivent ces productions vers ce « nous ».

 

Plein de bonnes choses, donc, dans cet EcoRev’, dont la référence au livre de Marshall Sahlins, « Age de pierre, âge d’abondance » (1972). Ce livre renforce en moi l’idée semée par Germaine Tillon il y a deux ans, quant à l’urgence de retremper notre vision du monde dans des sources paléolithiques. Les quantités mises en jeu par l’abondance privée, issue des technologies néolithiques (plantation, élevage), n’ont plus de commune mesure avec les quantités qui s’offraient dans l’abondance commune, antérieure, et provoquent une sidération de la science qui s’y rapportait. On peut imaginer que nous entrons dans un temps où les processus d’accumulation de l’abondance captive ont atteint un stade dans lequel le monde de l’échange marchand dévoile son essence de monde de solitudes comptables. Cela peut-il être le point de départ d’un désir de réanimer une science oubliée depuis deux ou trois cent générations ?  Quelle est cette science, et que faut-il y ajouter pour y intégrer le génie technologique qui a récemment bouleversé l’humanité, et jusqu’à l’habitat terrestre de cette humanité ? Indiana Jones découvrira-t-il pour nous la porte de la bibliothèque de Neandertal ? Que de questions passionnantes, posées par l’humanité, à l’humanité, et qui devraient l’occuper en ce XXIème siècle, et peut-être aussi durant quelques uns des siècles qui suivront !

 

Laissant aux spécialistes le soin d’éclaircir ces graves questions, je reviens, en amateur, à la publication des jalons hypothétiques, trouvés sur le chemin où je vais à tâtons depuis un an et demi, publication sous forme de cahiers, régulièrement tous les trois mois. Certains passages auront du sens en eux-mêmes, d’autres ne trouvent leur sens que dans le contexte des numéros précédemment publiés, et surtout dans la mise en œuvre d’une pratique récréative et privée, universellement accessible, bien que d’un abord délicat. Cet abord délicat de la pratique, justifie la formulation de sept principes, qui correspondent simplement au catalogue des attitudes à partir desquelles on est sûr d’échouer. Ce ne sont en rien des directives morales, ou éthiques. Ce sont plutôt des recommandations pratiques, du genre de celles que doit se faire l’homme qui va traverser l’Atlantique à la voile : ne pas oublier les voiles, ne pas oublier le tire-bouchon. Les cinq premiers principes sont dans le numéro 4, les deux derniers à la fin de ce numéro 6.

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(1) même si je les relie à un « à côté du », plutôt qu’à un « après » capitalisme, qui laisse ouvert le gouffre béant de la transition entre deux.

 

 

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Cahier d’euchrèsiologie -6-

Avril 2010      

 

LES PERSONNAGES DU JARDIN

 

On s’intéresse ici à celui que l’on peut appeler la graine, ou le porteur de graines, ou le porteur de graine.

 

Une graine de « nous » émerge par un individu. Il est, pour un temps, porteur d’un personnage, dont on peut faire dix mille portraits, et aucun ne ressemble à l’autre. Il est très difficile de s’en tenir à une description abstraite, sobre et dépouillée des relations que noue la graine, et des tâches qu’elle assume, en se limitant à leur inscription dans la structure du jardin. Cela deviendra possible quand l’ensemble du sujet sera connu, et l’on pourra même tendre vers un organigramme. En attendant, notre description sera un peu plus romancée.

 

Un jour, la graine rencontre un autre personnage, que nous avons appelé racine, car c’est lui qui marie la graine et le sol. La rencontre consiste dans le fait que la racine a l’usage de quelque chose que produit la graine, et produit quant à elle une autre chose, dont d’autres auront l’usage. La racine est d’abord germe de la graine, puis racine, tige et tronc. Mais, nous raconterons son histoire un autre jour.

 

1) La racine dit à la graine quelle est sa propre passion de produire.

     Alors la graine dit les diverses façons qu’elle connaît pour que cela soit inscrit (deuxième chantier), et pour que tout être, dans l’univers (le jardin à venir), puisse demander ce qu’il veut de cette production. La racine choisit la façon qui lui plait, ou en invente une nouvelle, si cela se peut. La graine s’occupe des inscriptions des productions, aussi longtemps que n’est pas apparu le personnage qui en fera sa mission : artisan du deuxième chantier.

 

2) La racine dit à la graine ce que vaut ce qu’elle en a reçu.

     Alors la graine met dans une mémoire appropriée cette information (quatrième chantier).

 

3) La racine dit à la graine la date de la mort de l’univers humain dont elle est la germination.

     Alors la graine dit ce qu’elle sait des nécessités auxquelles il faut faire face, pour qu’un arbre d’une telle longévité soit fécond. Face à chaque nécessité, la racine choisit ou invente la façon qui lui plait.

 

4) La racine dit à la graine l’histoire que lui raconte l’univers qui est en train de naître.

     Alors la graine inscrit cette histoire dans son propre esprit et ne dit plus rien.

 

En résumé, dans la fondation du jardin, le personnage graine est du côté du génotype, qui n’agit pas, mais transmet, à propos, l’information organisée de façon adéquate. Le personnage racine, du côté du phénotype, prend toutes les décisions fondatrices de l’aventure dans laquelle il s’engage, selon son goût.

 

La racine commence par poser un premier jalon dans quatre perspectives nécessaires :

1) la nature de ce qui est sa contribution concrète au jardin,

2) l’enclenchement d’un processus répondant à la question de la mesure de la valeur,

3) la définition du cadre de l’expérience,

4) la dimension culturelle de son investissement vital dans l’expérience.

 

Une fois le jardin fondé, il incombe encore au porteur de graine de prendre en charge de façon subsidiaire les tâches minimales exigées par chacun des huit chantiers, aussi longtemps que d’autres que lui n’ont pas acquis la compétence nécessaire pour en être investis. Nous avons fait allusion à deux de ces chantiers dans la relation de la graine à la racine :

-Le catalogue des productions, deuxième chantier.

-Le dispositif technique par lequel est exprimable leur valeur, quatrième chantier.

Chaque chantier représente une des questions auxquelles répond toute société humaine, par les dispositions qu’elle présente, éventuellement sans participation consciente des individus qui la composent. Les chantiers du jardin ont donc le double rôle :

1) de préciser la formulation de ce que l’on choisit d’expérimenter dans ce jardin,

2) de susciter la création d’outils de pensée, d’analyse, dont l’application à notre monde moderne, marchand, peut être intéressante, les questions étant les mêmes, et les réponses étant alors appréciées d’un point de vue extérieur.

 

Si l’expérience est vécue comme féconde par les participants rassemblés sur un territoire, des jardins devraient s’y succéder, en prenant soin de laisser un intervalle de temps suffisant entre deux jardins successifs (pour s’en désintoxiquer et/ou pour se donner le temps d’en sentir l’appétit). Le porteur de graines de ces jardins, au fil de leur succession, travaille à se déprendre de toute activité génétique, jusqu’au point ou un autre que lui anime le rôle du personnage de la graine, après s’être formé successivement au vécu de tout ce qui est dans le rôle d’être racine, puis dans le rôle de diriger chacun des huit chantiers.

 

Mais tout ceci n’est qu’une partie d’un ensemble de solutions structurelles, choisies pour répondre à l’ensemble des questions que le cahier -1- (« Hors l’échange … »), avait pour mission de bien distinguer. Il faudra, bien-sûr, revenir sur la formulation des problèmes auxquels on veut s’attaquer ici, et sur l’organisation des questions que l’on met en travail. Or il se trouve que le travail théorique et pratique nécessaire au mûrissement des réponses contribue aussi au mûrissement de la formulation des questions. Il paraît donc souhaitable de s’accommoder de l’imperfection initiale, sans trop se presser de repenser le point de départ, dont une formulation plus rigoureuse suggérera peut-être d’autres pistes que celle que nous avons choisie.

 

Pour en revenir au personnage de la graine, indépendamment des structures qu’il induit au sein des producteurs qui répondent à son invitation de se produire en société, sa fécondité réside dans son caractère. Il produit une pièce de vêtement, une sorte de nourriture, un élément d’habitat, … et il pense sa production comme un élément de réponse au besoin de ce produit, au potentiel de satisfaction par ce produit, qui est dans l’humanité entière.

 

En d’autres termes, il se pense comme un individu appartenant à la communauté mondiale de ceux qui font le même produit que lui. Laissons de côté, pour le moment le processus menant à l’acquisition de ce caractère, et l’idée selon laquelle une graine qui ne l’aurait pas acquis serait certainement stérile du point de vue de l’enfantement d’un jardin.

 

Appartenant à la communauté mondiale de ceux qui fabriquent une chose, il est disposé à féconder cette communauté mondiale de toute sa créativité personnelle ; comme il est disposé à en hériter toute l’expérience qui peut participer à son propre perfectionnement. Tout nouveau producteur, désirant se joindre à cette communauté, est accueilli avec bienveillance, et instruit avec assiduité, puisqu’il participe à l’abondance, et contribue à créer des conditions de sérénité dans la production.

 

Tout ceci, bien-sûr, ne va pas sans poser des questions. C’est pour leur trouver des réponses que nous avons distingué huit chantiers de recherche. Car, faute de réexaminer chaque question, on risque de lui faire face, machinalement, dans les termes des réponses qu’une question analogue appelle habituellement dans le monde de l’échange (marchand). Or, sur quelques points, nous espérons activer une logique aboutissant au contraire de ce à quoi mène la logique de l’échange (désocialisation par la concurrence sur le marché, ruine écologique, mécanisation toxique, …). A titre d’exemple, sur le problème de l’emploi, donc le problème du « chômage », que connaît notre monde de l’échange, on observe, comme on vient de le voir à propos du « caractère » de la graine, que tout producteur satisfaisant est bienvenu dans nos jardins, où n’est produite que la fraction utile de ce qui peut être produit. Le potentiel d’excédent n’est pas produit, car il est sans valeur. (Contrairement au potentiel d’excédent qui est produit dans le monde de l’échange, où, de plusieurs façons, il vient gâter, pourrir, la valeur de la quantité de production qui était effectivement désirée, et plus encore, la représentation sociale de cette valeur). Dans notre jardin, le potentiel de production non réalisée est source d’une ambiance d’abondance, et il parait vraisemblable que celle-ci est un facteur de vitalité pour chacun des agents qui le constitue. Il paraît vraisemblable aussi que chacun de ces agents, en position de choix, fait celui qui conduit au plus haut degré d’abondance.

Chacun devient agent de la transformation de ce qu’il reçoit en ce qu’il produit.

 

 

PRINCIPES

 

6) On peut formuler ce sixième principe négativement, en suivant Paul Weiss : savoir que si vous voulez transformer un système en exerçant une force en son sein, il apparaît dans le système une force de sens opposé qui bien souvent fera survenir un résultat contraire à celui que vous vouliez obtenir. Si l’on s’inspire de l’excellent livre de Peter Senge et Alain Gauthier, « La cinquième discipline », la formulation devient positive : il s’agit de trouver les leviers qui prédestinent le système que l’on considère à évoluer dans le sens de la transformation que vous souhaitez.

 

7) Savoir qu’en conséquence de nos actions survient toujours autre chose que ce pour quoi nous les avions voulues. Cela revient à mettre au centre de l’existence l’étonnement et la jouissance que nous donne à gouter l’imprévu. Le jeu, le levain et la farine.