Cahier numéro quinze

Publié par fdidion le 1 Octobre, 2016 - 20:45
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           Cahier d'euchrèsiologie – 15 –

Juillet 2016

 

         « Un repas gratuit, cela n'existe pas. »

John Meynard Keynes

 

L'IMMENSE DIFFICULTÉ QU'IL Y A

DE NOMMER LES CHOSES

QUI N'EXISTENT PAS ENCORE,

ET QUE LEUR NOM AMÈNERA A L'EXISTENCE(1)

 

      « L'un produit pour l'autre.

     En l'un et l'autre il y a changement d'état. L'un et l'autre sont deux machines de Turing.

     Il faut comprendre que, chez l'un et l'autre, la puissance de produire est modifiée en conséquence de ce que l'un a produit pour l'autre. La puissance de produire est ce que réalise la conjonction de moyens accumulés et d'une motivation pour produire.

     L'un produit pour l'autre. Cela peut advenir dans deux sortes de situations.

     Dans la première, l'un et l'autre, tournés l'un vers l'autre, échangent ce que l'un produit pour l'autre avec ce qu'il va en obtenir.

     Dans la seconde, l'un produit ce qui augmente la faculté de produire de l'autre et se trouve ainsi associé à lui, que ce soit en nourrissant les satisfactions de ses jours ou en augmentant les moyens directs de sa production pour d'autres encore. Il se tourne avec lui vers l'ensemble des membres de la communauté à laquelle tous deux appartiennent, et pour lesquels l'autre produit. Dès lors la communauté que tous deux alimentent est présente dans leur motivation.

     Le plus souvent ces deux situations sont présentes simultanément, superposées. Mais schématisons un peu pour commencer. On va faire comme si la relation était toujours purement d'une sorte ou d'une autre, pour en examiner la nature sans mélange et n'avoir aucun mal ensuite à en reconnaître la superposition dans la réalité. J'en étais donc à la deuxième situation, celle dans laquelle je produis pour l'autre à cause de ce que l'autre produit pour nous tous.

     J'ai connu cela il y a longtemps, quand nous chassions pour nous nourrir. En ce temps là, l'autre c'était elle. Elle prenait la peau des bêtes que nous chassions. Elle faisait chauffer de l'eau en y jetant des pierres, prélevées brûlantes du foyer, et y faisait infuser l'écorce qu'elle avait raclée sur les chênes. Elle nous faisait pisser dans des pots, mâchait, coupait, cousait, et le résultat de sa petite entreprise était que chacun d'entre nous avait une très jolie paire de mocassins qui restait en bon état assez longtemps.

     Pour joindre les différentes pièces de peau, elle utilisait une fine lanière de cuir ou des fibres torsadées d'orties, de liber de tilleul, de chêne ou d'orme roui. Elle faisait des trous dans la peau avec une pointe et y poussait sa cordelette avec un tronçon de branchette.

     C'était beau de voir la peau des bêtes devenir chaussons dans ses mains.

     Quand je me suis mis à faire des aiguilles à chas, avec du bois durci au feu, ou la corne, l'os ou l'ivoire des bêtes, elle a pu tirer son fil au lieu de le pousser, les trous devinrent plus petits, on avait les pieds au sec en toutes saisons. Enfin presque. Et les mocassins étaient plus résistants.

     Elle ne s'est jamais vraiment intéressée à la fabrication des aiguilles. Elle en choisissait une, l'utilisait plus ou moins longtemps avant d'en prendre une autre. Mon but dans la vie (car il faut toujours avoir un but dans la vie), était de faire l'aiguille qu'elle n'aurait plus jamais voulu changer. Tous les bois, toutes les pierres à poncer, toutes sortes de systèmes pour tenir les aiguilles pendant que je les affinais sur la pierre, tout y passa, et aussi toutes les façons imaginables de creuser le chas. Cette activité rendait belles les journées que nous passions à écouter la pluie tambouriner sur le toit de peau de notre abri.

     C'était d'ailleurs une époque d'intense créativité dans tous les domaines. Nous avions trouvé quelques trucs qui rendaient nos prises de chasse surabondantes. Le grand jeu était de nommer un animal et d'écouter ce que chacun avait à en dire, ses déplacements d'abord, et ce dont il se nourrissait et ce qui se nourrissait de lui. Le jeu de chacun, ensuite, était d'aller voir par lui-même ce qu'il en était, puis de le raconter avec des mots choisis parmi les mots déjà entendus, ou des mots inventés, ressentis comme meilleurs. La parole revenait souvent sur les bêtes que nous avions piégées dans la nasse, au fond de la vallée. La chasse était bonne par ailleurs, alors on les laissait là, on entretenait la tranchée, la palissade de bois souples, tressés sur les troncs de la forêt et les remparts de pierre. Comme on savait toujours où les trouver, on apprit vite sur eux cent fois plus de choses que sur les autres animaux de la forêt.

     Nous étions cent cinquante dans le clan, peut être un peu plus de mille au point d'eau de l'été. Là se réunissaient surtout des clans de chasseurs, mais aussi un des clans de l'argile qui avait coutume de nous rencontrer à ce moment de l'année. Les parents de nos parents avaient appris des ancêtres de ce clan à faire cuire la viande dans l'eau chaude. À l'occasion de ces rencontres, on avait appris à reconnaître toutes sortes de plantes que l'on mettait cuire avec la viande. Quant à ceux du clan de l'argile, au départ, ils ne faisaient cuire que des légumes. La viande dans la soupe, c'était pour eux quelque chose d'exceptionnel : ils ne sont pas bons chasseurs. Le point d'eau de l'été, c'était souvent un concours de soupes quotidien. La saison du rire. Les brochettes sur la braise et les histoires sans fin.

     J'ai un souvenir très vif du visage d'un des hommes de l'argile. Un visage toujours hilare et si plein de tendresse ! Il nous montrait des plantes, nous faisait observer toutes leurs particularités, et la définition précise de la quantité qu'il mettait de l'une d'entre elles dans l'eau chauffée par les pierres. Cette soupe là faisait rire tout le monde comme pas croyable ! Je sors un peu de mon sujet, mais je ne peux m'empêcher de mettre par écrit les souvenirs qui me reviennent (qui sait si j'aurai encore l'occasion de le faire plus tard?). L'homme hilare du clan de l'argile était aussi un être inquiétant. Il avait coutume, au début de notre rencontre, au point d'eau de l'été, de poser sur une pierre plate, sous son abri ouvert, trois crânes humains, avec posées sur le front de chacun trois plantes. Et c'était un avertissement sérieux, nos parents l'avaient dit à chacun de nous : ces crânes étaient de gens morts d'avoir mis dans leur soupe la plante dont un exemplaire frais était à présent appuyé sur leur front. Il y avait la digitale, la bryone dioïque (bon, à l'époque on ne l'appelait pas comme ça, bien-sûr), une datura …

     Mais je suis victime de l'effet madeleine de Proust : si je me laisse aller je vais t'en mettre sept gros livres de souvenirs reconstruits juste ce qu'il faut pour mieux approcher la vérité de l'expérience passée. Je vais essayer de ne convoquer que les souvenirs qui ont une petite chance d'éclairer le sujet dont je t'entretiens : l'un produit pour l'autre. Parce qu'il y a un problème avec les idées dont nous nous nourrissons pour saisir ce sujet. Il en est des idées comme il en est des plantes : certaines sont toxiques.

     Je n'ai jamais su le compte exact de la communauté que j'affermissais par la production de mes aiguilles. Dans ce compte, je mets bien sûr tous ceux qui bénéficiaient des mocassins qu'elle faisait et tous ceux qui pouvaient jouir de ce que ces derniers faisaient de bon en promenant leurs petits pieds de ci de là, c'est à dire, pour l'essentiel, tous ceux qui mangeaient la viande de la chasse et habitaient les maisons dressées. Les artisans des autres clans, eux aussi appréciaient mes aiguilles, ils n'en faisaient pas d'aussi bonnes. Les occasions ne manquaient pas de s'unir à ces autres clans pour stocker la viande fraiche dans nos estomacs ou mener à bien des opérations délicates pour lesquelles il fallait du nombre, comme dans le cas de nos rapports un peu difficiles avec les clans de la mer, dont je te parlerai bientôt. Mes aiguilles allaient même dans les autres clans de l'argile par l'intermédiaire du clan qui venait au point d'eau de l'été.

     Je n'ai jamais su le compte exact de la communauté que j'affermissais par la production de mes aiguilles. Ce que je sais, c'est que sans cette communauté à géométrie variable je suis faible. Et cette communauté me protège d'autant mieux que j'en prends soin, que je la nourris de toutes les façons qui me semblent bonnes pour elle et pour moi. Nous n'avons jamais manqué de pots pour chauffer notre eau avec les pierres du foyer, or nous n'avons jamais été fichus de faire nous mêmes un pot à peu près correct.

     J'ai connu cela il y a longtemps. L'un produit pour l'autre. Et c'était pour chacun de nous dans la seconde forme : celle qui augmente la puissance de produire de l'autre et ne se soucie pas du reste. Ainsi, à peu près tout le monde, dans le clan, allait à ses petites affaires. Chacun usait de sa puissance et le mot que nous utilisions pour le dire signifiait bien qu'il s'agissait de « ce que je suis capable de faire pour les autres » et c'était bien le contraire d'un autre mot que nous utilisions pour dire « ce que je peux faire de la puissance des autres », ce qui maintenant est la signification du mot « pouvoir » chez toi (enfin, chez nous. Je suis tout à fait l'un des vôtres, n'en doute pas!). Dans le temps très reculé dont je te parle, « de mon temps », comme on dit, le pouvoir n'avait encore que la violence pour se soutenir.

     Par exemple, les bêtes qui étaient dans la nasse. On avait décidé de ne pas les tuer, à moins que ce ne soit devenu absolument nécessaire pour manger. Mais la chasse était régulièrement bonne, et des petits étaient nés. Ça c'était très intéressant. On se demandait s'ils feraient des petits à leur tour, un jour, et c'est pour ça qu'on voulait les laisser tranquilles. Quand la parole a décidé cela, dans le cercle des femmes et des hommes autour du feu, sautant d'une voix à l'autre en tournant lentement, la voix du petit Chilpérec n'a jamais voulu démordre d'un avis contraire. Il voulait à toute force aller tuer une bête dans la nasse. Forcément : il n'est pas capable de tuer une bête dans le libre espace de la chasse normale. Note que personne ne le lui reproche. Il est un peu rachitique. On n'a peut-être pas pu prendre soin de lui comme il fallait dans ses premières années. Chacun fait ce qu'il peut. Mais de là à le laisser décider tout seul de ce qu'on fait de la nasse, qu'il n'a pas même contribué à construire ! Non !

     Et bien il y est allé quand même ! On l'a rattrapé javelot au poing de l'autre côté de la palissade. Ceinturé, le gars ! Et on l'a gardé à l’œil ensuite. Ça, ça s'appelle un exercice bien mesuré du pouvoir. Une violence nécessaire pour protéger le groupe. Une limitation du libre arbitre du petit Chilpérec et de sa puissance de faire des conneries. Que voulez-vous, il fait régulièrement n'importe quoi, surtout quand ça peut être désagréable pour quelqu'un.

     Je disais donc que le pouvoir n'avait encore que la violence pour se soutenir. On n'avait pas encore inventé les moyens qui lui donnèrent ces extraordinaires possibilités de bouleverser les formes du monde et de régler toutes les productions, quand il se fragmenta et devint l'affaire des individus plus que du groupe. Pour lors, chez nous, le pouvoir se limitait à la fonction de protéger la communauté au sein de laquelle il avait émergé.

     Le peuple de la mer avait des façons différentes de celles des clans qui se réunissent au point d'eau de l'été. C'est le moins qu'on puisse dire.

     J'imagine qu'ils eurent faim, qu'ils ne trouvèrent pas assez de poisson dans leurs pièges des rochers. Pas assez de coquillages … ? Toujours est il qu'un matin, nous vîmes se trainer jusqu'à notre clairière quelques rescapés ensanglantés du clan du hêtre. Voilà ce qui leur était arrivé :

     Tout était prêt pour le festin, au soir d'une chasse fructueuse. C'est alors que le clan de la mer leur tomba dessus, tuant la plupart d'entre eux, et s'installa pour festoyer à leur place. Pendant ce temps, dans l'ombre, les quelques rescapés se répartissaient les tâches de surveiller l'ennemi et de donner l'alarme. Quand le clan de la mer, rassasié, se fut retiré, il n'y avait plus dans la clairière du hêtre ni peaux, ni aiguilles, ni couteaux ni pots. Tout encombrés de leur butin, ils ne virent pas qu'ils étaient suivis.

     Les clans de la mer sont sans cesse plus nombreux. Ils se constituent en villages de plus en plus peuplés. Ils ramènent dans leurs pirogues des choses étranges.

     Après avoir envoyé un émissaire dans chacun des clans du point d'eau d'été, nous décidâmes de mettre à notre programme une chasse commune, une chasse spéciale : une chasse pour faire disparaître le danger que représentait ce clan de la mer. Nous mimes des mois à la préparer. Des guetteurs invisibles se relayaient pour apprendre les moindres détails de la vie de notre gibier. Tour à tour, chacun des clans du point d'eau de l'été exposait les plans qu'il avait imaginés pour la chasse et, à chaque fois que revenait son tour, un clan intégrait dans l'exposé de sa stratégie ce qu'il avait admiré dans l'invention des autres. L'assemblée des ambassadeurs qui se relayaient entre le conseil des clans et le cercle de parole de leur propre clan était quasi permanente. Et nous racontâmes l'expédition à venir jusqu'à ce que tous les récits décrivent les mêmes événements rêvés.

     Pas un seul de ceux du clan de la mer ne survécut à nos flèches. Le clan de l'argile de notre ami botaniste macabre n'était pas venu. Ils ne sont adroits que s'ils ont tout le temps de l'être et laissent aussi beaucoup à désirer sur le plan de l'invisibilité ! Mais ils avaient récolté une grande quantité d'une baie rare, dont ils avaient fait une pâte épaisse dans laquelle nous trempâmes toutes nos pointes de flèches. Et pas seulement le clan de notre ami, mais, par son intermédiaire, tous les clans de l'argile avaient contribué à la collecte du poison.

     Je crois que les autres clans de la mer ne surent jamais rien de ce qui s'était passé. Nous nous y étions pris si adroitement que pas un de nous n'avait été tué.

     Nous avions la joie d'être tous vivants, mais cette joie était bien pâle, en chacun de nous, à côté de la tristesse de trouver désormais dérisoires ces petites activités qui faisaient le bonheur des jours passés : la finesse des aiguilles, les couleurs des mocassins, les arrangements de troncs et les tressages de feuilles qui faisaient nos cabanes … même dans la chasse, le goût du sang des bêtes avait changé.

     La nuit, nos rêves nous ramenaient dans le village près de la mer, où nous avions disposé les cadavres de nos ennemis comme nous faisons de nos propres morts. Nous avions formé un grand cercle tout autour en silence, comme nous faisons autour de nos morts. Mais c'est quelque chose de tout nouveau que le silence disait à chacun de nous. Il disait : « Qu'avons nous fait ? ». car si nous avions pensé toute l'affaire comme une chasse, il n'y avait devant nous rien qui ressemble à du gibier à manger.

     Une parole commença à tourner de bouche en bouche au long de ce cercle, autour des cadavres, comme fait la parole avant la chasse. Une parole qui dit n'importe quoi, une parole qui fait rire, qui saute de l'un à l'autre, qui s'accélère, qui s'exalte puis se calme, qui dit tout le contraire et qui mûrit, se stabilise et devient la même et passe tour à tour par toutes les bouches.

     Les cadavres étaient disposés avec précision et la parole de chasse tournait autour. Elle parlait pour la première fois de tout autre chose que de la chasse. À la fin nous traitâmes tous les corps de ceux que nous avions tués, comme nous traitons les nôtres, quand ils meurent, jusqu'à l'adieu final.

     Et chacun pensait aux autres clans de la mer, aussi sauvages, aussi barbares et dangereux que celui que nous venions d'exterminer. Mais à partir de maintenant pas plus sauvages, pas plus barbares que nous. Juste dangereux pour nous.

     Dans le village de nos victimes, quelqu'un de nous avait découvert ces coffres pleins de couches de chair de poisson et de sel alternées. Et des sacs de peau cousue, volés dans le clan des hêtres qui avaient été remplis de sel. Nous emportâmes tout cela, avec tout le reste de ce que nous pensions pouvoir nous être utile. C'est ainsi que nous apprîmes à saler la viande, et pûmes profiter de nos chasses plus longtemps. Et c'est ainsi que nous en vînmes à manquer de sel.

     Fallait-il aller anéantir un autre village de pêcheurs ? Comme nous y exhortait le petit Chilpérec ?

     Nous avions toujours quelques chasseurs à l'affut, dans les parages des clans de la mer. Ils se relayaient et nous racontaient régulièrement ce qu'ils pouvaient voir. Tout semblait calme là-bas. Il arriva que l'un d'entre eux partit avec des peaux de bêtes, des mocassins et des idées nouvelles. Voici ce qu'il faisait : il posait un sac de peau sur une pierre plate, au bord d'un sentier où il avait remarqué que passait parfois un homme de la mer. La première fois, l'homme regarda le sac, regarda autour de lui sans pouvoir découvrir le chasseur embusqué qui l'observait, et rentra dans son village sans toucher au sac. Ils revinrent à trois et l'un d'eux prit le sac, tandis que les deux autres regardaient à l'entour. Après l'avoir examiné sous toutes les coutures, ils l'emportèrent chez eux. Le lendemain, c'est dix hommes de la mer qui arrivèrent près de la pierre plate pour voir le lieu de la mystérieuse découverte. Chacun fut alors surpris de découvrir sur la pierre une magnifique paire de mocassins. C'est ainsi qu'ils prirent l'habitude de venir chercher chaque jour un cadeau des dieux.

     Quand le chasseur à l'affut, plein d'idées nouvelles, nous fit le récit de son expérience, il y eut de grands rires, pour ce que rire est le propre de l'homme, mais beaucoup trouvèrent qu'il gaspillait bêtement nos productions. L'idée était qu'un homme de la mer pourrait penser à laisser du sel sur la pierre, en cadeau à qui lui offrait des objets de cuir.

     Or une telle pensée ne vint jamais spontanément dans un tel esprit.

     Alors, notre chasseur à l'affut passa à une autre idée nouvelle : quand vint l'homme de la mer, au lieu de trouver sur la roche son ordinaire cadeau des dieux, il trouva notre chasseur qui tenait une paire de mocassins d'une main et quelques grains de sel dans la paume de l'autre main, éloignant vers l'homme de la mer la main qui tenait les mocassins et rapprochant de lui le sel, dans un geste tout à fait expressif.

     Ce ne fut pas tout de suite évident, mais, au fil des années, ils finirent par s'accorder sur les cours de la paire de mocassins, du sac de peau et même du kilo de viande ou de poisson salé. Ou pour le dire d'un autre point de vue sur le cours de la poignée de sel.

     Les velléités de razzias se calmèrent de part et d'autre. Quand on manquait, on apprit à demander gentiment en apportant ce qui pouvait manquer à l'autre. Le pouvoir du sel pour obtenir de la viande et le pouvoir de la viande pour obtenir du sel se montraient plus efficaces que le pouvoir de s'entre égorger.

     C'est ainsi que le pouvoir trouva une autre voie que la violence pour établir son règne dans les affaires du monde.

     Mais je me rends compte qu'il faut que je t'en dise plus sur les relations que nous avions jusqu'alors avec les gens du clan de l'argile pour te faire comprendre l'ampleur des changements que notre contact un peu brutal avec ceux de la mer apporta dans le monde.

     Mon premier contact avec un clan de l'argile remonte à l'enfance.

     Ma mère avait jeté une pierre brulante dans le pot de terre rempli d'eau, et, toc, on entendit un petit bruit sec. Ma mère prononça le mot qui chez nous désignait les excréments tandis que l'eau ruisselait alentours, jusqu'à toucher les braises du foyer qui se mirent à fumer furieusement.

     Ce jour là fut décidée l'expédition pour se procurer un autre pot.

     Ma mère prit avec elle une paire de mocassins. Deux hommes et deux femmes mirent toute la viande qu'ils pouvaient porter dans de grands sacs qu'ils attachèrent sur leur dos. Et nous nous mimes en route.

     Bon, route c'est une façon de parler.

     Nous marchions tout le jour et dormions la nuit dans de grands sacs de peaux cousues. Car les nuits étaient fraiches. Comme il pleuvait parfois, nous attachions des peaux entre les troncs, tendues avec des cordes pour nous faire un toit.

     Arrivés au pays de l'argile, de cette bonne vieille argile à poteries sans laquelle il ne peut y avoir de bonne soupe, nous fumes bientôt assis en rond au milieu de la maison centrale du village, avec quelques autochtones. Ma mère sortit la paire de mocassins qu'elle avait confectionnée. Ils passèrent de mains en mains, provoquant des exclamations parmi les gens de l'argile qui admiraient sincèrement. Les exclamations sont rituelles, mais on voit bien quand c'est sincère ou pas. Puis ma mère montra les pots qui sont entreposés dans la maison centrale. Cinq lui furent présentés, parmi lesquels elle en choisit quatre. Je les entreposais l'un après l'autre au milieu de nos affaires, et ma mère me fit remarquer que dans le dernier pot se trouvaient les mocassins qu'elle avait offerts à l'admiration de nos hôtes.

     Une fois sortis de la maison centrale, nos compagnons déballèrent toute la viande qui était dans leurs sacs, presque intacte, car elle avait été spécialement fumée. De grands préparatifs s'engagèrent pour les soupes exceptionnelles, les soupes à la viande que les gens de l'argile ne mangent le plus souvent qu'à l'occasion du passage de visiteurs tels que nous.

     Une chose se produisit au cours de notre séjour, dont je ne sus le fin mot que bien plus tard : toute personne du sexe féminin avait soudain disparu. Nous étions entre hommes, occupés à essayer d'apprendre à faire des pots de terre avec des succès plutôt moyens. Tous les hommes étaient là, même les jeunes garçons, qui nous montraient infatigablement le bon geste, se relayant pour tenter de nous faire mieux comprendre, et tous les autres autour, amusés de notre maladresse. Pendant ce temps, les femmes et les filles s'étaient enfermées dans la maison des mères, en une assemblée que nous dirions aujourd'hui démocratique. Quand elles ressortirent, chacune portait, pendue à son cou, une petite pierre, ronde et plate, de la taille de l'ongle d'un petit doigt. Les pierres noires étaient d'obsidienne, les autres, rouge-orangées d’améthyste. Quatre générations plus tard, les femmes ne convenaient plus entre elles des bijoux que chacune allait porter et nous connûmes la faim.(2)

     Je ne te dirai pas aujourd'hui tous les détails de nos trois jours passés dans ce village. Pour finir, armée de sa baguette de mesure, qu'elle appliquait sous le pied de chacun, ma mère fit le tour des enfants du clan qui nous avait accueilli. Quand elle eut trouvé le bon, elle mit à ses pieds la paire de mocassins qu'elle avait apportés. Le rituel est une chose, mais il faut garder un peu de sens pratique. Quatre d'entre nous se chargèrent des pots de terre et les deux autres prirent notre matériel de voyage. Et ce fut le signal du retour.

     Par la suite, nous les avons vus dans notre village, et tous les enfants étaient venus. Nous fîmes comme si les pots qu'ils avaient amenés avec eux ne nous étaient pas donnés, conformément au rituel. Mais bien sûr, ils nous les laissèrent en partant. C'est lourd, des pots. C'est loin, quatre jours de marche. Quand le rituel entourant la demande de ce que l'un fait pour l'autre prend place à l'intérieur du clan, on s'en tient à ce qu'il prescrit : quelques gestes discrets. Ces gestes sont les mêmes chez nous et dans les clans de l'argile, tandis que les mots qui s'y rapportent sont différents. Mais je ne vais pas te faire un cours d'ethnographie paléolithique. Cette époque est révolue, ne reviendra plus. Ce clan de l'argile que j'avais découvert dans mon enfance, c'est celui qui vient au point d'eau de l'été. J'en visitais d'autres, au cours de ma longue vie, ce n'est pas ici le moment de raconter tous mes voyages.

     Tu as peut-être eu l'impression que, grosso-modo, ce qui s'était passé avec les potiers était la même chose que ce que j'avais exposé avant, concernant nos rapports avec les gens de la mer.

     Si tel est le cas, c'est que t'ont échappés quelques petits détails dont la haute valeur symbolique fait pourtant de ces deux situations le contraire l'une de l'autre.

     Dans notre clan, quand les enfants en étaient arrivés à connaître une bonne moitié des mots dont nous disposions à l'époque, ils étaient invités à un petit cérémonial sorti je ne sais d'où, mais qui se répétait de génération en génération.

     Lors d'un partage de nourriture, ils mettaient, dans ce qui nous servait alors d'assiette, une petite ébauche d'un des ouvrages auxquels ils s’efforçaient. Couture, sculpture, bois, os, ivoire, filature ou tissage, et souvent touffe de poils, queue, patte ou crâne de bête chassée avec leur concours. L'homme ou la femme, qui faisait le partage de la nourriture, saisissait l'objet avec beaucoup d'égards, et le plaçait à côté de l'enfant qui en était l'auteur, à la vue de tous les convives.

     À présent, je suis sûr que tu as vu le détail qui, dans notre affaire de poterie, fait toute la différence. Dans le flux d'énergie sociale qui est transmis et grossi par toute contribution allouée à un membre de la société, tout aussi transmetteur et nourrissant qu'on peut l'être soi-même, le rituel, le cérémonial, ou, pour le dire plus simplement, la façon de faire que nous mettions en œuvre répétait que la motivation qui nous avait amenés à produire n'était en rien la volonté d'acquérir un pouvoir. Le demandeur marquait simplement le fait qu'il savait faire une chose contribuant à la préservation de la santé et de la bonne humeur de notre groupe dans son entièreté. Quand une chose demandée était donnée par un artisan, c'est le groupe tout entier qui la donnait. Car l'artisan n'est rien sans le groupe qui le nourrit. Et si cet artisan avait besoin de ce que le demandeur faisait, il le demandait en un autre temps, comme n'importe quel individu du groupe. Cela impliquait, bien sûr, pour chacun, le souci de ne voir aucun autre manquer de quoi que ce soit. Même le petit Chilpérec ! La générosité est une autre affaire, qui ne gâte rien quand elle s'invite par surcroit. Mais je te parle ici de sécurité personnelle.

     Cependant, c'est une toute autre façon de faire qui s'était mise en place dans nos relations avec les gens de la mer. Nos ouvrages de peaux étaient perdus de vue aussitôt qu'échangés contre des sacs de sel. Nous ne savions pas qui portait les mocassins que nous avions faits, ni ce que faisaient les gens qui portaient ces mocassins. Pour nous, la motivation de cette confection n'était plus que d'obtenir le sel et d'éviter la guerre. Après quatre générations, un grand nombre d'entre nous devait s'astreindre à fabriquer les mocassins, malgré la fatigue après la chasse. Nous ne savions pas qu'ils étaient revendus de l'autre côté de la mer, pour que soient achetés, ailleurs encore des femmes, des esclaves et des armes. Après quatre générations, nos liens avec les clans de l'argile s'étaient desséchés. Ils avaient pris l'habitude d'échanger leurs amphores contre du poisson salé et du vin et n'avaient plus de pots pour nous, à moins que nous y mettions le prix en ouvrages de cuir et en viandes salées. Après quatre générations, notre monde était mort.

     Le sel, en plus de ses vertus conservatrices de la denrée et réjouissantes pour la papille s'était chargé d'une vertu d'équivalent universel. Un moyen de concentrer des quantités de pouvoir telles que la violence n'en concentra jamais, car la violence a ce défaut : elle casse tout. Équivalent universel. Un moyen de fragmenter le pouvoir entre les individus, les opposant les uns aux autres, au lieu de constituer ce pouvoir par la volonté générale en une force cohérente, protectrice de chacun.

     De la vertu monétaire accessoire du sel, et de quelques autres choses qui se conservent et se transportent aisément, à la vertu monétaire essentielle des monnaies, c'est tout une histoire dont je ne connais pas bien le détail, mais seulement le principe.

     Je te raconte tout cela parce que de nos jours, l'équivalent universel électronique, qui mesure le pouvoir octroyé à chacun de nous, ou le pouvoir que chacun de nous a réussi à extorquer aux autres, se nourrit de 95% de l'énergie que nous fournissons pour maintenir la pérennité de nos vies. Oui. Je dis bien que quatre vingt quinze pour cent de nos énergies sont consacrées à faire vivre l'outil permettant de régler les échanges de nos productions, l'énergie nécessaire à former ces productions elles mêmes n'étant plus que dans les cinq pour cent restants.

     À vrai dire, c'est plus de 95% de notre énergie que nous gaspillons dans cette organisation maladive, car au delà de tout ce que ce système monétaire requiert d'appareils bancaires, de compagnies d'assurances, de dévoiement des intelligences supérieures vers la délinquance monétaire, d'efforts de propagande (dite « publicitaire »), pour induire une distorsion des appétits humains (deuxième budget dans l'activité de la communauté des humains sur terre). Au delà de ce qui fait le premier budget de l'activité des humains sur terre : l'armement, et le coût des dégâts que font ces armes que parfois on ne réussit pas à ne pas utiliser. Au delà de la part du motif monétaire dans la maintenance et l'activité de l'appareil policier, judiciaire, pénitentiaire. Au delà de la non qualité des ouvrages, par le fait de la réduction de leur horizon dans le cadre financier où ils s'inscrivent. Au delà du coût de la distorsion de l'activité et du jugement de chacun dans le champ de motivation généré par ce cadre financier et du temps de dévotion que chacun doit passer sur la question de la comptabilité et de la défense de ses petits sous … au delà d'un tas d'autres choses en lesquelles il est un peu plus subtil de distinguer la part de l'investissement vital autonome et la part d'inféodation à la machine monétaire, c'est l'intensité de notre faculté d'être au monde qui est mise en berne par le réseau des urgences (ne compte que sur ton pouvoir!), où elle s'étourdit.

     En fait, beaucoup de choses, rapportées à leur ultime finalité, je veux dire au point où elles deviennent effectivement sources de production, c'est à dire du moyen d'une saine satisfaction, beaucoup de choses seraient faites autrement si elles n'étaient plus un prétexte pour un invisible jeu de pouvoir. Car toute monnaie est pouvoir.

     Beaucoup de choses seraient faites en dépensant vingt fois moins de travail et d'énergie … et dans certains cas mille fois moins … et parfois ne seraient pas faites du tout, pour le plus grand bien de chacun.

     Ce serait une bonne chose d'avoir des chiffres pour figurer cette question dans ses justes proportions. Ils existent probablement, ils devraient être accessibles et connus de tous. Alors chacun pourrait faire une peinture de son métier, dans les couleurs d'une utopie où ce métier ne servirait que ses ultimes finalités et éviterait tous les désagréments qui sont évitables pour construire toutes les conditions de la satisfaction visée. Les gouvernements, les appareils d'état se poseraient la question de savoir à quoi ils servent. Je veux dire qu'ils se demanderaient quelle est leur finalité, quelle est la production qu'ils apportent en contribution à de bonnes conditions de vie pour les individus de leurs nations et reconsidéreraient les moyens dont ils usent pour atteindre ce but.

     Dans la deuxième moitié du vingt et unième siècle, les accidents majeurs dans les centrales nucléaires avaient continué de pourrir des régions entières de la planète, à intervalles presque réguliers, tous les vingt à vingt cinq ans. Plus sûres, mais plus nombreuses, un facteur compensant l'autre. Le climat avait évolué selon les pires scénarios du GIEC. Catastrophes sanitaires, réfugiés climatiques, tout ! Le gaz carbonique présent dans l'atmosphère impliquait une accentuation du problème d'année en année, pour des siècles. Les systèmes tampons (absorption des calories par l'océan, fonte des banquises), qui avaient fait illusion jusque dans les années 2020 étaient saturés. Et puis on cessa de brûler du pétrole et du charbon. Toutes les tentatives de régulation depuis l'intérieur de la pensée monétaire avaient échoué et l'arrêt du pétrole et du charbon ne fut pas le fruit d'une décision. Juste la fin d'un système.

     La première tentative de régulation fut le rapport du club de Rome. Puis il y eut la proposition de Jean-Marc Jancovici, en 2006, de multiplier par quatre le prix de l'énergie carbonée, en quinze ans(3). À l'aide de taxes, une augmentation de 6 ? à 8 ? % par an. Dix ans après, en 2016, le prix de l'essence à la pompe avait baissé ! Pour ne citer que deux des centaines de propositions raisonnables qui ne firent que prouver que les mécaniques du pouvoir, les mécaniques monétaires, avaient totalement échappé à tout contrôle d'une volonté humaine. L'esprit des individus, saturé d'images erratiques, n'avait plus assez d'énergie de reste pour accéder à un langage capable d'élaborer une volonté commune et, de toutes façons, chacun trouvait son compte dans ces magnifiques images entrées de force dans sa conscience. La force de la séduction, la violence dans son costume de dentelles. Les humains erraient comme des fantômes dans un monde virtuel dans lequel les fenêtres donnant sur la vraie terre avaient été remplacées par des miroirs. Et puis, on cessa de brûler du pétrole et du charbon. L'urgence qui était là depuis plus d'un siècle put acquérir le statut d'une évidence, à l'unanimité, car les escrocs qui avaient maintenu l'illusion n'avaient plus rien à gagner dans leur escroquerie. On vit alors renaître sur terre une pensée de la puissance. Par un miracle qui hélas ne dura que quelques années chacun se trouva en état de comprendre et de pratiquer le diagramme des moyens et motivations, de se comprendre comme un point dans un graphe, traversé de flux de chaleur, de saveur sociale, et non plus comme un des possesseurs lié à la partition de ce qui est possédé et peut être échangé sur terre. Le temps de comprendre était enfin venu, mais le temps de pouvoir éviter le naufrage était déjà dépassé. Alors peu à peu arriva l'époque où l'humanité dut se replier en communautés de survie, isolées les unes des autres.

     Au sein de l'une d'entre elles, je pris conscience du fait que, cette fois ci, rejoindre ma jeunesse n'avait plus de sens. Je décidais de rejoindre plutôt un point du passé de la terre.

J'avais le choix entre plusieurs périodes, et trois paramètres me guidaient.

     Premièrement, l'évitabilité du naufrage. Fonction des inflexions qui pourraient être apportées aux processus en cours.

    Deuxièmement, la mentalité de l'époque. Certaines époques présentent un appétit de lucidité et de courage et la nature des processus en cause devient perceptible d'une certaine façon, d'autres époques cultivent l'illusion et le repli sur soi et le cours des choses y est incompréhensible.

     Troisièmement, mon aptitude à formuler les bons messages, aux bons endroits, aux bons moments.

     Retourner au temps de mon enfance chez les chasseurs ? J'ai souvent repensé à ce que nous aurions dû faire avec les gens de la mer, pour les inviter à une forme supérieure de contribution de leurs peuples à la vie du monde qui avait émergé par notre rencontre. Créer un contact avec cet ensemble des gens de la mer, tel qu'il induise un changement dans le contact des sous-ensembles qui le constituent, tel que passant par un changement dans le contact des sous-sous-ensembles, les individus accèdent aux possibilités de la puissance de produire librement et de constituer le pouvoir indivis et protecteur. Trop dur pour moi. En fait, c'est exactement le contraire qui s'était passé. Le genre de rapport que nous avions installé avec le peuple de la mer peu à peu s'insinua entre chacun de nous. Ce rapport monétaire qui avait si bien épongé la violence trouva de quoi se nourrir dans nos relations fraternelles qu'il changea peu à peu en relations de pouvoir.

     Les millénaires ont passé. La crise de surproduction néolithique pulvérisa tous les équilibres qui avaient été patiemment mis en place auparavant, les équilibres que chaque humain venant au monde apprenait patiemment à connaître puis à perfectionner. Au lieu de cela, celui qui faisait des aiguilles ne savait plus qui se servait de ses aiguilles mais, dès qu'il les avait lâchées, elles se changeaient directement dans ses mains en sel, en or ou en viande. Il ne savait pas ce que faisait celui qui se servait de ses aiguilles, en homme libre ou en esclave, en source alimentant une rivière de bienfaits, ou à l'appui d'entreprises perverses.

     Et le pouvoir commença à s'accumuler en concentrations inimaginables en sorte que devinrent possibles les constructions des cités, les rassemblements des armées, les conquêtes, et possibles aussi les destructions des cités et des bibliothèques qui avaient la mémoire de ces désastres et des merveilles qui les avaient précédés.

     La forme mécanique, inhumaine que nous avions inventée pour entrer en relation avec les clans de la mer s'était animée d'une vie propre, étrangère, et suivant les méandres de nos paresses s'était insinuée parmi nous.

     Mais qu'aurait-il fallu faire ? Qu'aurait-il fallu inventer ? À quel ensemble assez vaste pour abriter en son sein à la fois tout le peuple de la mer, tous les clans du point d'eau de l'été et ceux de l'argile, aurions-nous dû donner corps ?

     Il y a bien eu l'histoire des menhirs. Deux mille personnes arque boutées à ces énormes cailloux par des cordes, pour les faire basculer dans ces énormes trous, l'orientation vers le soleil, tout ça, … personne n'a rien compris. Tout le monde a pris ça à la rigolade ou y a trouvé prétexte pour sombrer dans un mysticisme de bazar. Il faut dire que c'était un peu confus dans la tête des promoteurs.

     Aucune chance de faire quoi que ce soit de bon en retournant au temps des chasseurs. Surtout que l'histoire que j'ai vécu en ce point de la terre était une version d'une situation qui se jouait nécessairement en plusieurs dizaines ou centaines d'autres points. La construction d'une issue humaine ici ne changerait rien à la suite de l'histoire si une issue perverse apparaissait en un autre point, puisque dans l'état de notre mental le processus pervers était dominant.

     Aller en amont, en un point où se serait formée la perversité des gens de la mer. Où ? Quand ? Pour faire, pour dire, quoi ?

     Finalement me voici là, devant toi. À la croisée de nos chemins, cernés par l'amnésie.

     Qu'es-tu capable de comprendre ? Que suis-je capable de te dire ? Comment espérer que tu vas trouver le moindre élément utilisable dans l'histoire que je viens de te conter ? Mais un doute me vient. Est-ce que je t'ai décrit le diagramme des moyens et motivations ? À quoi bon toutes ces histoires si je ne te donne pas un outil dont tu puisses te servir, que tu puisses transmettre !

     J'avais commencé par ces mots : l'un produit pour l'autre. Et puis l'émotion remontant du fond de mon étrange vie s'est emparée de mon discours. Je vais tâcher de me ressaisir.

     L'un produit pour l'autre.

     Il ne le ferait pas s'il n'avait les moyens de le faire. Il dispose du matériel, des outils, des machines, des matières à travailler, d'un savoir faire, de toutes sortes d'informations dont certaines concernent celle-là, celui-là justement, pour qui la production est menée à bien.

     Il ne le ferait pas s'il n'avait pas envie de le faire, s'il n'y avait en lui une motivation assez solide pour s'y mettre.

     Il ne le ferait pas s'il était dans l'urgence de consacrer le temps dont il dispose à une autre activité, qui aurait mieux que celle-ci des conséquences propres à lui apporter les satisfactions attendues et inattendues qui font la saveur de sa vie.

     Chacun de ces éléments, sans lesquels la production ne serait pas faite, fait partie d'un ensemble que l'on peut nommer ensemble des éléments de la puissance et/ou fait partie d'un ensemble que l'on peut nommer ensemble des éléments du pouvoir.

     Je te l'ai dit, j'appelle puissance la possibilité de mener à bien une production telle qu'il en découlera une saine satisfaction pour ceux qui en feront usage. La puissance : ce que je peux faire pour les autres.

     Je t'ai dit aussi que j'appelle pouvoir la possibilité de substituer à la commande qui est partie intégrante d'une puissance, une commande qui lui est étrangère, pour mettre cette puissance au service du détenteur de pouvoir. Le pouvoir : ce que je peux faire de la puissance des autres.

     Ces mots, puissance, pouvoir, souvent employés indifféremment, comme s'ils avaient le même sens, sont à considérer nettement comme porteurs de deux significations contraires, comme sont contraires les significations des mots autonomie et hétéronomie.

     Dès lors, chacun peut construire le diagramme des moyens et des motivations de ce qu'il fait.

a produit pour b . Tu peux l'écrire avec une flèche qui va de a vers b. a représente un individu, une entreprise, une nation, un quelconque collectif individué, organisé, qui produit quelque chose.

b représente un individu ou un ensemble organisé.

     À la place de la flèche, tu peux figurer deux ensembles. L'un du côté de a est l'ensemble des éléments de pouvoir, l'autre du côté de b est l'ensemble des éléments de puissance, leur intersection dans la zone centrale.

     À quoi tout cela correspond-il ? Pour le savoir place dans l'ensemble auquel il appartient chacun des moyens et chacune des motivations de la production que tu analyses. L'argent gagné, place le dans le pouvoir acquis pour assurer la subsistance de a et l'approvisionnement en ce qui est nécessaire à la production. Le travail acheté, qui ne serait pas fait sans l'alibi de la nécessité d'un salaire, tel le travail nécessaire à la fabrication des armes (le diagrammes s'applique très bien aux anti-productions et aux non-productions), place le dans l'ensemble du pouvoir et non de la puissance. Le travail acheté, dans lequel le boulanger, l'instituteur, le médecin ou le charpentier réalise sa puissance de produire, de telle façon qu'il le ferait pour toute société satisfaisante pour ses appétits, place le dans l'ensemble qui est à l'intersection du pouvoir et de la puissance. Le travail fait de façon inconditionnelle par un individu qui nourrit et entretient le corps social comme son propre corps, place le dans l'ensemble de la puissance et non du pouvoir. Et cætera …

     Bien-sûr, il y aura quelques variations d'un individu à l'autre dans la façon de construire le diagramme, ce qui est une de ses utilités, puisque cela permet d'objectiver des différences dans les façons de voir les choses. Mais la principale utilité est que l'on distinguera au coup d’œil les individus, les entreprises, les sociétés harmonieuses, dans lesquels l'intersection des ensembles « puissance » et « pouvoir » regroupera presque tous les éléments, et ceux dans lesquels les ensembles « pouvoir » et « puissance » seront plus disjoints, et différents quant à la surface par laquelle ils seront représentés. Il y a beaucoup de façons de faire parler cette surface. L'heure de travail bien fait correspondant à une unité de surface est une des plus parlantes.

     Il y a plus : quand un choix se présente pour changer un élément sur une des trois surfaces, en modifiant la constitution d'une entreprise, d'autres éléments changent, sur une, deux, ou les trois surfaces. Et parfois avec une amplitude beaucoup plus grande que celle du changement initial. Ainsi peuvent être révélés les chemins étroits et cachés de la métamorphose nécessaire.

     Dans la mesure du flux qui traverse un individu et un autre, au delà de ce qui ne concerne que ces deux là, quand l'un produit pour l'autre, dans la mesure de ce flux constitutif de la dynamique sociale, si l'on se contente de mettre en jeu une monnaie, on ne mesure que l'augmentation du pouvoir d'obtenir de l'un et la diminution du pouvoir d'obtenir de l'autre. Non l'augmentation de la puissance de produire de cet autre.

     Or les flux qui sont véritablement créateurs, dans la dynamique sociale, sont faits de motivations et de capacités concourants à une puissance de produire. C'est donc cette augmentation de la puissance de produire et de la motivation pour le faire qu'il faudrait prendre en compte et peut-être mesurer. C'est ce que l'on voit à l'état pur, dans l'exemple où je fabrique des aiguilles pour celle qui fabrique des mocassins, et où les chasseurs sachant chasser chaussés de ces mocassins produisent de la viande fraiche pour … et cætera …

     Dans notre clan, et avec les autres clans du point d'eau de l'été, le simple usage de nos sens nous donnait cette mesure.

     Par quels jeux cette augmentation de la puissance de produire pourra-t-elle être mise au centre des processus qui, peut-être, éviteront le désastre complet ? ou du moins des processus qui pourront faire le berceau d'une humanité encore humaine après le désastre ? Nous avions bien rôdé des pratiques intéressantes dans la deuxième moitié du vingt et unième siècle, avec des résultats enthousiasmants. Mais le fléau était trop avancé, même un berceau pour le futur n'avait plus de sens. L'humanité humaine qui avait été conçue fut un enfant mort-né. Ce qui a du en rester disposait d'un potentiel bien réduit par rapport à l'humanité qui était sur terre il y a un million d'années. Mais voilà que je me laisse de nouveau attendrir par mes souvenirs. Ce qu'il faut à votre époque, c'est des pratiques inventées par des gens de votre époque. Mettre en jeu la puissance de votre époque. Je ne te dirai ce qu'étaient nos pratiques que dans le cas où celles qui seront inventées par vous me paraitraient trop faibles. »

     C'est du moins ce qu'il m'a dit.

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     (1) Ce qu'il est question ici d'amener à l'existence n'est certainement pas « un repas gratuit », comme une interférence avec la citation de Keynes pourrait le faire croire à un lecteur pressé. Car un repas gratuit, ça n'existe vraiment pas. Afin que soit produit le repas, il faut que soit mise en œuvre une force de production, par contrainte ou par enthousiasme ou par habitude. Même la ronce qui vous fournit un repas de mûres au bord du chemin ne le fera à nouveau l'année prochaine que si elle est nourrie de suffisamment de soleil, d'eau, de gaz carbonique et de sels minéraux. Si la ronce a fait des fruits nourrissants, c'est dans une quasi-intention de satisfaire la gourmandise des animaux qui se trouvent ainsi en puissance de répandre la graine qui est cachée dans le fruit, par habitude.

Ce qu'il est question d'amener ici à l'existence est précisément la pensée de la continuité de ces forces qui traversent la ronce et l'homme qui se nourrit de ses mûres et va donner un cours de mathématiques à l'enfant qui calculera tout au long de sa vie un tas de choses utiles à ceux qui font les vêtements, les habitats, la nourriture de sa commune, de sa région, de son pays de son continent et de la planète entière, tout ce qui est fait ainsi continuant de propager cette force qui sans cesse revient à chacun en une infinité de boucles dont seul le soleil ne profite pas tout de suite (mais pour les maniaques des systèmes cohérents, on peut toujours lui adresser des prières. Ça s'est vu dans le passé et il n'y a pas forcement de mal à ça). Le flux de ces forces qui cheminent à travers les humains, au gré de la contrainte de l'enthousiasme ou de l'habitude qui les traversent aussi, est pensé collectivement au moyen d'un couplage que chacun opère avec un flux monétaire qui se met à générer des investissements affectifs, pour son propre compte, indépendamment des productions qui sont en jeu, et qui souvent est l'objet de divergences d'opinions dans la mesure qu'il convient de fixer pour le couplage. Divergences d'opinions solubles dans le rapport de forces et l'inimitié. La pensée monétaire se réduit à une pensée du pouvoir liée à l'acte de production, une contrainte de source humaine sur les autres humains, bien différente de la saine façon de relayer les contraintes naturelles et de permettre ainsi d'y faire face (seul motif légitime d'astreindre nos enfants à l'institution de l'école et seule source admissible pour ses programmes – contraintes de bases, auxquelles chacun doit faire face et contraintes collectives qui ne demandent à être prises en charge que par un certain nombre d'individus motivés).

À l'opposé, une pensée de la libre puissance des individus en tant qu'acteurs de la circulation des énergies sociales devrait donner toute sa place à l'enthousiasme et à l'habitude, et reconnaître les contraintes comme des conditions collectives dont il faut s’accommoder, comme la météo ou la nature animale de l'être humain. La pensée du pouvoir a son outil, la monnaie ; la pensée de la puissance n'a pour outil que la bonne volonté des individus et la fraction ridiculement étroite de l'humanité et des domaines de la production humaine que ces individus peuvent percevoir, c'est à dire quasiment rien d'opérationnel. Il s'agit donc d'amener à l'existence un outil, pour une pensée de la puissance, capable d'intégrer toutes les puissances de nous autres, huit milliards d'individus sur cette terre. Parce que sinon la pensée monétaire va faire un désert de cette terre. Bon … trop tard ? Quoi qu'on fasse on va dans le mur ? Bon … dommage. Mais quand même … pour le sport !

« John

- Yes

- C'était quoi votre définition du mot « gratuit » ?

- Oh ! I did not used that word. »

     (2) La faim et la guerre.

« je ne sais plus qui je suis

je ne sais plus où j'en suis

accroupi dans la poussière

je balbutie Terre, ma Terre

mon enfantine ronde

ma fumante soupière

sur la nappe du mondeu »

Claude Nougaro

     (3) "Nous ne serons pas davantage sauvés par l'apparition d'une conscience citoyenne dans un monde économique inchangé, même si nous sommes tous persuadés que la prolongation des tendances économiques actuelles prépare des événements en comparaison desquels l'Apocalypse est une aimable plaisanterie."

Jean-Marc Jancovici – Alain Grandjean "Le plein s'il vous plait !" (Seuil-février2006)