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NEGATION DE LA LIBERTE ET DE LA RAISON
LES AFFECTS TRISTES de Frédéric Lordon
Pourquoi Frédéric Lordon tient-il autant à démontrer que les idées politiques sont une affaire de passions ? Ce n'est certes ni pour les discréditer ni pour les relativiser. Son projet apparaît en filigrane : il s'agit de comprendre pourquoi les pauvres votent à droite ou s'abstiennent.
Après une longue exposition philosophique éclairée par Spinoza (sur laquelle il faudra revenir)
on constate qu'il ne compte finalement que sur les images médiatiques pour instruire la foule, et qu'il ne croit ni en la raison, ni en la liberté.
On apprend qu'il y aurait selon lui, deux catégories de personnes : celles qui ont une imagination intellectuelle suffisante pour être sensibles à l'exploitation et celles qu'il convient d' éduquer parce qu'elles seraient dépourvues de cette imagination intellectuelle salvatrice.Il faut, dit-il , montrer, par exemple les images qui soulignent la souffrance des travailleurs plutôt que la colère des usagers. Les images, certes sont motrices, et leur déversement continuel détient un énorme pouvoir, mais cela implique-t-il qu'elles remplacent les idées et que tout discours serait vain ?
Il y aurait aussi deux catégories d'intellectuels, les petits et les grands. Lordon met dans le même panier, sous le nom de « petits producteurs intellectuels » les éditorialistes, experts, hommes politiques, universitaires : ces derniers apprécieront. Ils auraient tous la naïveté de croire au pouvoir des mots .
Voilà un bout de temps, à travers ses derniers livres, qu'il s'attachait à dégriser le révolutionnaire, il continue ici de plus belle.
Prenons d'abord le thème de la liberté. C'est écrit noir sur blanc, Lordon regrette que « dans un registre relâché »1 Bourdieu se laisse aller à accorder une petite place à la liberté. Bourdieu a écrit en effet qu'il reste « des marges que le poids des structures laisse à la liberté humaine »
Il traite tout aussi ironiquement Braudel qui aurait eu la faiblesse de nous accorder 5% de liberté.
C'est donc parfaitement clair : la liberté et la raison seraient autant de leurres qui abuseraient autant le sens commun que les philosophes humanistes.
Pourquoi une telle position de la part d'un acteur politique puisque , on le sait, Lordon s'est beaucoup. engagé dans Nuit Debout ? En réalité, et c'est bien étrange, le philosophe admet que le déterminisme des passions puisse produire de la nouveauté. mais refuse catégoriquement de nommer cette nouveauté, liberté politique. S'il ne s'agissait que de querelles conceptuelles strictement philosophiques, ce serait un moindre mal. Le problème, c'est que le lectorat éclairé y trouvera un réel motif à se désengager.
Revenons à son analyse. Le philosophe entend se situer entre le structuralisme et l'humanisme. L'humanisme défend le libre arbitre et la raison, de ce point de vue l'homme serait maître de lui-même et acteur de l'histoire. La position strictement humaniste n'est plus de mise. Le libre arbitre, déjà renié par Spinoza s'effondre avec Nietzsche.
A contrario, le structuralisme proclame la mort de l'histoire et celle du sujet souverain. Il stipule que nos actions se déroulent selon une logique semblable aux règles du langage. Une même structure s'imposerait à tous, malgré la diversité des cultures Dans ce cas de figure, le sujet disparaît, il n'est que le jouet de structures qui le dépassent.
Le philosophe croit au structuralisme des passions, c'était le thème de son avant dernier livre.
Lordon renonce à la liberté car il ne fait pas la distinction nécessaire entre deux formes de liberté, le libre arbitre qui est une notion métaphysique et la liberté politique concrète. Cette distinction a été très clairement établie par Hannah Arendt qui reste une philosophe dont on ne connaît trop souvent que des bribes alors que sa pensée éclaire particulièrement notre présent.. .Elle non plus ne croit pas au libre arbitre mais elle place la liberté politique au plus haut degré des capacités humaines.2
Le libre arbitre n'est plus de mise parce que plus personne ne croit en l'autonomie parfaite du sujet. Nous savons que nul ne se constitue seul. Nous sommes faits par les autres et la société sans laquelle nous n'existerions pas. La volonté n'est qu'un leurre, Spinoza avait raison contre Descartes, les neurosciences l'attestent désormais. Nous obéissons toujours à des désirs, certains sont plus forts que d'autres et l'emportent sur les plus faibles Par exemple, si nous nous levons le matin malgré notre besoin de dormir, ce n'est pas par volonté, mais parce que nous avons trop peur de perdre notre travail. Nous ne choisissons pas d'agir en délibérant en dehors de tout conditionnement social .
Mais le mot liberté perd -t-il pour autant tout son sens ? Refuserons nous de faire la différence entre l'homme en prison et celui qui en sort ? Les partisans du libre arbitre sont assez fous pour prétendre que même en prison l'homme choisit encore !
La liberté n'est pas une délibération métaphysique qui se ferait avant l'action, elle est un acte.Elle est le fait de ceux qui se battent et qui prennent des risques, en s'exprimant dans l'espace public, en manifestant, distribuant des tracts, en bloquant.
Que ces interventions soient le fruit de la passion, assurément La colère et l'indignation sont motrices, ce sont les éléments déclencheurs que Lordon décrit très bien dans le livre, mais pourquoi refuser d'appeler libres, les actes commis ?
Lordon véhicule donc la vieille conception de la liberté combattue par Spinoza selon laquelle la liberté viendrait d'un sujet souverain et désincarné .
Quoique nous fassions, que nous soyons soumis ou révoltés, nous sommes toujours mus par des passions, pourquoi alors ne pas faire de différence entre ceux qui plient l'échine et ceux qui lèvent le poing ?
Faire croire en notre impuissance, en niant la liberté et en faisant de nous des êtres prisonniers de leurs passions, voilà les affects tristes qu'il faudrait remplacer par la joie pour être vraiment un bon spinoziste.Car, selon Spinoza il y a moyen d'agir pour le meilleur en privilégiant les bonnes rencontres, c'est à dire en choisissant ce qui va nous rendre joyeux. Ce choix émane de notre désir et de notre nature(le fameux « ingenium »auquel Lordon se réfère sans cesse).
Castoriadis, émerveillé par la créativité des Grecs qui, au IV ème siècle avant JC ont inventé la démocratie et la philosophie parle bien de liberté, et n'en doute jamais, à juste raison.3
La deuxième entreprise de démolition de Lordon concerne la raison dont il est facile de souligner les limites et les échecs. Lordon choisit deux bons exemples : le réchauffement climatique et les idées d'extrême droite. Chacun a fait l'épreuve de son impuissance à convaincre l'adversaire à l'aide d'arguments rationnels. Cela n'implique pas pour autant que la raison en elle-même soit impuissante. Voici ce qu'il écrit : « les idées, en tant qu'idées sont sans force. »4
Pour contester ce verdict, contre Lordon, il faut donc considérer que si les gens restent imperméables, c'est la plupart du temps parce qu'ils ne sont pas dans notre situation. Quand la misère et la précarité sévissent, il ne reste pas de place pour le reste. Le climat apparaît comme une menace lointaine, le front national promet des jours meilleurs. Certes, l'imagination, comme celle du grand remplacement jouent des tours, même aux nantis, mais dans ce dernier cas le bon sens pourrait l'emporter, si des passions haineuses liées à un mal-être, ne venaient pas brouiller les esprits C'est ainsi qu'on peut croire au rôle positif de l'éducation. Lordon, lui, veut qu'on adjoigne aux idées des « prothèses passionnelles ».5
En fait, ce qui se passe au niveau de ces idées, c'est la même chose que ce que décrivait Marx au milieu du XIXème siècle quand il faisait remarquer que des gens préoccupés par la satisfaction de leurs besoins vitaux ne pouvaient pas avoir, de surcroît, de préoccupations artistiques. Marx n'a jamais dit qu'il leur manquait une part de raison, ou qu'ils étaient privés d'imagination ou de goût mais seulement que leurs conditions d'existence ne leur permettaient pas de développer ce type de sensibilité esthétique.
On pourra montrer d'autres images, tant que la situation matérielle n'aura pas changé, il y aura besoin d'un bouc émissaire.
Selon la pensée dualiste classique la raison se montrait plus forte que le désir, on la supposait toujours plus noble et plus grande, tandis que le désir était, religion oblige, forcément mauvais. Pour Spinoza, selon lequel nos désirs peuvent être naturellement bons, c'est l'inverse qui se passe. Le désir dicte sa loi, et c'est ainsi que nous jugeons qu'une chose est bonne, de manière raisonnable, parce qu'elle nous plaît. Le désir est plus fort que la raison chez Spinoza, c'est lui qui pose les valeurs.6 C'est parce que nous aimons par exemple, naturellement la justice, l'harmonie, l'amitié que nous en faisons des valeurs, elles n'imposent pas leur rationalité par elles-mêmes, elles sont désirées. Cela n'enlève rien à leur grandeur morale. De la même manière, les révolutionnaires désirent l'égalité, le partage, peu importe qu'il s'agisse d'abord d'une sensibilité, ces exigences sont bien devenues des idées.
Il est vrai que la raison n'a pas le prestige qui lui a très longtemps accordé. Elle n'est certes pas une instance suprême capable de juguler les passions. Si c'était le cas, aucun criminel ne justifierait ses crimes, les tortionnaires n'auraient pas d'arguments.
Spinoza avait compris que la raison n'est efficace que lorsqu'elle est mue par le désir.On pense mieux quand on est motivés. C'est à cause de cela que Lordon ne mise que sur l'émotion et non sur la raison, mais il oublie le fait que la division en classes ne nous fait pas vivre les mêmes choses. Le lien entre le chômage et la recrudescence de la xénophobie n'est pourtant plus à faire.
Il suffit d'être concerné pour être sensible . Les images médiatiques aussi puissantes soient-elles, n'atteignent que ceux dont la situation permet d'en être touchés.. C'est déjà ce que disait Protagoras, sophiste grec , pendant la démocratie. Pour que le malade, qui n'a pas d'appétit, trouve que la soupe est bonne, il faut qu'il retrouve la santé. A entendre Lordon, le malade manquerait de raison, d'imagination intellectuelle,( il faudrait lui mettre sous les yeux des gens en train de se régaler, peut-être !) pour qu'il veuille en reprendre !
Lordon croit donc avoir trouvé le remède des bonnes images pour redonner une conscience politique, ce n'est pas si simple, et cela n'implique pas qu'il faille renoncer à la bataille des idées.Selon Marx, la théorie et la pratique étaient indissociables pour faire avancer l'histoire et les consciences.
Pour résumer, Lordon profite du discrédit du simple libre arbitre pour fustiger toute forme de liberté et souligne ensuite des limites de la raison pour lui préférer le monde des images.
Avec ces critiques, il encourage le désenchantement qui se généralise. Il fait douter ses lecteurs militants et entretient les autres dans leur passivité désabusée.
Que nous soyons mus par nos émotions ne nous prive pas de la possibilité concrète de transformer les rapports sociaux. Nous sommes libres au sens politique du terme.
Que la raison ne nous permette pas de convaincre immédiatement ne fait pas d'elle une faculté superflue, qui aurait besoin de « prothèses émotionnelles » pour s'imposer.
Les médias ont, il est vrai, comme le soutient Lordon, une lourde responsabilité en tant qu'ils véhiculent l'idéologie libérale, leur transformation est absolument indispensable, mais elle ne se fera pas seulement avec les images appropriées.
Il y a urgence à ce que les idées d'égalité matérielle et de liberté politique soient de retour. Elles doivent l'emporter pour contrer les idées d'extrême droite qui gagnent du terrain d'une manière très inquiétante. Ce n'est vraiment pas le moment de baisser les bras. Il y a une bataille idéologique à livrer même si on sait que ça ne suffit pas.
Plutôt que de répandre la sinistrose en renonçant à la liberté et la raison, tâchons de montrer que la liberté concrète a un sens, qu'elle reste un objet de rêve , un motif de combat, ce sur quoi nous devons miser pour transformer les conditions de vie, et utilisons encore nos forces intellectuelles pour nous battre plus que jamais .
Annie COLL Pour en finir avec le loup libéral L'Harmattan 2016
Le très possible communisme MLD 2010
1Les affects de la politique page 96 Seuil 2016
2Hannah Arendt Condition de l'homme moderne Preses pocket 1988 page 299
Qu'est-ce que la politique ? Points Seuil page 93
3Castoriadis L'institution imaginaire de la société
4Les affects de la politique page 56
5Op cité page 170
6Spinoza Ethique Partie III Scolie de la proposition 9 PAGE 207 le livre de poche