Résumé: le refus de "la décomposition des investissements en spéculation"
La loi du 22 janvier 2002 a confié à la Collectivité Territoriale de Corse la responsabilité d’élaborer le Plan d’Aménagement et de Développement Durable de la Corse(PADDUC)
Ce plan fixe les objectifs du développement économique, social et culturel de l’île, ainsi que ceux de la préservation de l’environnement.
Venu en débat seulement dans la septième année suivant la promulgation de la loi, le projet du Conseil Exécutif a suscité de nombreuses réactions, particulièrement au sein de la société civile.
Celle-ci, tant par des réunions publiques organisées par des collectifs, que par sa représentation au sein des institutions, a manifesté avec vigueur ses positions. Représentant la fédération des associations culturelles, linguistiques et économiques (FALCE) au Conseil des Sites, j’ai été amené lors de la seconde et dernière séance, le 6 mai denier, à défendre un point de vue inspiré par Bernard Stiegler, que je citais en introduction.
C’est pourquoi j’ai voulu en informer les membres d’ARS INDUSTRIALIS.
…/… nous notons avec intérêt que, depuis la rédaction du premier document, l’arrivée de la crise – pourtant prévue par tous les économistes sérieux- a incliné les rédacteurs à plus de modestie
…/… nous notons avec satisfaction la notion d’ économie « présentielle » qui remplace la précédente formulation d’économie « résidentielle ».
Toutefois, une confusion entre les deux termes apparaît à l’amendement N° 22, et qu’il s’agit de lever : ainsi que l’indique l’économiste Dominique Taddei sur le blog CONTRAFOCU, « il est employé de façon erronée, comme un synonyme ou un substitut de l’ « économie résidentielle », néologisme qui peut sembler n’avoir pour fonction que d’habiller la volonté de privilégier le développement des résidences secondaires, à travers les mécanismes de spéculation financière et foncière, qui ont caractérisé un peu partout dans le monde, et notamment sur les rivages méditerranéens, la période de croissance ultra-libérale, dont la crise actuelle démontre le caractère non durable ».
Car, nous dit le philosophe Bernard Stiegler, « le véritable objet du débat ouvert par la crise, et sur la manière d’en sortir, est le dépassement du court-termisme auquel a conduit le consumérisme intrinsèquement destructeur de tout investissement véritable – c'est-à-dire d’un investissement dans le futur – ce qui s’est traduit systémiquement, et non accidentellement, par la décomposition des investissements en spéculation. » in « Pour une nouvelle critique de l’économie politique », Galilée, Paris, mars 2009
J’avais cité à ce propos lors de la précédente réunion du Conseil des Sites un rapport disponible à La Documentation Française. Il s’intitule « Vieillissement, activités et territoires à l’horizon 2030 » (CAE n. 63), ses auteurs sont MM Godet et Mousli, et il a été édité en 2006. Dans la note synthétique de présentation, il est indiqué que ce rapport « fait une large place à l’économie « présentielle », plutôt méconnue bien que – selon les auteurs – elle tienne une place considérable dans toutes les régions de France et qu’elle doive encore progresser avec l’accroissement du nombre de retraités. » Il s’agit donc d’un phénomène en grande partie dissocié de la pratique vacancière des résidences secondaires, bien que celle-ci y contribue partiellement.
Le N°23 cite Laurent Davezie. Celui-ci a participé, le jeudi 22 mai 2008, à Paris, à un séminaire consacré à « L’économie résidentielle comme contrepoids aux risques des secteurs exposés ». Dans sa présentation, en effet, la confusion entre les deux termes est présente, mais les explications données éclairent finalement le sujet : « En s’étalant sur l’espace comme une gaz qui prendrait tout le volume disponible, la société civile a tendance à découpler de façon plus ou moins radicale les espaces dédiés au travail des espaces dédiés à la présence sociétale, ce que Davezie appelle l’économie présentielle et que l’on aurait tendance à appeler l’économie de l’habiter, ou l’économie de la vie quotidienne (y compris dans des formes temporelles marquées par une logique d’intermittence). Quand un anglais arrive par un « low cost » le vendredi à 18 h à l’aéroport de Limoges, pour un retour le dimanche soir à Manchester, il distribue du revenu dans le village de sa résidence secondaire, il fait travailler les maçons du terroir, mais il continue sa vie et paye ses impôts en Angleterre.
Il serait dangereux de minorer ce genre de phénomène car, au moment ou la globalisation transforme en profondeur les systèmes productifs locaux (et parfois les éradiquent), on peut se demander si l’attractivité résidentielle et son double, l’attractivité culturelle, des loisirs et de la qualité de la vie, ne représente pas un enjeu majeur pour les territoires, et en quelque sorte leur « bouée de sauvetage », en tous les cas un stabilisateur économique. Mais le risque, c’est de passer d’une sphère présentielle et résidentielle importante à une part quasi hégémonique dans un territoire donné, qui en feraient des espèces de « réserve d’indiens » à encaissement local de la valeur produite ailleurs. Dans ce cas, le stabilisateur serait l’expression d’une forme de renoncement à une « catalyse » avec l’économie compétitive, avec une surconcentration de retraités ou de population sous dépendance de revenus de solidarités. A pousser la logique à l’extrême, ou aurait une sorte de partition territoriale entre des territoires acteurs de l’économie productive et des territoires non actifs ou rentiers.
Par ailleurs, on peut se demander si cette forme d’organisation n’est pas vouée à l’échec à long terme avec la montée quasi exponentielle des coûts de l’énergie à mesure que l’on va se rapprocher, et de façon inexorable, du « Peack Oil », c’est-à-dire le point ou toute augmentation de la consommation se ferait sur la base d’un gisement mondial d’hydrocarbure prouvé en décroissance absolue, entre 2015 et 2030. Dans cette hypothèse assez probable, et même en intégrant les progrès de la technologie, qui constituent autant de contres tendances, il est clair que ce modèle d’organisation collective n’est pas tenable, il n’est pas, au sens fort du terme, durable. »
A la lumière de cette conclusion, nous pensons donc que l’amendement N° 40 doit être modifié ainsi : « Faire passer la Corse d’une économie majoritairement consumériste à une philosophie humaniste de l’économie, ce qui implique…».
Logiquement, il faut par conséquent au N° 45 remplacer « à côté » par « conjuguée à » entre les mots « économie productive » et « économie présentielle ».
De même, il convient d’ajouter au N° 47 après « la croissance démographique » les éléments d’information apportés ci-dessus, à savoir : « la résidence à temps partiel de retraités de plus en plus nombreux, ainsi que le développement des vacances en résidences secondaires, qui ont été…. »
Pour les raisons indiquées en conclusion, je propose que soit supprimée la dernière phrase du N° 47 : « Cependant, comme cela a déjà été rappelé, cette forme d’économie est plutôt globalement pauvre en valeur ajoutée et en génération de revenus. »
Car l’ensemble du 1.1, « De l’économie présentielle à l’économie productive », mérite débat sur le fond. Dans le texte déjà cité, Dominique Taddei indique que « ce pourrait être l’occasion de préciser une philosophie humaniste de l’économie que nous partageons sans doute tous, dont la finalité est la satisfaction des besoins humains, et où la production n’est que le moyen : il serait donc absurde d’opposer l’économie productive à l’économie présentielle, comme le document semble le faire. Il n’y a qu’une seule économie, évidemment plus ou moins productive, qui s’appuie plus ou moins sur des facteurs présentiels. Mais prétendre distinguer une économie présentielle, en la caractérisant par sa richesse en emploi et/ou sa faiblesse en valeur ajoutée relève d’une non compréhension du concept : quand un agriculteur, un artisan ou une personne de services vend son travail, la question de savoir si la rémunération qu’elle reçoit provient d’un revenu perçu ou non dans l’île n’a aucun intérêt pour elle : au demeurant son client a souvent des revenus mixtes et ne le sait pas toujours lui-même !
Dans cette logique d’économie présentielle, des pistes réellement prospectives, qui s’imposent dans un document qui souhaite se projeter en 2030, pourraient être sérieusement mentionnées, quitte à ce que l’on s’engage à conduire dans les différents territoires de l’île des études plus poussées sur chacun de ces thèmes, pour en encourager toutes les potentialités :
- le développement du travail à distance lié aux technologies de l’information et de la communication (TIC), dont l’essor actuel du télétravail ne constitue que la préhistoire ;
- le développement des « carrières alternées », qui voit un nombre croissant de personnes, suivant les moments de leur existence, avoir leur activité principale dans l’île ou à l’extérieur, et cela bien au-delà des fonctionnaires nationaux ;
- le développement de la bi-résidence, qui est une forme en plein devenir de la tendance universelle à la dissociation croissante entre lieux de travail et lieux de résidence ;
- l’importance exceptionnelle des activités non marchandes des nouveaux retraités et leur contribution à la vie publique, sous toutes ses formes, dans toute notre île, douze mois sur douze, etc.
Dans tous ces nouveaux domaines d’activité marchande, non marchande, ou à financement mixte, la Corse a des atouts exceptionnels du fait de son environnement, et particulièrement ses régions rurales et montagnardes ; quand la société s’éloigne du modèle pyramidal, où le centre domine la périphérie, vers un modèle en réseau, où les territoires les moins saccagés ont autant de chances, voire plus que d’autres, quand l’éloignement relatif du « centre » se transforme, d’obstacle en avantage comparatif ».
Pour information, le projet de PADDUC a été retiré sine die de l’ordre du jour de l’Assemblée de Corse, et fera – sans doute – l’objet des débats des prochaines élections territoriales.