association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit
photo 1 ©AB
Pourquoi les galets de montagne sont-ils anguleux alors que les cailloux de rivière ont des formes arrondies ?
photo 2 ©AB
Chacun y verra l’action de l’érosion, du fait du gel et de l’entropie des éclatements dans le premier cas alors que l’eau liquide produira le deuxième effet.
Mais comment de l’eau liquide peut-elle générer des courbes ?
C’est là que nous devrons imaginer que la nature a une temporalité qui dépasse notre regard idéalisé : nous lui rendons visite quand bon nous semble, c’est-à-dire quand les conditions climatiques nous conviennent et posons un regard interrogateur dans ce contexte pour tenter notre caractérisation, puis notre catégorisation : nous revisitons nos rétentions primaires R1 (issues de la première im-pression sensorielle, tant synaptique que noétique, au sens d’une mentalisation : image globale issue des différentes couches de captation) en les transformant en rétentions secondaires R2 (selon nos critères propres issus d’expériences et de choix de regards singuliers précédents).
Mais alors, en quoi notre regard posé sur les pierres est-il influencé par notre temporalité ?
Il est en effet peu fréquent de pouvoir se rendre sur le bord d’une rivière lorsque les conditions climatiques sont sévères – ce que nous appelons “extrêmes”.
D’ailleurs, ces événements attirent les amateurs de “sensations fortes” sur les rivages marins – à leurs risques et périls – et sont transformés en rétentions tertiaires R3 à chaque occasion, car chacune et chacun a l’im-pression de transmettre de l’extra-ordinaire à autrui en mettant les “images” de l’exceptionnel (selon lui) en partage, effort de transindividuation.
S’agissant de rivières, c’est ainsi que l’on peut voir un parcours de slalom ainsi transformé :
photo 3 ©AB
Or, depuis Schrödinger, chacun sait (mais il faudrait distinguer le “savoir vécu” du “savoir acquis par transindividuation”) que le regard de l’observateur influe sur l’état de l’objet : en effet, voir une rivière en crue est bien différent de vivre une rivière en crue :
https://www.youtube.com/watch?v=1UOzQSubFb0
En ayant vécu la crue (je ne vous souhaite pas cette expérience kayakiste… la prudence est avant tout de mise), impossible de ne pas imaginer, en regardant la photo 2, qu’il s’est passé quelque chose au-delà de notre regard et de notre temporalité (choisie ou de fait).
En quoi donc notre temporalité et les rétentions tertiaires nous influencent-elles dans notre conception du monde des cailloux et de leurs courbes ?
Il s’agit ici de faire un peu et à nouveau, de nous “mettre dans la peau” du poisson volant transindividué par Bernard Stiegler : si nous avons du mal à réaliser – c’est-à-dire à rendre notre vision, notre modèle adopté de regard, plus proche de la réalité, cela est dû à deux influences :
• en premier lieu, la temporalité qui préside à notre anamnèse et à notre expérience de pensée
• en un même temps, deuxième strate d’analyse, en une difficulté inhérente à l’expérience nouvelle, de pouvoir nous libérer de l’influence des R3, issues de la transindividuation des autres humains qui ont abordé avant nous cette thématique, et nous ont influencé le regard, par la vision qu’ils nous ont im-primée de l’événement.
Mon professeur de piano m’avait fait observer à ce propos que la mémoire – sensorielle et mentale (noétique) – est influençable au même titre que la surface de la neige : dès que je pose mes mains sur le clavier, des traces mnésiques se forment qui génèrent un a priori à partir duquel je vais construire mon jeu kinesthésique.
Comment donc revenir sur le côté événementiel de la crue, en mettant de côté – est-ce possible ? – l’aspect tragique, l’aspect dangereux, l’aspect sociétal et climatique que les R3 analogiques et numériques y ont associé pour nous, et en nous ? Car nous intégrons bien évidemment ces R3 dans nos constructions mentales, comme un savoir trans-individué qui “fait société”, bien commun, culture partagée…
Deux références me paraissent appropriées :
• l’une étant le rapport à soi-même dans cette expérience de pensée du poisson volant, c’est-à-dire cherchant à sortir de son milieu pour chercher au-delà, tout au moins aux marges (après la surface – limite au regard ) et tenter d’en tirer une trace, un indice d’autre chose, d’une autre réalité : ce serait toujours la même réalité (le réel étant un tout) mais un nouveau modèle de réalité pour moi qui suis demandeur (protention) de bifurcation à mon modèle insatisfaisant dorénavant (trouble, traumatype).
• la vision noétique de la science, appuyée sur la reproductibilité de l’expérience et sa théorisation qui est toujours à remettre en doute au vu des nouvelles remises en question.
Pourquoi donc ces formes courbes se retrouvent-elles spécifiquement dans les rivières ?
S’agit-il uniquement d’un roulement de fond assez tranquille, ou les eaux fluides transportent-elles en sus de cela des éléments fixes et solides qui martèleraient les aspérités en continu et de façon privilégiée lorsque la puissance du courant augmente, et ce sur des durées longues, au-delà le plus souvent de notre temporalité d’observation possible ?
Et là un parallèle me semble approprié avec les flux médiatiques :
Hier sur France Culture, j’écoutais l’émission La dispute d’Antoine Guillot qui évoquait une violence toujours plus extrême dans certaines séries américaines (http://www.franceculture.fr/grille-des-programmes#/2015-06-23 à 21h18) : un réalisateur (tiens, tiens, …) prétendait qu’il ne serait plus possible dorénavant de présenter la réalité filmée comme au temps d’Hollywood ou à celui des Bisounours car la guerre est une réalité que l’on ne peut édulcorer sous prétexte de prétendre protéger le spectateur de la “vérité factuelle”.
La question du soin, et celle de l’imaginaire, ne seraient ainsi plus à l’ordre du jour de la protention de ce cinéaste, puisque la violence devrait elle-même être, à l’état brut (bien que de toute évidence, son regard préalable véhicule en tout état de cause les modes de réalisation du film) un facteur de relation directe, vraie, avec le spectateur.
Certaines personnes sortiraient ainsi immédiatement de la salle obscure et d’autres mettraient un certain temps à oser ce geste.
De quoi s’agirait-il ainsi ?
La crue, dans sa violence, devrait-elle être considérée comme un facteur d’individuation ?
Et cette individuation se réaliserait-elle spontanément ou dans une temporalité allongée ?
Revenant à la trace dans la neige, serait-il envisageable de se défaire d’une pareille im-pression pour vivre une expérience de poisson volant ?
Je suis tenté d’en revenir à la forme courbe des galets…
À force de caillassage, je pense que l’esprit humain, sensible, a deux comportements possibles (mais mon modèle en oublie sans doute d’autres que vous ne manquerez pas de me signaler) :
• soit le refus et la colère, le hurlement qui extériorise la sur-charge en électrons surnuméraires.
• soit le déni, avec la protention intérieure déjà polie par l’expérience, tant personnelle – la vie n’est jamais simple et facile – que par les R3 analogiques et numériques (et nombreux sont les films et les séries qui nous ont choqués précédemment alors que nous étions installés dans un soin à nous-mêmes). En ce qui me concerne, je me souviens encore nettement des Dents de la mer, d’Apocalypse now et d’Orange mécanique.
Il s’en suit – selon moi, toujours – une forme apparente d’insensibilisation, de capacité à repousser toujours plus loin la reconnaissance du seuil de dangerosité, de risque pour son propre équilibre de pensée affectif et de soin à soi-même. La légende (portée par les idiomatismes du langage courant) évoque la sagesse issue de l’expérience. En fait, je crois qu’il y a intégration inconsciente des expériences traumatisantes et inhibantes, et ainsi accoutumance à un danger subconscient par soumission obligée.
C’est ainsi que je note un caillassage systématique du soin à soi-même depuis des dizaines d’années à la télévision et au cinéma, et les débats furent nombreux (et improductifs) pour endiguer cette évolution vers toujours davantage de violence, de sexe et d’incohérence, amenant, par-delà la télé-réalité des industries audiovisuelles, des manageurs à estimer que des expériences limites étaient nécessaires (après les militaires) pour forger (on dit tremper pour l’acier) des caractères, proposant lors de stages d’initiation de marcher sur des braises ou de se jeter d’un pont retenu par un élastique. (cf. aussi l’expérience de Milgram, que je crois depuis longtemps appliquée à des sociétés entières, ainsi que Naomi Klein l’a décrit dans Stratégie du choc : https://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Milgram )
La massification de ce modèle de pensée a généré une nouvelle forme de tourisme engagé dit “de l’extrême » http://voyages.blogs.ouest-france.fr/archive/2012/05/31/everest-alpinistes-morts-tourisme-extreme.html où les conduites à risque sont abondamment prônées et commercialisées, à la suite de projets (mais peut-on encore dire qu’ils ont un caractère “sportif” ?)
(4:02) «It’s kind of strange… but when I’m done visualising it, I feel a bit of the same sense of liberation as when I actually jump for real.»
« C’est un peu étrange… mais quand je me représente la scène (quand je me l’imagine), je ressens un peu le même genre de libération que quand en fait je saute pour de vrai (littéralement “pour le réel”)»
https://www.youtube.com/watch?v=ER1PGYe9UZA
dont voici d'autres exemples surexploités commercialement :
Mais on peut aussi assister – les consistances qui font société étant suffisamment laminées par les normes de mode “in” – à une autre forme de “tourisme de l’extrême” qui s’oriente vers les lieux de conflits : http://plus.franceculture.fr/factory/babel-oueb/le-tourisme-de-l-extreme
Mais quand et comment peut-on repenser la nécessité du soin ?
Il y a urgence à réchapper de ce modèle entropique et devenu pour ainsi dire civilisationnel (transindividué à mort, dirait-on en langage de jeunes … et je ne suis pas en train de catégoriser les jeunes, ni de leur manquer de respect en ne prenant pas en compte leur sensibilité ou leur imagination bien plus large et protentionnelle : je suis en train de décrire des phénomènes de groupe qui leur sont transindividués malgré eux et qui sont des supports toxiques de co-individuation puis de R3).
Or il se trouve que la nature, – je n’ose plus dire la réalité…– elle, est capable de recréer un … (quel joli mot, récent de surcroît dans le langage, notre R3 favorite et sans cesse renouvelée) écosystème.
Joli mot car il semble issu de économie et système.
Or, c’est bien d’une économie dont nous avons besoin – non au sens des sciences éco, trop souvent tournées vers la marchandisation à outrance (et en l’occurrence, les images, les séries et les films en sont intensément l’objet, diffusés “à donf” sur les réseaux sociaux et la pléthore de smartphones et tablettes en tout genre, au plus près des individus et de leurs potentialités d’individuation) – mais d’une économie au sens d’être économe, de chercher le droit sous les faits, et les lignes qui y concourent en tentant d’en éviter les excès, gros dépensiers en énergie et en entropie.
Caillassage, avais-je dit…
Notre civilisation est en train d’être travaillée au corps par les industries numériques de toute sorte, par ces industries (économiques et marchandes) qui vivent de l’audimat et de l’inflation : inflation logarithmique des excès sensoriels et déflation des capacités de soin à soi-même, martelés à l’infini par la récurrence systémique des industries culturelles sinon cultuelles au sens d’un nouveau culte de l’étant moderne, qui devrait s’adapter à la technologie.
D’ailleurs, l’argument était repris sur France Culture par un critique de films, disant que la technologie, de toute manière, va niveler (laminer) les récalcitrants à cette évolution et que tout protectionnisme serait vain.
Il y va bien de la nécessité de concevoir pour nous-mêmes une néguentropie positive. Positive au sens où nous devrions voir ces violences et ces horreurs pour réaliser le chemin à parcourir pour les éviter ?
J’en doute. Pour moi, ces dires me suffisent pour imaginer (pas trop) ce qui m’est toxique.
Prendre soin de soi-même serait ainsi tant un refus du déni – c’est-à-dire de l’intériorisation toxique et névrotique qui ne se résout (allons y voir de près tout de même) que par le langage – qu’un choix pour :
• refuser ces flux numériques massifs et des industries culturelles qui s’immiscent en nous à la milliseconde en amont de la prise de conscience, nous imprègnent et nous submergent
• se laisser du temps pour tenter l’élaboration d’une temporalité distanciée en recherche de méta-stabilité avec la protention d’espérer qu’elle soit trans-individuable intergénérationnellement.
photo 4 ©AB temporalité du partage (qui se donne du temps à la mesure humaine)
• utiliser les langages oral et écrit, précisément pour sortir de ce mutisme imposé par les technologies, qui semblent ainsi pénétrer sans opposition dans notre psychisme (pas de hochement de tête ni de refus oral possibles puisqu’il n’y a pas d’interlocuteur : seulement un terminal d’automate central qui diffuse mais ne reçoit pas – et qu’on ne cherche pas à nous faire croire qu’une interactivité va prendre notre critique en compte.)
• influer puissamment et par des contre-pouvoirs à inventer sur les choix de ces industries de programmes, non par la censure mais par la proposition d’une autre réalité, d’un autre état de fait, volontaire et partagé, appuyé celui-ci sur une prise de conscience de l’état de droit, afin de faire vivre une organologie du soin par la possibilité de la vie et de l’imaginaire qui ne soit plus prolétarisée, c’est-à-dire esclavagisée à grande échelle en amont de nos R1 influencées par nos R2, elles-mêmes influencées par leurs R3 sous forme d’images du monde physique.
La nature se donne aussi ce temps, et l’accorde même en cycles à la possibilité de la vie, en laissant en dépôt ce qu’elle transporte, de façon à ce que des écosystèmes se créent et puissent perdurer.
Pourquoi devrions-nous alors être arrondis par une norme dite technologique brutalisante et uniforme, univoque, rationnelle et sans avenir rêvé, fondée sur les faits innombrables orchestrés par les big data, façon inhumaine de réguler le vivant et l’humain, alors que toutes les civilisations se sont bâties sur l’initiative concertée et décidée des femmes et des hommes, par la construction patiente et inventive d’écosystèmes sociaux, culturels, philosophiques, économiques et environnementaux ?
La reprise en charge des flux numériques par les humains, tout autant que la main gardée sur les automates de toute nature et toute taille (cf. l’article sur les SALA) est de la plus extrême urgence, faute de risquer une perte de contrôle définitive de la gouvernementalité algorithmique (voir à ce propos les recommandations éthiques de la CERNA : http://cerna-ethics-allistene.org/digitalAssets/38/38704_Avis_robotique_livret.pdf notamment page 37 face aux évolutions de la robotique de learning by self-exploration https://flowers.inria.fr/ ) et d’abandonner notre âme au Léviathan : des humains déshumanisés dans leurs consistances partagées en seront réduits à reproduire les modèles imposés puis incorporés par les autres individus, nourrissant ainsi en boucle fermée un système éteint et toxique, qui n’a de réalité que celle qu’il renvoie, selon les paramétrages de regard qui l’ont permis.
Le rêve et l’esprit de création risquent d’être classifiés comme marginaux et donc insignifiants statistiquement par les outils statistiques à moins qu’un renseignement panoptique ne vienne les dénicher comme fauteurs de trouble à l’ordre algorithmique, donc politique. La vie serait alors non conforme à la norme numérique, le réel devenant anormal.
À l’ère tragique de l’entropo-scène, il y a urgence à reprendre de l’altitude tel le poisson volant, à retrouver le chemin de la montagne en remettant des angles, des réfractions et des difractions singuliers – en un mot de la néguentropie – dans cette civilisation du galet arrondi.
photo 5 ©AB