Mécroissance.

 

Il semblerait que depuis les années 1970, nous autres les riches, c’est-à-dire nous autres pour qui le mieux n’implique pas le plus, avons soudain réalisés que croissance ne voulait pas dire épanouissement. Cependant, il ne s’agit pas d’en appeler à la décroissance, surtout pas lorsque l’humanité croît, mais plutôt de lutter contre lamécroissance.

 

La mécroissance est la perte d’investissement des entrepreneurs, la perte de savoir-faire des producteurs et la perte de savoir-vivre des consommateurs. La mécroissance désigne corrélativement un malaise que nous ressentons tous : plus la croissance croît, plus ce malaise augmente. Ce malaise commence peut-être avec cette devise : In God we trust, dit le dollar…et non In God we believe[1]. L’esprit du capitalisme est ce qui substitue la confiance (trust) à la croyance (believe), mais telle que cette confiance n’est plus accordée qu’à ce qui est calculable. La croyance est devenue un pari financier, dont les technologies informatiques régissent les indicateurs de confiance. La mécroissance c’est aussi cela : ne croire qu’en ce que l’on peut calculer. Qui croit encore qu’une reprise de la bourse annoncera la fin de la crise ?

 

 La crise du capitalisme est d’abord le fait de ses propres contradictions (Marx). Il y a trois limites structurelles au capitalisme :

 

1) la baisse tendancielle du taux de profit[2], qu’aujourd’hui on qualifierait plutôt de désinvestissement financiarisé, soit l’accaparement, par la finance, du désir d’investissement qui appartenait à la production industrielle ;

 

2) la baisse tendancielle de l’énergie libidinale, c’est-à-dire la démotivation généralisée, celle du consommateur dont le désir est industriellement exploité, celle du producteur prolétarisé et dissocié de son milieu qui n’est plus le lieu de son travail mais de son emploi, et celle des investisseurs eux-mêmes qui sont devenus des spéculateurs, soit des capitalistes qui ne croient plus à l’investissement à long terme ;

 

3) le passage aux limites qui détruit le système de l’intérieur, soit l’augmentation surexponentielle des externalités négatives[3].

 

Au stade actuel d’une crise qui semble bien être terminale, nous posons comme un point de méthode que la question qu’il s’agit de trancher est moins celle de savoir si le capitalisme est arrivé à sa fin que celle de faire émerger un nouveau modèle industriel – sur la base duquel le capitalisme sera peut-être voué à disparaître en effet. Ce qui est révolu n’est pas tant le capitalisme – comme mode économique et politique de production industrielle, à l’encontre duquel il n’y a pas à ce jour de véritable théorie critique de cette économie politique, ni donc de véritable pratique de cette théorie, c’est à dire : de praxis – que son stade consumériste lorsqu’il atteint son terme, à savoir : le stade pulsionnel du capitalisme.

 




[1]
Nous savons depuis Max Weber que le capitalisme a transformé le type de fidélité qui structurait la société occidentale – fondée sur la foi propre à la croyance occidentale – en confiance entendue comme calculabilité fiduciaire.

[2]La baisse tendancielle du taux de profit est un point compliqué de l’exégèse marxienne, discuté au sein d’Ars Industrialis. La définition du profit par son seul rapport au travail se révèle aujourd’hui caduque [cf. Principes d’une critique de l’économie politique, La Pleiade, 1968, p.269]. Cette baisse tendancielle des taux de profit n’empêche pas une hausse tendancielle des prix des actifs financiers et des biens immobiliers. Ceci dit Marx et Engels savaient bien que le capitalisme tend vers sa limite à partir du moment où la part du travail, c’est-à-dire du capital variable, diminue dans l’économie globale de la production en raison même des gains de productivité.

[3]Sur ces passages aux limites, cf. René Passet, L’Économique et le vivant, éditions Économica, 1996.