Industrie, industries culturelles et technologies de l’esprit

 

Nous vivons et nous vivrons dans un monde toujours plus industriel, et le post-industriel est tout aussi fantasmatique que l’immatériel. Il ne s’agit donc pas de chercher des limites à l’industrie, mais de la penser autrement. L’idée que nous serions dans une société post-industrielle repose sur une faiblesse analytique fondamentale et une conception archaïque et fausse de ce qu’est l’industrie : les machines, la fumée, la transformation des matières premières, etc. Or l’industrie va bien au-delà. L’industrie est ce qui suppose du capital libre s’investissant dans de la technologie permettant de gagner en productivité et de réaliser des économies d’échelles. Durant deux siècles, ces économies d’échelles ont été rendues possibles par la massification (d’abord des producteurs, ensuite des consommateurs) conduisant à la monétarisation de toutes les activités humaines.

 

Au cours du XXe siècle, la culture est devenue une industrie[1], c’est même aujourd’hui l’industrie la plus puissante. Du côté de la consommation, les industries de la culture ont transformé la vie de l’esprit en divertissement, en jouissance, du côté de la conception, de la production et du marketing, elles l’ont transformé en calculabilité. De nos jours cependant, les technologies culturelles font émerger des pratiques où ce sont les publics, tels qu’ils ne veulent pas se laisser réduire à des audiences, qui  se mettent en position d’avant-garde de la société industrielle qui s’invente. À travers ces pratiques culturelles qui sont largement le fait des natifs du numérique (mais aussi, souvent, de retraités et de chômeurs) prennent forme les tendances caractéristiques d’une écologie relationnelle qui met en œuvre une nouvelle idée du milieu psycho-socio-technique.

 

L’esprit se produit dans un milieu technique. Or la mise en culture d’un tel milieu, qui a totalement muté du fait du développement spectaculaire des technologies cognitives et culturelles, ne peut être laissée au capitalisme financiarisé (qui travaille dans le court terme), mais doit être aujourd’hui portée et conduite à la fois par une politique publique – en particulier comme politique d’éducation et de « capacitation » et comme politique industrielle (qui travaille dans le long terme). Les technologies collaboratives de l’esprit sont appelées à modifier en profondeur la séquence linéaire conception – production – marketing – distribution – consommation. Après les industries de transformation de la matière, après les industries culturelles du XXe siècle issues du stade analogique de la grammatisation, le XXIe siècle, ouvre le stade numérique des technologies de l’esprit. Le milieu numérique offre possiblement des technologies de transindividuation, mais réaliser ce possible ne pourra se faire que si ces nouvelles industries de l’esprit associent les capacitations ou les empowerment de l’individu.

 




[1]
La question de l’individuation de l’esprit, cet esprit possédant tout, n’habitant rien, égaré au milieu  d’excitations culturelles  désormais industrielles, était déjà au cœur ce que Georg Simmel nommait « La tragédie de la culture » (1911). Trente ans plus tard (1944), Adorno et Horkheimer, nous ouvraient les yeux sur la Kulturindustrie : « La culture est une marchandise paradoxale. Elle est si totalement soumise à la loi de l’échange qu’elle n’est même plus échangée ; elle se fond si aveuglément dans la consommation qu’elle n’est plus consommable. C’est pourquoi elle se fond avec la publicité » (cf. Theodor Adorno, Max Horkheimer,  La dialectique de la raison, « La production industrielle de biens culturels. Raison et mystification des masses », Gallimard, 1974 p.170).