Grammatisation (techniques de reproduction)

 

La grammatisation[1] désigne la transformationd’un continu temporel en un discret spatial (des grammes) : c’est un processus de description, de formalisation et de discrétisation des comportements humains (calculs, langages et gestes) qui permet leur reproductibilité ; c’est une abstraction de formes par l’extériorisation des flux dans les « rétentions tertiaires » (exportées dans nos machines, nos appareils).

 

Grammatiser, c’est donc discrétiser en vue de reproduire. Sera nommée gramme toute unité discrète inscrite dans un support technique de mémoire (hypomnemata). Le processus de grammatisation est l’histoire technique de la mémoire : c’est l’histoire du supplément, au sens où en parlait Jacques Derrida, mais tel qu’il consiste en une discrétisation, une discrimination, une analyse et une décomposition des flux (qui n’est pas étrangère au codage-décodage selon Gilles Deleuze et Félix Guattari).

 

Le processus de grammatisation ne concerne pas seulement le langage (telle cette machine à écrire qu’était la cité grecque), mais aussi lesgestes et les comportements (telle la machine-outil qui émerge de la rencontre entre l’ingénieur James Watt et l’entrepreneur Matthew Boulton). Le machinisme industriel reproduit les gestes du travail, comme l’écriture imprimée reproduit la parole en autant d’exemplaires. C’est au XIXe siècle que commence un nouveau stade de la grammatisation : son stade analogique qui permettra au XXe siècle la production et la reproduction d’objets temporels industriels (ex. le phonographe, le cinématographe). Le sensible sous toutes ces formes devient reproductible (Benjamin). Le dernier stade de la grammatisation est le nôtre : son stade numérique, qui est aussi celui de la société hyperindustrielle où l’extériorisation des fonctions de lecture et de computation semble dissociée de l’intériorisation qui accompagnait autrefois calcul et lecture.

 

Le concept de grammatisation définit et décrit des époques et des techniques qui apparaissent mais ne disparaissent jamais : en aucun cas l’informatique ne fait disparaître la lecture et l’écriture. C’est au contraire une archi-lecture qui change les conditions de la lecture et de l’écriture.

 

Il existe trois discrétisations : littérale, analogique et numérique. Elles n’ont pas les mêmes modalités de socialisation et ne produisent pas les mêmes effets épistémiques. Typiquement, on ne fait pas de calculs sur des grammatisations analogiques, alors que l’informatique est faite pour faire des calculs, des traitements. Dans le cas de l’analogique, la discrétisation est insensible pour le destinataire, tandis qu’en passant à l’appareil numérique, des parties du signal m’apparaissent en tant que discrètes et manipulables, et c’est ce qui rend possible ce qu’on appelle l’interactivité : je peux agir sur l’information.




[1]
Chez Bernard Stiegler ce terme prolonge mais détourne un concept de Sylvain Auroux (cf.La révolution technologique de la grammatisation, Éd. Mardaga 1994) – et fait écho bien sûr à la grammatologie de Derrida. Le terme de grammatisation, chez Sylvain Auroux, nomme une révolution aussi importante que la naissance de l’écriture qui la précède (l’alphabétisation ou le support écrit de l’oral). Cette révolution conduit à décrire et à outiller une langue sur la base des deux technologies qui sont encore aujourd’hui les piliers de notre savoir métalinguistique : la grammaire et le dictionnaire. Grammaires et dictionnaires ne sont pas de simples représentations des langues qui leur préexisteraient, mais des techniques qui modifient les espaces de communication. Pour Sylvain Auroux, scripturisation (écriture), grammatisation (science et technique du langage), automatisation (informatisation) sont les trois stades essentiels de la formalisation et de l’externalisation du langage humain. Pas plus donc qu’on ne peut séparer le langage de la technique (Leroi-Gourhan), on ne peut séparer la linguistique de la technologie (Auroux).