Attention, Retention, Protention

 

L’attention, la rétention et la protention forment la vie de la conscience. Si « l’ordre chronologique » est celui de la rétention du passé, de l’attention au présent, et de la protention à venir, l’ordre logique et phénoménologique (c’est à dire tel qu’il se présente à la conscience) impose de commencer par le milieu : par l’attention, qui ouvre l’une à l’autre rétention et protention.

 

Attention. L’attention est par excellence la modalité de la conscience : « être conscient » c’est être attentif. L’attention est ce qui constitue les objets de la conscience, même si toute conscience n’est pas attentive – toute attention étant évidemment consciente. La vie de l’attention se situe entre les rétentions (la mémoire) et les protentions (le projet, l'attente, le désir) qu’elle lie en étant ouverte à ce qui advient dans le « maintenant » depuis ce qu’elle retient de ce qui est advenu (rétention) et en attente de ce qui est en train d’advenir (protention).

 

L’attention n’est pas un réflexe ; autrement dit, l’attention est quelque chose qui se forme et qui forme. La formation de l’attention est toujours à la fois psychique et sociale, car l’attention est à la fois attention psychologique, perceptive ou cognitive (« être attentif », vigilant, concentré) et attention sociale, pratique ou éthique (« faire attention », prendre soin) : l’attention qui est la faculté psychique de se concentrer sur un objet, de se donner un objet, est aussi la faculté sociale de prendre soin de cet objet.

 

Il y a des techniques de captation de l’attention dont le but est de former l’attention (ainsi du livre), d’autres dont le but est de la capturer et de la canaliser – ce qui conduit à la dé-former, l’épuiser et la détruire. L’attention fait aujourd’hui l’objet d’une exploitation industrielle où la « matière première » valorisée – et la ressource rare – est devenue la capacité d’attention des consommateurs[1]. Toujours plus, et par tous les moyens, l’industrie publicitaire tente de capter notre attention, et personne n’échappe à cette saturation cognitive et affective. Il est désormais prouvé que l’usage massif des médias de masse dès le plus jeune âge conduit à un « attention deficit discorder »[2]. Le cerveau nourri au zapping perd l’attention un peu comme celui qui mange devant la télévision perd le goût de ce qu’il mange – et parfois perd l’appétit, parfois devient boulimique.

 

Rétention. Les rétentions sont ce qui est retenu ou recueilli par la conscience. Ce terme est emprunté à Husserl ; mais les rétentions tertiaires sont propres à la philosophie de Bernard Stiegler.

 

Rétentions primaires. Elles sont ce qui arrive au temps de la conscience, ce que la conscience retient dans le « maintenant qui passe », dans le flux perceptif qui soutient la conscience. Par exemple, la rétention primaire est la présence de la note tout juste passée dans une mélodie, qui a pour conséquence que le « mi » actuel n’est pas le même selon qu’il est précédé d’un « ré » ou d’un « fa ».

 

Rétentions secondaires. Les rétentions secondaires sont d’anciennes rétentions primaires (retenues par notre conscience) devenues des souvenirs. Elles appartiennent à la mémoire imaginative – je « vais chercher » mes souvenirs –, et non plus à la rétention-perception, sur laquelle elles ont cependant un impact. Les rétentions primaires sont en effet des sélections, car le flux de conscience que vous êtes ne peut pas tout retenir : ce que vous retenez est ce que vous êtes, mais ce que vous retenez dépend ce que vous avez déjà retenu. 

 

Rétentions tertiaires. Elles sont le propre de l’espèce humaine. Ce sont les sédimentations hypomnésiques qui se sont accumulées au cours des générations en se spatialisant et en se matérialisant dans un monde d’artefacts – « supports de mémoire », c’est-à-dire hypomnémata –, et qui permettent de ce fait un processus d’individuation psycho-socio-technique. Les rétentions tertiaires surdéterminent les rétentions secondaires qui surdéterminent les rétentions primaires

 

Protention. La protention est le temps du désir ou le temps de la question, qui suppose le temps de l’attention et le temps des rétentions (tertiaires). En effet, d’une part il n’est pas de protention soutenable sans attention aux « consistances », d’autre part toute possibilité de protention est précédée par une projection prothétique. Autrement dit, c’est parce que l’homme est défini par son pharmakon technique que l’humain fait question, ou mieux que l’humain se fait question et se trouve mis en question.

 

La protention est le désir (et l’attente)  de l’à venir, elle est ce qui dans le devenir constitue la possibilité de l’avenir – étant entendu que le devenir peut n’engager aucun avenir. Pour que l’à venir prenne consistance, il faut au minimum échapper au court-termisme qui gouverne notre monde. C’est là tout le paradoxe : la finance, qui est originellement le temps du crédit, soit donc l’organisation de protentions, accompagne aujourd’hui une économie consumériste qui détruit la possibilité même de se projeter dans l’à venir.




[1]
cf. Jeremy Rifkin, L’Age de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, La Découverte, 2005.

[2]cf. Katherine Hayles, Hyper and Deep Attention : the Generational Divide in Cognitive modes, 2007. Elle y montre que les cerveaux soumis aux riche media perdent leur deep attention au profit d’une hyper attention. Bernard Stiegler critique cette dernière expression en insistant sur le fait qu’il s’agit plutôt d’alerte, de vigilance— ou encore du « zapping » — que de réflexion ou d’attention. L’hyper-stimulation de l’attention mène en réalité à un déficit attentionnel.