Simondon et les enjeux de notre temps

simondon

12 septembre 2014 par Jean-Hugues Barthélémy dans Philo Contemporaine
A l’heure où l’animal est enfin reconnu comme un sujet, où les réseaux informatiques deviennent le nouveau milieu de culture pour l’homme, où l’urgence écologique se fait radicale, où la société du travail souffre de ne pas devenir déjà la société de l’invention, de l’éducation et du soin qu’elle est pourtant appelée à devenir pour surmonter ses crises toujours plus systémiques, la découverte désormais internationale de l’ensemble de l’œuvre de Gilbert Simondon (1924-1989) ne saurait être considérée comme un hasard, ni son impact sur la philosophie française contemporaine et sa conscience d’elle-même comme négligeable. Car en pensant l’unité de la nature, de la culture et de la technique par-delà l’incohérence résiduelle des pensées de l’Histoire, qui opposaient la technique et la culture à la nature tout en opposant plus ou moins explicitement les deux premières entre elles, Simondon nous ouvrait dès 1958 à une nouvelle époque de la pensée, prolongeant pour ce faire et d’un même geste les interrogations de Henri Bergson, de Gaston Bachelard et de Maurice Merleau-Ponty, et rendant dans le même temps possibles celles de Gilles Deleuze comme d’Edgar Morin et de Bernard Stiegler. Par là le « nouvel encyclopédisme » de Simondon, dans son épistémologie et son ontologie comme dans sa technologie et sa psychologie générale, devenait ce trésor théorique dont notre époque seule pourra faire bon usage, parce que depuis 2005 on assiste enfin à l’édition complète de l’œuvre comme au développement de travaux rigoureux sur le sens de celle-ci[1]. Tels sont les différents points que l’on pourra se proposer d’étayer brièvement, à partir d’un rappel historique préalable sur les mésaventures éditoriales de cette œuvre.

Les deux thèses doctorales de Simondon, qui sont intitulées respectivement L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information et Du mode d’existence des objets techniques, ont été soutenues en 1958. Mais tandis que la seconde a paru la même année, la première n’a paru qu’en deux étapes très espacées : L’individu et sa genèse physico-biologique en 1964, et L’individuation psychique et collective en 1989. Il fallut même attendre 2005 pour qu’ait lieu son édition complète et unifiée, où elle retrouvait son titre originel et se voyait par ailleurs complétée par le texte « Histoire de la notion d’individu », écrit par Simondon en même temps que ses thèses et comme pour y introduire. En 2005 également paraissait le recueil de textes L’invention dans les techniques, et en 2006 le Cours sur la Perception (1964-1965), suivi en 2008 du cours Imagination et invention (1965-1966). Enfin, en 2010 et 2014 paraissaient respectivement les recueils Communication et information et Sur la technique, qui réunissent de nombreux textes tantôt restés inédits jusqu’alors, tantôt parus initialement dans des bulletins relativement confidentiels.

Ce bref rappel historique permet de comprendre en quoi la réception de l’œuvre de Simondon fut pour le moins différée. Il est possible d’ajouter que cette réception fut également détournée lors de ses prémisses, et l’explication de ce point nous conduira d’elle-même aux enjeux de la pensée de Simondon comme à son statut de véritable transition entre Bergson/Bachelard/Merleau-Ponty et Deleuze/Morin/Stiegler. Dans les années 1960 en effet, pendant que seuls Herbert Marcuse, dans One-Dimensional Man, et Jean Baudrillard, dans Le Système des objets, s’inspiraient de Du mode d’existence des objets techniques, Deleuze publiait pour sa part un compte-rendu admiratif de L’individu et sa genèse physico-biologique où il annonçait l’ « influence » qu’allaient exercer les « nouveaux concepts établis par Simondon »[2] sur sa propre pensée naissante, mais dont Différence et répétition puis Logique du sens, une fois écrits, reconnaîtront plus que discrètement l’ampleur… Nous connaissons aujourd’hui, grâce au Deleuze. L’empirisme transcendantal d’Anne Sauvagnargues[3], cette ampleur de l’influence de Simondon sur Deleuze.

Or, la discrétion dont Deleuze fait preuve, dans ses ouvrages, sur sa dette à Simondon n’est pas sans lien avec l’opération de détournement en quoi consiste dès le début sa lecture de ce dernier : là où Simondon forge le concept de « préindividuel » à partir de la thermodynamique et de la physique quantique, et pour désigner un état fondamental de l’être qui est « plus qu’un » et donc source de devenir par individuation en individu et « milieu associé », telle la solution sursaturée qui cristallise en « individu » cristal à partir de l’introduction de cette « singularité » qu’est le germe cristallin, Deleuze, lui, pense le « champ préindividuel » comme comportant EN lui-même DES « singularités », et relit pour ce faire Simondon à la lumière des mathématiques et non plus de la physique contemporaine.

Bien d’autres glissements pourraient être signalés dans la lecture deleuzienne du texte simondonien, mais l’essentiel est ici de comprendre en quoi les enjeux de la pensée de Simondon sont tels que ce dernier joue un rôle charnière dans la philosophie française au XXe siècle, c’est-à-dire depuis Bergson jusqu’à Morin et Stiegler. En effet, l’ontologie simondonienne de l’individuation consiste à reprendre la cosmogenèse de Bergson, encore trop vitaliste à ses yeux, en la corrigeant à la lumière de la physique contemporaine telle que Bachelard nous en a révélé le message révolutionnaire : « au commencement est la relation », et les prétendues « choses » ne sont pas des substances qui préexisteraient aux relations entre elles comme aux relations entre les échelles ou les « ordres de grandeur » du réel, puisqu’elles sont elles-mêmes, dit Simondon, la relation entre ces ordres. Cette logique nouvelle, qui ajoute aux notions de relation et d’ordres de grandeur la notion de « phase », conduira Simondon à substituer aux domaines physique, vital et humain, pensés par Merleau-Ponty dans La structure du comportement, des « régimes » physique, vital et « transindividuel » qui ne sont plus des domaines séparés mais des phases possibles de tout être.

C’est dans ce nouveau cadre théorique que l’animal est reconnu comme un « sujet » : ce dernier, qui se définit comme capable d’action, de perception et d’émotion, est aussi l’ensemble formé par l’individu vivant et sa « charge de réalité préindividuelle », laquelle est recueillie dans l’affectivité du sujet en tant que dimension qui meut l’être en l’émouvant. C’est pourquoi l’animal, à la différence de la machine, est capable de révolte. Dans La méthode 2. La Vie de la Vie, Morin invoquera Simondon pour penser le vivant, et appliquera à son tour la catégorie de sujet à l’animal, mais c’est en fait l’économie générale de sa doctrine qui prolonge le dialogue constant entrepris par Simondon avec la cybernétique de Norbert Wiener : penseur des « systèmes » et de la « complexité », Morin hérite non seulement du combat de Simondon contre la « coupure anthropologique » et la séparation nature/culture, mais également de son ambition d’un nouvel encyclopédisme fondé sur un étrange physicalisme non réductionniste, le « chaos » originel dont parle Morin faisant écho au « préindividuel » simondonien comme nouvelle version de la phusis des Grecs.

Qu’en est-il, dès lors, de la réalité technique et de sa propre articulation à la nature comme à la culture ? C’est ici que Simondon, dès 1958, anticipe sur la venue des réseaux informatiques, qu’il nomme « ensembles informationnels », et dont il fait le cœur d’un âge de la technique où se révèle la normativité technique pour le progrès social. Ce qui peut être compris en trois étapes.

D’abord, dans la mesure où le « sujet » était l’ensemble formé par l’individu et sa charge de nature préindividuelle, l’objet technique est pensé par Simondon comme ce qui exprime cette charge de nature contenue dans le sujet qui l’a inventé. Par là, l’objet technique est « nature dans l’homme », ce qui n’est pas dire « nature humaine », mais « support » et « symbole » d’une relation psychosociale ou « transindividuelle » en laquelle se prolonge et se dépasse la vie du vivant. La continuité ainsi restaurée entre nature et technique n’empêche pas, on le voit, que l’homme se distingue de l’animal, mais cette distinction ne consiste pas en ce que la culture reviendrait à l’homme comme producteur d’objets : il y a des cultures animales, osera écrire Simondon dans Imagination et invention. Simplement, dans ces cultures la technique n’est pas une « phase » constitutive, parce que l’objet produit ne gagne pas son indépendance par rapport au sujet pour devenir amovible et réutilisable par d’autres, ailleurs et en un autre temps, en vertu des normes objectives d’un fonctionnement qui peut être enseigné. Cette imbrication de la culture et de la technique, que Simondon réserve à l’homme, fonde l’historicité de ce dernier comme progrès.

Ensuite, les objets techniques ainsi devenus indépendants ou consistants connaissent un progrès qui se fait par « lignées phylogénétiques », donc par analogie avec le vivant : ici, il faut distinguer progrès technique et devenir technique, car seul le premier possède son autonomie par rapport aux facteurs socio-économiques qui peuvent peser sur les inventions. Le progrès technique, que Simondon pense sous les catégories nouvelles de « concrétisation », d’ « individualisation » et de « naturalisation », doit en effet respecter des normes objectives proprement techniques, qui relèvent du fonctionnement de l’objet et non pas de ses usages, toujours humains et synonymes de contingence dans le devenir technique.

Or, à cette « normativité technique intrinsèque » pour le progrès technique s’ajoute une normativité technique pour le progrès social lui-même, qui cependant n’est révélée qu’à l’âge tendanciel et tardif des ensembles informationnels. Car il a d’abord fallu attendre l’âge moderne et industriel du machinisme pour que l’individualisation des objets techniques s’accomplisse vraiment, la machine devenant capable de remplacer l’homme en tant qu’ « individu technique ». Dès lors, l’âge contemporain des ensembles informationnels est celui où la société du travail peut devenir une société de l’invention, l’homme étant désormais libéré de son statut aliénant d’auxiliaire de la machine et pouvant développer une réelle transindividualité dont l’invention technique, à la différence du travail au sens étroit et négatif du terme, sera le support privilégié. C’est ici que Stiegler, enfin, dialogue avec Simondon : radicalisant le propos de ce dernier sur l’objet technique comme support du régime psychosocial ou transindividuel d’individuation, Stiegler, dans La technique et le temps 1. La faute d’Épiméthée,  fait de cet objet la « béquille de l’esprit » qui est nécessaire à la constitution d’une intériorité pensante, mais qui s’offre aussi et par là même comme un pharmakon, c’est-à-dire comme étant à la fois un poison et un remède. Stiegler, donc, reproche à Simondon son optimisme naïf, et entend fonder une nouvelle économie politique comme « pharmacologie de l’esprit », pour laquelle les questions d’éducation deviennent prioritaires. Signalons toutefois que Simondon, dans ses « Réflexions préalables à une refonte de l’enseignement », avait au moins montré son attachement aux questions d’éducation, anticipant même sur certains changements accomplis depuis, comme sur certains autres qui ne manqueront pas d’être reconnus nécessaires dans les années à venir.

[1] La récente création du CIDES (MSH Paris-Nord/Fondation « pour la science ») est venue entériner ce travail exégétique collectif et international. Le site du Centre international des études simondoniennes, qui contient un historique de la « simondialisation » (Dominique Lecourt), est consultable à l’adresse suivante : http://www.mshparisnord.fr/cides/
[2] Gilles Deleuze, « Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. CLVI, n°1-3, p. 118 ; repris dans L’Île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002.
[3] Voir Anne Sauvagnargues, Deleuze. L’empirisme transcendantal, Paris, P.U.F., 2009, chapitres X à XII.

 

Jean-Hugues Barthélémy

Directeur du Centre international des études simondoniennes (Fondation « pour la science » / MSH Paris-Nord), éditeur et directeur des Cahiers Simondon, Jean-Hugues Barthélémy est docteur en épistémologie et chercheur associé au laboratoire EA 4414 HAR de l’Université Paris Ouest - Nanterre. Auteur notamment de Simondon ou l'encyclopédisme génétique (PUF, 2008), il a signé en juin dernier un Simondon aux Belles Lettres.