Réification du signifiant et comédie du risque... mise au point sur l'art et l'engagement

Publié par szarka le 26 Octobre, 2009 - 02:22
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1/ Le signifiant « art »

Le signifiant « art » médiatise des expressions, des moments de la praxis. En dernière instance, ce signifiant est lesté par l'institutionnel de marché. L'institutionnel de marché n'est pas réductible à des bâtiments en dur. C'est l'infrastructure du culturo-mondain attaché à l'art.

Le signifiant « art » médiatise les moments du culturo-mondain. Il est réifié selon les objectivités idéologiques que le culturo-mondain connaît, pratique.

Chaque moment du culturo-mondain est l’occasion d’un échange. A chaque échange, la médiation « art » signifie une valeur symbolique ajoutée. Le prix d’une pièce n’est qu’un moment possible de l’expression de la valeur symbolique ajoutée. Les autres moments médiatisés par le signifiant « art » expriment aussi cette valeur, mais autrement que par l’argent, et notamment par la « cote » des acteurs (producteurs de pièces, de discours...). Une étymologie commune conditionne la consommation selon la médiation « art ». C'est une région de l’existentiel de classe.

2/ L’autonomie tendancielle de la praxis selon le signifiant « art »

De la logique de l’usage du signifiant « art » selon l’institutionnel de marché, il suit que :

- son emploi exclut fonctionnellement la musique, l’architecture, la danse...

- il désigne une activité tendanciellement autonome.

Cette autonomie n’est possible que si ses conditions infrastructurelles persévèrent. Cependant cette autonomie se constitue comme praxis plurielle, intersubjectivité (mais dans le code).

3/ Conditionnalité historique de la praxis selon le signifiant « art »

Mettons le prix, le paiement à part un instant. Sur le plan de la production des pièces et des discours, les deux faits suivant peuvent être constatés :

- La praxis médiatisée par le signifiant « art » est tributaire d’une rationalité : sa traductibilité dans un langage technique (ou dans une technique de langage, ce qui est la même chose). L’assujettissement universitaire de l’art, son assujettissement selon l’étymologie de la bourgeoisie et l'éloignement tendanciel de la production autorisent une culture spécifique, étayée par une bibliographie d'appoint. L’épuration idéologique des années 80, 90 et 2000, la valorisation du formalisme barthésien d’une part, du comportementalisme guattaro-deleuzien d’autre part, joue ici à plein.

- Dans la pluralité de surface de ses expressions, les formes de ce langage technique sont d’un commun idéalisme, nominalisme, en un mot un néokantisme : une reprise inconsciente du kantisme, formulée selon l’évolution de l’ensemble production-consommation. Son mode opératoire standard est la détermination de l’objet selon l’antéprédicatif : l’ontologique passe avant le logique. L’objet est ce que le langage technique, la pratique du code dit. L’étymologie, l'éloignement tendanciel de la production surdétermine le dit. La légitimité de la nomination est assurée par le pouvoir idéologique, institutionnel.

La technicité privée du langage afférent au signifiant « art » s’est constituée selon une étymologie renouvelée, altérée, métamorphosée à partir de la dérive de la surplus dès les années 60, devenue dérive de la spéculation depuis le milieu des années 80. La consommation, qui était le propre du bourgeois dans le capitalisme industriel jusqu’au taylorisme, s'est alors étendue corollairement à l'apparition de « nouvelles couches moyennes », avant que celles-ci ne soient tendanciellement privées de consommation du fait de la concentration des capitaux (et de leur mise en jeu sur les marchés financiers).

La consommation, ce n’était ni l’accès à l’automobile, ni l’accès à la télévision, mais l’accès au gaspillage et au modèle de comportement. La consommation fut l'accès aux formes multiples de la praxis du signifiant comme médiation de la nouvelle ludicité mondaine, « pop' ». C’était le potlatch des « nouvelles couches moyennes ».

Cet accès à la consommation fut médiatisé par l’idéologie du désir, à partir de la fin des années 60, comme résolution de la contradiction entre dérive des surplus et « morale répressive ». Le caractère « répressif » de la morale est relatif au degré d’éloignement de la production. Ce caractère « répressif » a préposé toute une clientèle à la consommation transgressive. (Alors nous connaissons la différence structurelle, étymologique entre les deux mai 68, celui des étudiants, celui des ouvriers.)

Le champ de l’ « art » a exprimé exemplairement ces mutations socio-logiques. Il a anticipé la dérive de la praxis comme praxis selon le signifiant, mais en la formalisant selon les spécificité de son code, de sa culture, relativement à l'institutionnel de marché. L’ « artiste » a été à l’ « avant-garde » de la consommation par le signe, selon deux voies :

- d’une part, l’axiomatisation des composantes de l’ « art » et leur combinatoire selon un structuralisme, un formalisme (dont le barthésisme fut l’expression « littéraire » synchronique).

- d’autre part, par l’ « attitude », le « geste », l’ « action », le « comportement » (dont le guattaro-deleuzisme fut l’expression « littéraire » synchronique).

Chacune de ces voies fut rendue possible par l’altération de l’étymologie des couches moyennes selon la dérive des surplus et la métamorphose de la praxis comme praxis du signifiant. La relation au code culturo-mondain lesté par le marché a alors sécularisé l’ « art » comme pratique et consommation de standing.

Ce processus a médiatisé depuis la fin des années 60 et jusqu’aujourd’hui le décrochage politique des « artistes » selon trois modes :

- mal su

- mal assumé

- non su (donc non assumé)

Ce désengagement est mal su lorsqu’il s’exprime selon la référence, tacite ou explicite, au « neutre » (de Barthes). Le « neutre » autorise une critique du signe et le développement d’une pratique sémiologique emphatique. Cette pratique devient forme renouvelée d'une région de l' « art ». Elle se raffine en « distance » (autorisée par la pratique du code), en « ironie ». Cette ironie s’est gaussée du « vulgaire » de la consommation. Mais elle n’a jamais dépassé ce ricanement et se retrouve à terme bloquée dans les antinomies de sa raison pure. Elle stagne, puis elle pourrit dépassée par l’histoire.

Ce désengagement est mal assumé lorsqu’il s’exprime selon le palliatif que sont la rhétorique et la pratique de l’ « art engagé ». La métamorphose de la fausse conscience politique médiatise la praxis du signifiant « engagé ». C’est le passage à l’acte, mais par le signe, selon les objectivités de la culture mondaine (ainsi du gauchisme, du féminisme mondain...).

La suture de l’inconscient de classe, la vie dans une bulle, autorise, en principe, le non savoir du décrochage.

4/ La reprise de la culture du signifiant par Jacques Rancière

La philosophie de l’esthétique de Jacques Rancière est un néokantisme qui fournit ses armes à l’actuelle fausse conscience « engagée » en reconduisant le schème théorique propre à Clement Greenberg, Rosalind Krauss, Susan Sontag, Roland Barthes. Nous en proposons ici une approche qui concerne principalement les textes Le partage du sensible et Malaise dans l’esthétique.

Rancière y distingue « la » politique et « le » politique.

« La » politique est l’ensemble des moments de la praxis définie selon la militance et le carriérisme politiciens.

« Le » politique est, selon Rancière, la définition et la distribution de parts d’espace et de temps selon les déterminations sociologiques du sujet. Il est l’encadrement esthétique du vécu du sujet selon sa conditionnalité sociologique.

Déjà dans La nuit des prolétaires Rancière, en identifiant les nuits d’écriture, de lecture de petits artisans à la fin du XIXe siècle à des expériences exogènes à leur fonction professionnelle, écrivait que cette activité nocturne distordait le partage du sensible dans lequel ceux-ci étaient pris. Cette distorsion étant spatio-temporelle, cette activité n’était pas seulement littéraire, mais esthético-politique.

Nicolas Sarkozy est dans « le » politique, non seulement en tant qu’ « homme politique » (ça c’est « la » politique) mais de surcroît en temps qu’individu disposant de l’accès à des parcours dans des espaces et des temps spécifiques (tout le monde n’a pas accès à l’Elysée, tout le monde ne dispose pas de l’infrastructure logistique qu’est l’Elysée, pour s’en tenir à la présidence de la République comme conditionnalité sociologique de la praxis).

« Le » politique devient avec Rancière une catégorie réversible dans l’esthétique. L’esthétique désigne les spatio-temporalités accessibles et le politique la mise à disposition formelle (institutionnelle par exemple) ou non (ce que les petits artisans font la nuit, Sarkozy en partance pour le yacht de Bolloré) de ces spatio-temporalités. « Le » politique est devenu l’écriture concrète de l’esthétique ; l’esthétique l’encadrement du vécu selon l’autorité politique formelle (institutionnelle) ou informelle (subjective).

Il en ressort que l’esthétique est conçue selon un paradoxe intime :

- comme un transcendantalisme : le spatio-temporel surcode l’empirique selon une application des signifiants « espace » et « temps ». Ces signifiants médiatisent la « lecture » (une certaine lecture, ranciérienne) de l’empirique.

- et comme un subjectivisme : l’esthétique fait l’objet d’un aménagement selon le comportement du sujet.

Cette conception paradoxale se maintient, se résout dans le sujet informé selon la culture de classe. Le transcendantal et le subjectif se superposent dans le même sujet sociologique : Rancière, ou le ranciérien. La question de sociologie qui en découle : qui peut être ranciérien ? Nous la laissons provisoirement de côté.

Car nous voulons d’abord connaître, selon sa structure interne, ce savoir polymorphe. Comment le transcendantalisme et le subjectivisme se rencontrent-ils? Réponse : en ce qu’ils constituent les deux moments, les deux faces d’une même assise théorique, nous l’avons écrit : un néokantisme.

L’esthétique transcendantale (selon Kant) est appliquée telle quelle sur l’empirique. Avec Kant, l’esthétique est transcendantale comme condition de connaissance du sujet (transcendantal). Avec Rancière, cette esthétique est appliquée sur l’empirique, le directement vécu : elle est dite encadrement spatio-temporel effectif du sujet. C’est le premier moment de la reprise, distordue, du kantisme.

Le second moment scelle la relation étymologique, dans le discours ranciérien, entre cette idée de l’esthétique et la culture de classe. Car l’esthétique transcendantale devenue structure spatio-temporelle du sujet est dans le même temps dépendante du comportement du sujet. Alors la distorsion du formalisme kantien rencontre la consommation, le comportementalisme, la praxis du signifiant du petit bourgeois (plus ou moins précarisé).

L’usage opportuniste, culturo-mondain de cette conception est possible : toute expérience « lue » avec les lunettes ranciériennes peut être dite à la fois esthétique et politique. La praxis du signifiant a été reprise. Alors il suffit d’un simple glissement sémiotique, de passer de « la » politique « au » politique pour faire de la « résistance », de s’écarter de son parcours quotidien pour s’autoriser de la « contestation ». L’ « art engagé » selon la praxis du signifiant peut repartir pour un tour. [1]

5/ L’agitation superstructurale

Alors des « artistes » s’emparent d’une praxis « politique » comprise selon le renouvellement d’une fausse conscience, structurale : une révision du kantisme (médiatisée par un inconscient de classe : l’oubli du procès logique de production de leur culture, de leur agir). Ils peuvent s’agiter « politiquement » dans le superstructural. C’est la commedia dell’arte.

Samuel ZARKA

Texte publié dans le cadre du lancement de la revue Droit de Cités / droitdecites.net

[1] Pour une compréhension approfondie du néokantisme : cf. Michel Clouscard, introduction de L’Etre et le code, l’Harmattan, 2003 (1973)