Durée, temps et crise financière

Publié par jkarsenty le 17 Novembre, 2008 - 10:45
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Durée, temps et crise financière
 
 « Le temps est le produit de la spatialisation de la durée ». Henri Bergson, contemporain du cinéma et de la mécanique quantique, avait fait en substance cette analyse il y a 80 ans, nous dit Frédéric Worms. 
Un regard sur le rapport entre la durée et le temps.
A se situer aujourd’hui dans l’inspiration de cette pensée, on dirait que le temps est le résultat du sort que les hommes réservent à la durée (laquelle doit être considérée comme intérieure, donc subjective) chaque fois qu’ils ressentent le besoin de se regrouper autour d’une compréhension et/ou d’une action commune(s). Ils renoncent alors à une pleine liberté sur le jeu de leurs propres « durées singulières ». Ce faisant, ils contraignent celles-ci dans une opération d'objectivisation, c’est-à-dire qu’ils les soumettent à un instrument commun, un instrument scientifique de mesure : le temps. Le temps est donc le fruit, non de l’intuition, mais de l'intelligence ; celle-ci le fait procéder par unités comptables (de t à t+1, de t+1 à t+2,...), en fait par intervalles normés repérables en unités spatialisées.
De la sorte, le temps, objet de mesure, a peu à peu au cours des civilisations, et principalement au cours de l’époque moderne, contribué à l’émergence d’un monde commun en donnant corps à une entité en devenir permanent et en exerçant celle-ci dans le partage entre les hommes : la réalité (définie comme exercice ininterrompu de transcendance des innombrables « réels » hétérogènes attachés à chacun des hommes et à leurs groupes). On peut ajouter que le temps est une "valeur" d'échange que la modernité a même promue en équivalent général en rapprochant les durées, lesquelles ne sauraient jamais être que "valeurs" d'usage (heureusement!) ; ou encore que « fabriquer du temps » par objectivisation des durées intérieures, des intuitions, des subjectivités autorise, par l’entremise de conventions synchroniques, la comparabilité, donc l’échange, bref  « le vivre-ensemble ».
Les effets conjugués de la temporalisation de la durée et de la réduction du temps du mouvement au 20è siècle
 
Les outils techniques du 20è siècle ont massivement porté et amplifié cette dynamique de spatialisation de la durée dont ils sont eux-mêmes issus. En particulier, ces outils se sont attachés à réduire le temps du mouvement de la matière (par les techniques et les technologies de déplacement) et de l’information (par les techniques et les technologies de communication puis de télécommunication).
La temporalisation de la durée (c’est-à-dire le processus de socialisation des innombrables durées, en fait) a progressé au cours des derniers siècles. Elle produit aujourd’hui des effets de grande portée parce que la dynamique de spatialisation, et donc d’objectivisation de la durée en temps, se conjugue à la dynamique, puissante dans les dernières décennies, de réduction du temps du mouvement, engendrant et faisant vivre des imaginaires, des outils métrologiques, puis des outils et des systèmes techniques, spécifiques.
Ce sont ces cadres et outils métrologiques et techniques-là qui accompagnent et enserrent aujourd’hui les comportements des hommes « occidentalisés », autrement dit de ceux qui impriment leur logique dominante aux actions des hommes sur la planète dans un présentéisme sur-objectivant et menaçant les capacités créatives du désir individuel et collectif.
La question de la prise de risque financier
A présent, écoutons Nicole El Karoui[1], Professeure à Paris VI et à l’Ecole Polytechnique, « l’une des sommités mondiales dans le domaine des mathématiques financières », comme Wall Street la présenta au début de cette année. «  [.…]. Les ingénieurs financiers travaillent dans cette industrie qui existe depuis l’Antiquité. Mais, récemment, le point crucial a été les travaux de (…) et Merton, lequel a eu le Prix Nobel en 1997 pour avoir pensé qu’on pouvait acheter et vendre des risques […..]. Réduire l’exposition au risque, c’est le diviser en le décomposant et en rectifiant le tir au fur et à mesure. […]. Donc, c’est fractionner un grand risque en des petits risques temporels […]. Des examens de conscience réguliers ont lieu. Lorsque des prises de risque sont exagérées, effectivement, on passe de l’assurance à la spéculation. Or, il faut un équilibre entre les deux pour éviter de passer complètement dans la logique du joueur […]. Le rôle des mathématiques est très faible. La « titrisation » ne peut pas être une invention des mathématiciens; il faut avoir une culture financière que les mathéma-ticiens n’ont pas. On a fini par vendre des produits où l’on a cru pouvoir diminuer le risque en soi. C’est là l’erreur. On a pu alors penser qu’on pouvait avoir autant avec moins d’efforts [….]. » (ndlr : c’est moi qui souligne).
On marquera notre accord avec ces déclarations. En effet, améliorer notre connaissance du risque d’une part, savoir comment opérer pour le diviser en risques élémentaires d’autre part, est une chose (une chose intéressante, comme toute connaissance ou savoir) ; mais croire qu’on diminue le risque en le divisant et, en conséquence, s’autoriser à en prendre davantage, est une autre chose, laquelle résulte d’un comportement non inscrit dans cette connaissance ou ce savoir. Aussi, Nicole El Karoui a-t-elle raison d’opérer cette distinction (même si, par ailleurs, cela n’efface pas la question en soi de ce à quoi peut ou doit répondre un scientifique). Pourtant, il convient néanmoins, me semble-t-il, de pousser le raisonnement au-delà.
 
Aucun marché, fut-il financier, ne saurait admettre durablement la confusion à un même niveau d’échelle entre durée singulière et temps universel
 
Les traders croient pouvoir agir en assimilant temps et durée sans précaution; autrement dit, à agréger en longue période leurs durées subjectives pour « obtenir »...du temps. Car le risque financier est un jeu sur le temps, et non sur la durée, dont la règle est d’ordre physique. Or, le processus d'agrégation appelle un changement d’échelle et obligerait au moins que soit respecté un passage par le "marché", lequel est « spatialisé » en ce qu’il impose des transactions en mode discret (au sens mathématique), c’est-à-dire en particulier à un moment précis, ce qui, à mon sens, n'est pas le cas. Bref, si les "marchés financiers" ne peuvent pas fonctionner à l'équilibre sur moyenne ou longue période, peut-être est-ce parce que ce que nous appelons "marché financier" n’est rien d'autre que processus continu (au sens mathématique) générateur d'improbables rencontres entre les anticipations autoréférentielles internes à la « communauté » des traders d’une part, et les rationalités policées des investisseurs, d’autre part. Au lieu de cela, nous nous représentons la finance comme oeuvrant sur des "marchés classiques" où les risques se vendent et s'achètent en quantités précises, aux bornes d'intervalles de temps parfaitement universalisées, enfin ne sauraient pouvoir être « diminués en soi » ! Les traders sont des « hommes probables », lesquels ne savent que sur-réagir en « décidant »…comme un seul homme dans les situations où leurs outils techniques (celui des faibles probabilités) ne répondent plus! Au final, la synchronicité spéculative de traders inconsciemment coalisés ne saurait se métamorphoser en moyenne ou longue période en synchronisme de marché d’assurance de risques sans l’intermédiation d’outils limitants de régulation.         
 
Conclusion
 
On croit pouvoir passer sans précaution d’un niveau phénoménologique de la durée vécue par les ingénieurs financiers n’importe où sur la planète à l’objectivité du temps, lequel est indépendant de tout acteur parce que représentation pré-construite et partagée a priori. Autrement dit,pour le dire vite, on croit pouvoir passer de la synchronicité du je(u) individuel au synchronisme de la convention collective. Or, le risque a contribué à construire la modernité – au moins celle du dernier siècle - en jouant sur le temps et non pas sur la durée[2]. Et le temps étant un objet de mesure, on ne peut, en effet, forcer indéfiniment les conventions métrologiques dans lequel on l’inscrit et auxquelles il participe éminemment. Aussi, je plaide pour que soit étudiée l’hypothèse selon laquelle un marché, y compris financier, ne peut supporter une altération permanente de la convention universelle du synchronisme temporel, comme les travaux contemporains ont pu le laisser penser.[3]   
 
 


[1]   France Culture le 02/06/2008
[2] C’est depuis les 25 dernières années seulement que l’industrie du risque, laquelle s’est dotée d’innovations technologiques de grande portée et dans le domaine de la finance (avec la « titrisation », notamment) et dans le secteur de l’information et la communication, a donné aux « acteurs agissants » (donc à la « cumulativité de leurs subjectivités ») un rôle de levier inédit dont la puissance s’est révélée, par un effet réseau puis système, inattendue et insuffisamment maîtrisée.
 
[3] En effet, sans croyance collective en un mécanisme de rétablissement du synchronisme temporel, pas de marché! C’est bien cette croyance-là qui fait défaut aujourd’hui, et que l’on appelle naïvement « la confiance ». Dans ces conditions, continuer à parler de « marchés financiers », on l’a dit, n’a pas de sens.
 
 
 

 

C'est toujours facile

C'est toujours facile d'écrire un article philosophico mathématico ditirambique sur la crise une fois celle ci déclenchée (on aurait tellement aimé que vous "écrivates"ceci avant).
Vous mettez "à l'abri" avec une certaine délicatesse la ou les mathematiciens de haut vol qui apprennent (en grand gourou ) aux futurs traders à "entuber" leur monde (excusez ce terme probablement trop cru) et maintenant que tout le monde est dans la "chienlit"(cf Ch de Gaulle) que propose notre ou nos matheux? Je ne suis pas sûr que ce discours sur la tempolaritè et la finance résolve les problèmes dû à un système totalement amoral qui plonge le monde entier de façon cyclique dans un chaos à l'issue incertaine....En 29 la crise à durée 10 ans pour se terminer par une guerre qui effectivement à résolu définitivement le problème...puisqu'il a fallu reconstruire...nous avons donc bénéficié des 30 glorieuses ... et aujourd'hui mêmes causes mêmes effets...Le problème est : peut on s'offrir une troisième guerre mondiale? Nucléaire cette fois ...
Evidement il serait possible de demander à nos concitoyens de jeter par la fenêtre leurs téléviseurs ,de prendre une masse pour casser leurs voitures et tout le fatras que leur a vendu notre société de surconsommation mais je pense qu'ils ne serait pas d'accord...Alors il va falloir innover pour changer de civilisation-mais sait -on changer de civilisation sans détruire la précédente? (" Nous autres civilisations savons que nous sommes mortelles" Paul Valéry)....Finalement nous ferions bien de nous intéressé de prés à la politique sociale de L'Eglise ("Le 21 éme siècle sera religieux ou ne sera pas" très fort mais était il conscient notre mâcheur national de marijuana que sa "vision" verrai le jour en 2008.... ?