Vers la numérisation totale de l'audiovisuel

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Vers la numérisation totale
 
 
Bernard Stiegler, 1997
 
 
 
1997 marquera un tournant majeur dans l'histoire des médias de masse : avec l'annonce, le 3 avril dernier, de la fermeture du plan de fréquences analogiques pour les télévisions américaines à partir de 2006, le système technique qui commandait l'organisation du broadcast mondial depuis plus de cinquante ans est entré en déclin. Un nouveau dispositif audiovisuel, intégralement numérique, est désormais en cours de déploiement. La totalité des fonctions de l'appareil médiatique s'en trouvera rapidement et solidairement bouleversée - production, post-production, programmation, diffusion et usages du grand public.
 
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La numérisation avait pénétré l'audiovisuel par les techniques de la synthèse, qui permirent il y a environ quinze ans une rapide extension des techniques de la simulation militaire aux effets spéciaux. Puis vinrent les techniques d'encodage et de compression numérique qui rendirent possibles le montage virtuel, l'hybridation entre images de synthèse et images "naturelles", et des techniques telles que le morphing.
Aujourd'hui, ce sont la saisie, l'enregistrement, la régie et la diffusion qui deviennent numériques. Cet alignement de l'ensemble du dispositif constitue une mutation profonde du système télévisuel apparu après la seconde guerre mondiale : reposant sur la combinaison des techniques de production analogique et de diffusion hertzienne, celui-ci imposait de facto une organisation de l'audiovisuel en industrie de flux de programmes . Le passage au numérique intégral ouvre au contraire la possibilité d'une industrie de stocks de programmes .
Ce changement de système doit être mis en relation directe avec la mutation des télécommunications résultant à la fois de la numérisation du signal et de la mondialisation du protocole interréseaux TCP/IP, concrétisé par Internet.
Ces deux ruptures techniques survenant dans les domaines de l'audiovisuel et des télécommunications ne manqueront pas de conjuguer rapidement leurs effets, conduisant à la fusion effective des deux secteurs en un système mondial reposant sur l'adaptabilité des réseaux entre eux : la conjugaison du protocole Internet et de la norme de compression vidéo MPEG conduira au déploiement d'une multi-accessibilité protéiforme à de vastes banques d'images.
 
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Les actuels "bouquets numériques" sont un premier pas vers ce nouveau système. Ce sont des dispositifs hybrides, la production des programmes diffusés restant analogique. La diffusion numérique permet cependant déjà la multiplication importante des canaux, et surtout, la préfiguration de fonctions nouvelles qui seront incomparablement plus développées lorsque la numérisation sera intégrale : des outils de sélection et de navigation dont la fonction guide de programme  est l'embryon.
Si l'accès à un bouquet permet un tri de l'offre parmi les dizaines de canaux diffusés selon des critères de genres, la diffusion reste encore soumise à une grille horaire, même si le téléspectateur s'émancipe partiellement des contraintes de l'horodiffusion par les artifices provisoires de la rediffusion et de la multidiffusion. A l'avenir, les critères de sélection et les aides au choix, à la recherche et à la navigation qu'ils rendent possibles, seront considérablement plus variés, tandis que les programmes, stockés dans de vastes banques, seront devenus tout à fait indépendants de la grille horaire. La diffusion de flux ne sera alors que l'un des modes d'accès, servant à présenter des produits d'appel. De plus, le système documentaire permettra à l'utilisateur d'accéder non seulement aux programmes, mais aux éléments isolés participant à leur composition, décrits au niveau du plan. Il deviendra possible d'adresser aux fonds audiovisuels numériques des requêtes multicritères associant des éléments de description textuels aussi bien que proprement audio-visuels. Les programmes produits en numérique étant stockés sur des serveurs appropriés, l'utilisateur final pourra les charger et les agencer sur son téléviseur-ordinateur.
L'élément-clé des banques d'images sera donc l'instrument documentaire et c'est sur cette base nouvelle que la numérisation intégrale permettra d'exploiter le potentiel de tous les canaux de diffusion dans leur complémentarité : ainsi, Internet permet de consulter le catalogue de la Banque de Programmes et de Services - mise en place par la Cinquième à titre expérimental -, d'effectuer des previews sur des extraits de programmes, puis de passer sur un système satellitaire pour charger le document choisi sur l'ordinateur de l'utilisateur.
Le standard ADSL permettant la diffusion d'images vidéo sur le réseau téléphonique par le biais d'un modem, consultation et diffusion par la voie d'Internet deviennent envisageables à brève échéance.
 
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Certains des programmes accessibles via les banques d'images seront simultanément enregistrés et distribués sur des supports optiques de grande capacitétels que le DVD. Un nouveau type de production apparaîtra, où l'objectif ne sera plus de réaliser un "format antenne" - si impérativement plié aux exigences de l'audimat - que l'on tente ensuite de décliner en produits dérivés souvent mauvais parce que n'ayant pas été pensés dès le départ : la nouvelle production concevra au contraire des programmes exploitant a priori la variété des modes d'accès et de distribution.
Un programme se concrétisera à travers une gamme de produits adaptés à chaque canal. Les formats figés que la grille horaire avait imposés deviendront modulables. On pourra voir une émission de flux en trente minutes, et la revoir en format plus long en consultant la banque de programmes de la chaîne. Il y a derrière ces possibilités nouvelles de grandes questions pour une autre esthétique de l'audiovisuel et de véritables défis pour les créateurs. Au-delà de l'opposition entre multimédia interactif et programmes linéaires classiques, il s'agit d'inventer la télévision de demain , tant attendue par des téléspectateurs de plus en plus las de l'audimatentropie qui écrase le petit écran.
Défi déjà relevé par la grande industrie américaine, qui imposera rapidement ses standards si la production européenne ne sait pas réagir à temps.
 
 
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Tandis que le broadcast de flux analogico-hertzien était soumis à des contraintes propres, induisant nécessairement la passivité du destinataire des programmes horodiffusés, l'industrie de stocks de programmes numérisés accessibles via de puissants moteurs de recherche dans les contenus audiovisuels, et la fusion annoncée du téléviseur et de l'ordinateur, ouvrent la possibilité d'une véritable activité spectatorielle . Ce potentiel, propre à la diffusion audiovisuelle numérique, ne se développera pourtant pas spontanément : il doit faire l'objet d'une politique suscitant son actualisation.
Chaque fois qu'un changement de système technique survient dans un secteur d'activité, deux aspects doivent être considérés. D'une part, le nouveau système s'équilibre autour d'une technique nouvelle surdéterminant l'optimisation des autres fonctions de l'ensemble. D'autre part, les dimensions sociales concernées par le changement (économiques, juridiques, culturelles, etc.) doivent se l'approprier. 
Les techniques documentaires appliquées à l'audiovisuel numériques seront le coeur du futur dispositif : pour les besoins de la télécommunication et de la compression des images, des techniques d'analyse numérique ont été développées qui permettent à présent la réalisation d'outils d'indexation automatique ou semi-automatique de contenus audiovisuels. Un fort soutien aux recherches applicatives dans ce secteur est crucial.
Recherches qui contribueront par ailleurs à un renouvellement de la théorie et de la pratique des images, ce qui constitue un élément déterminant pour l'appropriation sociale du nouveau système : la description analytique des images, permettant la délinéarisation du flux, la navigation dans les stocks, et du même coup la discrétisation de la continuité apparente des enregistrements analogiques, finira pas engendrer un renouveau de l'intelligence des images, base d'une véritable éducation à l'audiovisuel.
L'éducation est le secteur de rentabilité économique le plus probable pour le multimédia, et la numérisation intégrale engendrera une industrie internationale d'édition électronique à vocation éducative qui viendra bouleverser le secteur de l'édition scolaire, et, par contre coup, l'Education Nationale elle-même. Professeurs, formateurs et éducateurs doivent être préparés, par des formations appropriées aux éléments de base d'une véritable culture de l'audiovisuel, à enseigner la connaissance de l'image animée, et à devenir co-producteurs de contenus pédagogiques nouveaux.
Ceux-ci constitueront un domaine particulier de la création de programmes multisupports, à laquelle un fort soutien devrait être apporté.
Avec la numérisation intégrale, trois prérogatives régaliennes de l'Etat sont ébranlées : la maîtrise des réseaux d'information par les télécommunications, la maîtrise des industries culturelles, et la maîtrise des programmes d'éducation. Face à ces défis, une politique technologique, industrielle et culturelle du numérique est indispensable, qui est le coeur de la question de l'"exception culturelle" que ne manquera pas de réactiver l'informatisation de la société à son stade ultime : celui de la fusion de l'informatique, des télécommunications et de l'audiovisuel, le nouveau broadcast devenant la clé de la "société de l'information".