note sur la sémantique située

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NOTE SUR LA « SÉMANTIQUE SITUÉE »

 

Par Bernard Stiegler, 1995

 

 

 

Les travaux que nous avons engagés au sein de COSTECH sur la lecture assistée par ordinateur explorent l'hypothèse selon laquelle la virtualité de la connaissance extériorisée (située), quel que soit son support, pose des problèmes de cardinalité, d'orientation, par et pour le lecteur, dans l'organisation des connaissances concrétisée par la structure physique des supports.

Une connaissance extériorisée et conservée sur un support statique tel que le papier est spontanément appréhendée, lorsqu'elle est rangée sur des rayonnages, classée dans une bibliothèque, comme espace actuel  d'organisation. A cet égard, elle est "moins virtuelle" qu'une mémoire numérisée, dont l'organisation devient imperceptible en tant que telle pour l'utilisateur, et pour laquelle il faut donc construire un système de représentation qui constitue un protocole de navigation.

Mais l'expérience montre que

1. la mémoire écrite sur le papier demeure virtuelle au sens où elle reste cachée dans sa masse à l'utilisateur, bien que celui-ci dispose d'une sorte de "cardinalité" spontanée pour s'y orienter, en feuilletant les livres, en comprenant l'organisation des rayonnages, en prenant une vue d'ensemble du corpus;

2. la mémoire stockée sur les supports dynamiques ne donne jamais une telle appréhension globale, et les systèmes de navigation traditionnels ne permettent pas vraiment la construction d'une cardinalité.

L'avantage de la numérisation consiste en ce que le support, actif, permet de déléguer des fonctions de recherche assumées par l'utilisateur vers le système numérique lui-même. Mais les requêtes qui concrétisent cette délégation sont contraintes par le système de représentation de l'espace virtuel, soumises à la logique de navigation qui n'est pas le fait de l'utilisateur lui-même.

Nous faisons l'hypothèse que le système de navigation n'est optimal que lorsqu'il est construit par l'utilisateur lui-même, ou par la communauté des utilisateurs qui devient une société d'auteurs lorsque la construction du système de navigation est assurée par l'usage collectif d'un dispositif d'annotation électronique de documents.

En effet, selon ce que nous avons nommé ailleurs la logique du Petit Poucet, un espace virtuel est comme une forêt dans la nuit, où l'orientation peut être construite par celui qui y erre à la condition qu'il puisse y laisser des repères de ses passages antérieurs, et constituer ainsi par essais, erreurs et mémoire de ces essais et erreurs une carte de l'espace parcouru. Il peut évidemment aussi retrouver et emprunter dans ses propres parcours les parcours d'autres errants, passés avant lui, et bénéficier de leur expérience sur un mode secondaire.

On a pu montrer qu'une base de données dans laquelle un utilisateur laisse ses traces est beaucoup plus rapidement appropriée par celui-ci. Nous avons nous-même étudié les comportements de lecteurs de grands corpus littéraires, où il apparait que l'annotation des documents constituant le corpus est ce qui organise leur approriation. Ici, le lecteur est aussi scripteur. Et la sémantique est un processus et se construit au cours du temps.

De fait, une base de donnée accessible par un système d'annotation électronique est ce qui permet de

. construire par émergence (au cours de l'interprétation de la base en quoi consistent les parcours qui y sont effectués) un système de navigation,

. construire ce système de navigation comme une sémantique hypertextuelle du domaine.

Cette sémantique peut être une construction collective, et le système d'annotation est alors coopératif. Dans la mesure où elle est constitutivement un système d'orientation par construction d'une cardinalité, nous l'appellerons une sémantique située.

La sémantique située est un système de navigation dans des connaissances situées, produit par les utilisateurs de celle-ci. Elle doit être appréhendée selon l'optique qu'a développée Jacques Virbel dans sa théorie de la "mise en forme matérielle des énoncés", à partir de laquelle il tente de développer des sémantiques "typo-dispositionnelles".

On peut parler de sémantiques "typo-dispositionnelles" dans la mesure où un énoncé écrit, par son organisation physique sur un support, engendre du sens qui ne peut être réduit au sens du même énoncé sous sa forme orale. La conception d'un système de navigation par annotation électronique est ce qui devra formaliser des sémantiques typo-dispositionnelles primitives,  et en exploiter les possibilités nouvelles, offertes par le caractère dynamique support (comme document actif), primitives à partir desquelles les utilisateurs du système seront en mesure de construire collectivement une sémantique du domaine.

De telles primitives sont les agents déclenchés par un document actif.

 

Plus généralement, l'hypothèse que j'ai proposé d'adopter pose que la capitalisation des connaissances sur supports numériques dynamiques, sous la forme de documents dits "actifs", ne peut être pleinement valide qu'à la condition que l'élaboration d'une connaissance ou d'un corps de connaissance soit en tant que telle l'opération de capitalisation de cette connaissance : les activités de conception doivent être d'emblée organisées comme activités de capitalisation et de partage de connaissances, et donc de coopération et de distribution des connaissances et de la décision.

Nous avons fondé cette hypothèse au cours de nos travaux antérieurs à la Bibliothèque Nationale de France, montrant que dans le cas de la lecture de grands corpora , les lecteurs profossionnels que sont les chercheurs qui fréquentent l'établissement sont avant tout des écrivains, et que leurs actes de lecture sont précisément des actes , en l'occurrence des actes d'écriture .

 

En conclusion, ce projet, qui a été retenu par le GIS, explorera les possibilités de développer un système de mémoires externes dynamiques où le système d'annotation électronique que rendent possible les documents actifs est aussi le système de navigation dans les espaces virtuels de données que sont les connaissances constituant la mémoire d'un projet et plus généralement d'une entreprise. La conception d'un système normé d'annotation est ainsi l'élaboration d'une sémantique située , comme jeu de liens hypertextuels entre documents qui sont eux-mêmes des connaissances situées.

 

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Il convient d'ajouter que dans cette perspective, lire c'est écrire dans un sens comparable à ce que Charles Lenay explore à partir des travaux de Bach y Rita sur la perception artificielle des aveugles  : la perception est action.

 

Ces travaux constituent des mises en oeuvres pratiques de recherches beaucoup plus théoriques, engagées il y a dix ans, sur le rôle de la mémoire extériorisée dans les processus d'individuation. Sur ce plan-là, j'ai contribué à un ouvrage collectif consacré à Paul Ricœur, à l'initiative de l'ULB, paru aux éditions Vrin, sous le titre Temps cosmique et histoire humaine. J'y mets en évidence que Ricoeur, tout en soulignant la nécessité de connecteurs cosmiques qui relient temps vécu et temps astronomique (système calendaire, etc., cf  Temps et récit , tome 3, Seuil), ne tient pas compte de la technicité de ces connecteurs et ne se donne donc pas les moyens de critiquer jusqu'au bout l'herméneutique heideggerienne. Je mobilise ici le concept d'épiphylogenèse que j'avais présenté dans La technique et le temps, tome 1 : La faute d'Epiméthée  (Galilée, 1994).

Sur la même trame, je publie un article, simultanément dans la revue Tekhnema (USA) et en introduction à un catalogue d'une exposition sur la mémoire qui sera présentée au mois de septembre 1996 en Finlande (Porin Taidemuseo), où je montre que de 1915 à la fin de son oeuvre, de son analyse du totémisme (Totem et tabou ) à celle du monothéisme (L'homme Moïse et la religion monothéïste ) en passant par la Métapsychologie  , Psychologie des masses et analyse du Moi,  Au-delà du principe de plaisir  et  Le Moi et le Ca , Freud est condamné, par le rôle majeur qu'il accorde à la transmission des traumatismes de générations en générations, à un lamarckisme paradoxal (lui qui est très attaché à la rationnalité scientifique et qui se réfère à Weismann), voire à un biologisme, parce qu'il ne tient pas compte du caractère épiphylogénétique (technique) de la mémoire humaine. Ceci me conduit à montrer que l'instrument technique, comme arme du meurtre du père de la horde primitive, est le support de l'affect proprement sexuel (et non seulement de la reproduction), et au-delà, de l'affect en tant qu'énergie de tout processus d'individuation.