Machine à écrire et matières à penser

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MACHINES A ECRIRE ET MATIERES A PENSER
 
 
Par Bernard Stiegler
 
 
Ce texte a été publié par la revue Genesis, éditions Jean-Michel Place, en 1994
 
 
La conservation et l'édition électroniques de grands corpus littéraires, et le développement de logiciels de lecture et écriture  assistées par ordinateur, constituent une évolution majeure dans l'histoire des textes. Cela tient au caractère dynamique des supports numériques. Avec le texte numérisé, les processus de la lecture et de l'écriture apparaissent eux-mêmes indissociablement dynamiques : la dynamique du lecteur y est orginairement affectée par la matérialité des supports d'inscription, et cela concerne tout d'abord le premier lecteur du texte qu'est son auteur.
Le texte ne peut plus être défini par la réduction des spécificités empiriques de ses manifestations objectives. S'il est vrai qu'il est aussi une forme supportant des processus dynamiques, il s'agit d'appréhender la textualité avant tout partage hylémorphique . Autant dire que l'histoire du texte est celle des textes dans la diversité non seulement des formes textuelles, mais du matériau, préparatoire et/ou achevé, des tissus qui les supportent. La littérarité ne peut faire l'économie d'une textologie dont la mise en forme matérielle des énoncés devient un concept central, tel que Jacques Virbel l'a formalisé et matériellement traduit en opérateurs informatiques : les supports dynamiques en constituent l'époque ultime.
 
Genèse et structure
 
Dans la première livraison de Génésis, J.L. Lebrave interrogeait la conception structuraliste du texte, « ensemble clos dont les relations internes définissent une créativité récursive » [1] où « la structure textuelle même [est] autonome et parfaitement refermée sur elle-même », ce qui implique que l'avant-texte , en sa contingence génétique , n'appartient pas essentiellement à la textualité d'un texte et doit pouvoir être réduit : si « l'avant-texte est à beaucoup d'égards le complémentaire du texte, … cette complémentarité implique incompatibilité et exclusion réciproque, et la mise en place d'un cadre théorique autonome pour les études de genèse a certainement souffert de cette référence au texte, aussi "bloquante" à terme qu'elle était stimulante dans l'immédiat. » Une approche génétique du texte doit ébranler sa conception structuraliste, et il y aurait une alternative entre genèse et structure dans l'appréhension de la textualité.
Une semblable tension est constante dans l'oeuvre de Husserl, , mais qui ne se stabilise jamais en une simple opposition : « Il n'y aurait jamais eu de problème "structure-genèse" mais seulement le privilège de l'un ou de l'autre de ces concepts opératoires, selon l'espace de description, le quid ou le quomodo des données » [2]. « Husserl tente donc sans cesse de concilier l'exigence structuraliste qui conduit à la description compréhensive d'une totalité, d'une forme ou d'une fonction organisée selon une légalité interne et dans laquelle les éléments n'ont de sens que dans la solidarité de leur corrélation ou de leur opposition, avec l'exigence génétiste , c'est à dire la requête d'origine et du fondement de la structure » [3].
Je me réfère ici à la phénoménologie dans la mesure où elle rencontre ainsi la question de l'histoire , qui viendra hanter la pensée husserlienne toujours plus instamment, au point de la conduire d'une réflexion intialement formulée du point de vue d'un ego transcendantal à la question d'une histoire transcendantale (d'un Nous ), et par là même, à interroger dans sa concrétude matériale et technique la possibilité de l'idéalité géométrique à partir d'une genèse quasi-empirique telle que le polissage des formes minérales [4] donnant l'expérience de la surface, l'arpentage [5] d'où émerge le metron , et surtout l'écriture comme condition de possibilité de la constitution d'une communauté idéale de géomètres, d'un Nous géométrique [6]. C'est l'attention portée au moment de l'invention , par exemple dans l'inauguration historique qu'opère le proto-géomètre, qui distingue la philosophie transcendantale husserlienne du point de vue kantien.
Si l'invention géométrique n'est certes pas immédiatement comparable à la création littéraire (Husserl, dans sa constante revendication d'une réduction de l'idiomaticité de la langue, excluerait lui-même une telle comparaison), il reste qu'un terrain de réflexion est commun entre la tentative de penser la genèse empirique de l'idéalité , et le projet d'une critique génétique des textes qui donnerait une compréhension nouvelle du texte, c'est à dire de la littérature, de sa littérarité   comme essence ou visée idéale  de la création littéraire.
La question est alors l'historicité  du texte en ses multiples strates :
. histoire des supports , des mises en formes matérielles de la textualité,
. histoire de la genèse  de l'oeuvre comme ensemble achevé de traces, qu'une critique formaliste finira par nommer le texte en invalidant la diversité accumulée des versions, sources et produits intermédiaires où il se constitue, effaçant du même coup le problème théorique que pose sa genèse y compris dans ses dimensions matérielles .
Traduite en dispositifs informatiques, cette historicité multicouches révèle une inséparabilité de la lecture et de l'écriture, qui m'apparaît rétrospectivement constitutive de toute lecture et de toute écriture, et dont résulte une textualité du lecteur  : lire, c'est écrire sa lecture, s'inscrire soi-même en un texte.
Cela semble évident à considérer l'activité de ce premier lecteur du texte qu'est d'abord son auteur au moment même où il écrit [7], qui n'avance qu'en (re)lisant les traces de sa propre écriture déjà-là, qu'en y reculant, et qui, enchaînant par de nouveaux énoncés sur ce déjà que trame un essentiel repentir, réalise sa propre lecture en parachevant un texte dont il se trouve finalement expulsé en tant qu'auteur, abandonné par une mise en forme dont il n'est plus que le dernier lecteur possible.
Lorsqu'elle accède au texte numérisé , c'est l'activité de lecture en général qui se révèle être, dans la plénitude de son acte, essentiellement productrice de marques, traces et annotations - et parfois finalement de textes. La numérisation met en évidence la textualité d'un lecteur toujours potentiellement écrivant  et d'un écrivain originairement lecteur . L'écriture y apparaît être une lecture accomplie et inversement.
Cette textualité du lecteur peut venir en pleine lumière à l'époque des supports dynamiques parce que la matérialité du support d'un texte conditionne la compréhension qu'en a le lecteur tout autant que la compréhension qu'il a de la lecture en général (et par là-même, de la littérarité).
L'histoire de la genèse des oeuvres est donc indissociable de l'histoire des supports  de la textualité, et la dynamique textuelle parcourt toutes les couches de cette histologie générale.
 
Textes et supports
 
S'il est vrai qu'appréhendé dans sa forme à l'exclusion  de ses matières, déchets, repentirs et matériaux préparatoires aussi bien que des spécificités techniques de ses supports, "le texte" est un concept historiquement déterminé qui peut faire obstacle, par l'oubli de son historicité, à la critique génétique comme histoire des oeuvres écrites dans le moment de leur invention, il faut en élaborer une théorie qui prendrait en compte la concrétude proprement technique du complexe de sources, annotations, trames, renvois, recopies, corrections et duplicata  donnant effectivement lieu à l'événement d'écriture et de publication . Depuis une telle analyse rétrospective,
. Jean-Louis Lebrave peut distinguer la critique génétique de la philologie,
. on peut inscrire l'émergence actuelle de la numérisation des textes dans une histoire générale des supports textuels,
. on peut mettre en évidence les effets dynamiques actuels de cette évolution en ce qui concerne aussi bien l'effectivité de la lecture des oeuvres existantes, et donc l'écriture des oeuvres à venir, que la critique en général, et, singulièrement, la critique génétique elle-même.
Ce n'est pas seulement pour rendre hommage au support éditorial où j'écris ces lignes que je m'intéresse à l'approche génétique. La rencontre qui a pu avoir lieu entre l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes et la petite équipe de chercheurs que s'est s'associés la Bibliothèque de France [8], au sein de laquelle j'ai pu développer ces réflexions à l'occasion d'expérimentations très pratiques, n'était possible que parce que nous était d'emblée commune une attention déclarée au rôle que la matérialité des supports joue dans la constitution de toute activité cognitive, notamment les activités de lecture et d'écriture savantes [9].
Et c'est en quoi la critique génétique n'est pas un avatar actuel de la philologie. L'argument de Lebrave est parfaitement clair à cet égard : bien que « texte, avant-texte, manuscrit, variantes, écriture » soient des termes qui, « à l'exception d'avant-texte » , n'appartiennent pas « en propre aux études de genèse », chacun voit sa charge sémantique altérée par l'approche génétique telle que la rend possible et nécessaire  l'histoire des supports textuels eux-mêmes, et en premier lieu, l'apparition du bon à tirer requis par la reproduction imprimée.
Dès lors, la variante, qui intéresse le philologue et le généticien, ne concerne pourtant pas l'un comme l'autre. Elle a une histoire ancienne, qui remonte au moins à Alexandrie où, comme le montrait Ch. Jacob, « Zénodote est le premier à avoir entrepris ce travail [philologique], choisissant entre plusieurs variantes la meilleure à ses yeux, mais pratiquant également une "critique active" du texte, sans hésiter à supprimer des passages jugés suspects ou à modifier le détail de l'expression, voire à ajouter un vers supplémentaire pour éclaircir un contexte obscur" [10] - tout comme Voltaire corrigeait encore les textes qu'il était censé "traduire" [11]. Lebrave montrera en quoi l'approche génétique n'hérite pas  - et se constitue par ce refus d'héritage - de ce rapport normatif à la variante qui, malgré tout le respect dû à la philologie, l'habite toujours en quelque manière : pour elle, la variante « est écart, divergence par rapport à un original; cet écart représente, non un enrichissement, mais une dégradation. En tant qu'outil opératoire de la philologie, la variante est fondamentalement fautive » [12].
Une nouvelle appréhension de la variante - qui doit alors abondonner ce nom - est rendue possible lorsqu'il est reconnu que :
. l'énonciation écrite, par la matérialité même de son support et les conditions de sa reproductibilité [13], n'est en rien réductible à l'énonciation orale - et le concept de mise en forme matérielle des énoncés met en évidence une performativité inversée de l'écrit faire (disposer typo-graphiquement un texte sur son support) c'est dire [14];
. « Toute scription manuscrite produit un objet singulier qui - du moins jusqu'aux moyens de reproduction modernes - n'est pas reproductible à l'identique, mais dont le contenu peut être recopié par un nouvel acte d'énonciation. Au contraire, l'écrit imprimé moderne se caractérise par l'existence d'objets identiques reproduits en un grand nombre d'exemplaires au cours du même processus énonciatif », ce qui signifie qu'avec l'apparition de l'imprimé, le manuscrit change de statut dans cette mesure où, appartenant dorénavant au stade précédant la publication, séparé de l'espace public de la lecture, il se met radicalement hors de la portée du lecteur - à l'exception de ce premier lecteur de soi qu'est l'écrivain. On peut alors classer les écrits en quatre grandes catégories : « Ecrits publics manuscrits … ; écrits publics non-manuscrits … ; écrits non-publics manuscrits … ; dactylogrammes, ou tapuscrits … » [15]
Il résulte de cette évolution des supports que « l'assimilation des manuscrits "modernes" aux manuscrits anciens et médiévaux relève … du malentendu » [16] puisqu'il s'agit d'écrits non-publics manuscrits que rend possibles l'existence des écrits publics non-manuscrits auxquels ils s'opposent comme la sphère privée à l'espace public, le bon à tirer étant à l'articulation des deux. Changement de statut du manuscrit dû à l'existence de l'imprimé dont résulte une inversion du sens de la variante, désignant pour le généticien non plus l'accident fautif, mais « le résultat des opérations de réécriture que les écrivains donnent à voir ».
 
Bibliothèses
 
Leroi-Gourhan a montré qu'avec la multiplication des imprimés, dont la fracture du bon à tirer est une conséquence, l'accumulation des textes, où se trame le savoir qui les tisse, s'accroit au point qu'une assistance à l'orientation dans la géologie de la mémoire, par la création de catalogues, d'index et de fichiers, devient indispensable, tandis que le livre se dote d'appareils de navigation facilitant le déplacement non-linéaire du lecteur (paginations, tables de matières, glossaires, etc.). Ce devenir s'inscrit dans une histoire caractérisée par l'extériorisation de fonctions élémentaires de la mémoire individuelle vers de véritables instruments de navigation dans la mémoire collective matériellement mise en forme, et par là même toujours plus transmissible et toujours plus vaste :
 
La mémoire sociale engloutit dans les livres, en quelques décennies, toute l'Antiquité, l'histoire des grands peuples, la géographie et l'ethnographie d'un monde devenu définitivement sphérique, la philosophie, le droit, les sciences, les arts, les techniques et une littérature traduite de vingt langues différentes. Le flot va s'amplifiant jusqu'à nous mais, toutes proportions respectées, aucun moment de l'histoire humaine n'a connu une dilatation aussi rapide de la mémoire collective. [17]
 
Un processus de guidage de la lecture se met très tôt en place, dont les actuels support[18], et si « le livre[19] ». Et c'est aussi, du même coup, une nouvelle expérience de la textualité.
La question de la navigation, maître mot de l'hypertexte, dont Alexandrie constitue déjà un sommet historique, était posée dès que la Mésopotamie avait entrepris le classement des inscriptions cunéiformes sur tablettes d'argile. Mais après l'imprimerie, elle fait l'objet d'une technicité particulière qui devient, en conjonction avec le métier Jacquard [20], l'ancêtre de la mécanographie et finalement de l'informatique. S'orienter dans le savoir, c'est à dire dans le passé qu'est la pensée, dans le déjà-là de traces accumulées et héritables, constituées en patrimoines nommés littérature, science ou philosophie, est un souci ancien qui, prenant figure dans les bibliothèques, conduira plus tard à une modélisation avancée d'opérations cognitives par l'appareillage technique devenu électronique, et c'est pourquoi Leibniz, concepteur de machines et simultanément penseur de l'Encyclopédie, de la Bibliothèque et de la Characteristica universalis , est une référence courante pour les théoriciens de l'"intelligence artificielle" et des sciences de la cognition.
En résumé, on peut poser qu'au cours de cette histoire, les spécifications matérielles du texte déterminent la lecture et l'écriture par deux aspects au moins :
. la séparation entre le manuscrit et l'imprimé isole la séquence constitutive de l'acte inventif du moment de sa publication , et par là même transforme le sens de la variante, et de la genèse elle-même,
. des instruments d'orientation dans le passé littéral de la pensée, comme dispositifs automatisés d'assistance à la navigation et à la recherche, permettent très tôt d'appréhender synthétiquement, quoiqu'encore grossièrement, de grands corpus textuels par délégation de fonctions élémentaires de lecture et de parcours des espaces virtuels que l'on pourrait nommer les bibliothèses (les supports et instruments bibliographiques en général, dont les bibliothèques, publiques ou privées, de manuscrits ou d'imprimés, numérisés ou non, sont elles-mêmes des cas) - où s'élargit l'"angle de vue" du lecteur (et de l'écrivain), avec de nouvelles possibilités de "zoom", au prix d'une éventuelle réduction de sa "profondeur de champ".
 
La finitude rétentionnelle
 
A travers ces analyses, Leroi-Gourhan décrit ce que j'ai appelé dans un autre contexte, en reprenant et généralisant une expression de Jacques Derrida, la situation de finitude rétentionnelle  de la mémoire humaine.
La mémoire individuelle n'est pas infinie. Pour cette raison même, mémoriser, c'est oublier, ainsi que le montre Borges dans Funès ou la mémoire [21]. Tout comme la carte[22], n'apportant rien de plus  à l'orientation[23]. [24].
La suppléance de la finitude rétentionnelle est dans sa version la plus banale - et d'autant mieux oubliée - l'agenda-répertoire , et, dans une occurrence tout aussi quotidienne, mais plus riche, le journal intime , et, dans l'ordinaire de l'écrivain rédigeant telles Mémoires, tel Traité de géométrie , le carnet des notes et le cahier des rédactions sur lesquels on vient se repentir, chacun à sa manière, d'une faute initiale commune - comme défaut, comme oubli - à tout être qu'un avenir ouvre à l'éternel retour du passé [25] : celui de la littérature, des mathématiques, de la philosophie, comme celui de l'histoire - l'histoire individuelle aussi bien que « l'histoire en général et l'Histoire Universelle en particulier » [26]. Autant de formes de la "culture" dont la suppléance matérielle des supports de mémoire ne relève pas la finitude, mais lui donne l'efficience et l'effectivité, sinon d'une quasi-infinitude, du moins d'une cumulativité indéfiniment réactivable. La possibilité de réactiver un maintenant  est essentielle à l'écriture et il n'y a pas de littérateur qui ne relise aucune rature, « car méditer, sans traces, devient évanescent » [27].
C'est aussi l'accès à la mémoire des autres , de ceux qui sont absents, vivants ou mort, que donne cet élargissement technique  de la finitude rétentionnelle, et c'est, à la fois,
1) ce qui soutient tout le raisonnement de Husserl à la fin de sa vie, lorsqu'il médite l'origine de la géométrie et son retour , comme éternel présent omnitemporel, en tout nouveau moment idéal-subjectif de l'histoire géométrique intersubjective,
2) ce qui le fait par là même entrer en conflit avec le « principe des principes » de la phénoménologie tel qu'il repose sur privilège originaire du vécu dans l'analyse intentionnelle, tandis qu'un temps passé non-vécu devient ici le constituant originaire du Présent Vivant de l'invention géométrique : l'écriture est cette possibilité de communication hors du présent, à travers le temps, qui ouvre ce que le phénoménologue nomme la communautisation du savoir géométrique.
Husserl analyse en effet l'écriture comme condition de possibilité d'une communication omnitemporelle sans laquelle aucune réitération de l'idéalité géométrique ne serait possible. L'écriture linéaire est ce qui, pour la première fois (première fois du "savoir impersonnel", du livre ouvert par Hérodote, de la géométrie), donne un accès littéral au passage[28], qui est la condition de la réactivabilité du sens, elle-même condition de l'idéalité. Intelligibilité qui appelle une exactitude de l'enregistrement[29], le dépassement de la finitude rétentionnelle « dans le monde communautaire » (comme inscription ou enregistrement) est nécessaire dès le moment de l'invention. Mieux : il est ce moment par excellence.
Il faut évaluer la portée des analyses des instruments bibliographiques puis informatiques de navigation dans le savoir, proposées par Leroi-Gourhan, depuis cette situation originaire de finitude rétentionnelle, telle qu'elle affecte toute mémoire anticipant un avenir dans la possibilité de revenir sur son passé, et telle qu'elle détermine les époques de cette possibilité selon la matérialité des mises en formes que libère la mnémotechnique dominante. Et c'est aussi dans cette perspective qu'il nous faut concevoir l'avenir du texte numérisé, dans la mesure où ce qui était vrai de la bibliothèque collective, patrimoniale, l'est aussi aujourd'hui de la bibliothèque privée, et, au-delà, des formes les plus intimes de bibliothèses (du corpus scanné par son lecteur à son bénéfice exclusif, jusqu'à l'agenda électronique connectable sur la station de travail, en passant par le power-book) : le développement des instruments micro-informatiques de gestion de données personnelles nous fait entrer dans l'ère des instruments de navigation dans la mémoire individuelle devenant par là même, assistée des automatismes de l'ordinateur, "réactivable" intégralement et à tout instant.
Le sens du mot "réactivation" change certes ici de sens. Mais dans quelle mesure ? Et en quoi change-t-il du même coup le sens du mot chez Husserl lui-même ? C'est ce que je tenterai d'examiner à présent, en me penchant sur un travail commun au lecteur et à l'écrivain : l'annotation, en ses multiples dimensions.
 
L'hypertraitement de texte
 
Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Fuchs écrivaient, à propos de Flaubert "ruminant" Hérodias :
 
Etudier une écriture manuscrite comme processus veut dire aussi : comprendre et formaliser les habitudes graphiques d'un scripteur. A quel moment se sert-il de tel type de papier ? Quels sont ses rituels pour "occuper" progressivement la page ? Quels sont ses codes métascripturaux ? Bref : comment peut-on "lire" les traces graphiques enregistrées par le manuscrit et remonter à travers elles jusqu'aux mécanismes de la genèse ? [30]
 
Approcher le travail de l'écrivain, c'est fréquenter aussi ses outils et lieux d'études : stylo, papier, carnet, mais également chemises, dossiers, rayonnages où ils s'accumulent avec les ouvrages marqués, cornés, annotés, tiroirs où sont rangés des fichiers, et tant d'autres formes d'aide-mémoire composant les supports des codes de "métascriptions" et d'un processus global d'archi-annotation , auxquels aujourd'hui s'ajoutent évidemment les disquettes, mais encore les photos, bandes magnétiques audio et vidéo et "échantillonnages" numériques que les extensions multimedia des systèmes micro-informatiques (tel quick-time  sur le système 7 du Macintoch) font à leur tour entrer dans le champ d'une annotation électronique généralisée au sein de dispositifs dits hypermedia .
Bien avant l'hypertexte et l'électronique, tout un espace rétentionnel et virtuel , statique et cependant parfaitement opératoire, encadre physiquement l'écrivain travaillant à sa table. De subtiles techniques d'annotation, corrélation, classement, organisent dès son origine l'écriture des oeuvres, qui peuvent être aujourd'hui transposées dans le domaine des supports numériques au plus grand bénéfice du lecteur-scripteur : elles s'en trouvent incommensurablement dynamisées .
Qu'il soit écrivain, professeur, étudiant, "intellectuel", mais aussi ingénieur, avocat, journaliste ou administrateur, un lecteur "professionnel" utilise diverses techniques de balisage et d'orientation que matérialisent des « habitudes graphiques » et/ou spatiales, qu'il en systématise ou non l'usage : signes d'annotations de significations diverses (croix et traits en marges, soulignements aux tracés divers dans le corps même du texte imprimé, etc.), techniques de résumé et de synthèse, fichiers, dossiers, etc. Il glose les textes, les indexe, les met en rapport par des systèmes de corrélation (les fichiers), y extrait des passages pour des citations, utilise des instruments de recherche (bibliographies, revues spécialisées, dictionnaires, encyclopédies).
Toutes ces techniques de lecture visent à créer des liens qualifiés  entre des documents ou des passages dans des documents. Les techniques hypertextuelles actuellement développées par le génie logiciel permettent d'intégrer rigoureusement, en les automatisant, ces opérations. L'avantage en est que la mémoire de la machine n'oublie pas, tandis que celle du lecteur est essentiellement faillible. Une fois les cahiers, livres, fichiers, dossiers refermés dans les rayons de la bibliothèque ou sur le bureau, toutes les interventions sur le support même du corpus en quoi consistent les diverses gloses, de la croix en marge au commentaire quasiment rédigé sur le cahier, se disséminent dans l'espace de travail, s'atomisent et s'ignorent superbement. Le génie du lecteur sera d'en faire malgré tout la synthèse. Le génie de la machine permet sinon de vérifier ce génie, encore moins de le remplacer, en tout cas de lui assurer les plus rigoureuses conditions d'exercice : pour le lecteur traditionnel, la visibilité exacte du texte ne porte que sur quelques pages ou dizaines de pages en amont et en aval du passage actuellement lu. Au-delà de ce champ, la fidélité du lecteur à son corpus est irrémédiablement livrée aux infortunes de sa subjectivité. L'assistance de la machine inaugure au contraire une époque de haute fidélité de la lecture . La lecture de la machine est sans faille, sans délais. Sa visibilité du texte est totale et instantanée. Cela ne veut évidemment pas dire que la lecture devient objective - mais qu'elle gagne en rigueur et en lucidité sur sa propre opération .
Le lecteur professionnel met en oeuvre, plus ou moins consciemment, des techniques d'appropriation où la lecture est indissociable de l'annotation, c'est à dire de l'écriture, et que l'on peut implanter dans un système de lecture assistée par ordinateur. Automatisées, elles permettent aussi de faire apparaître de nouvelles techniques de contrôle - dont font partie les outils de "navigation" hypertextuelle. En tant qu'elles font objectivement coïncider la lecture et l'écriture (dans cet objet qu'est la machine avec laquelle le lecteur inter-agit), ces techniques mobilisent aussi bien les outils les plus sophistiqués du traitement de texte que ceux de la création et de la gestion de bases d'"hypertextes". C'est pourquoi je les appelle des instruments d'hypertraitement de texte.
Aujourd'hui, l'utilisateur d'un système informatique personnel peut constituer des bases de données textuelles où il n'est plus contraint par une critériologie de conservation ou un système d'accès à l'information constitués a priori, comme c'est le cas de l'information en ligne ou des bases de données éditées sur CD-Rom. Utilisateur de ses mémoires, il en est d'abord le rassembleur et l'organisateur. Il dispose des sources les plus diverses (supports optiques d'édition électronique, banques de données, grands fonds numérisés tels celui de la Bibliothèque de France, documents numérisés par lui-même) qu'il peut adapter à ses besoins par des instruments de traitement de mieux en mieux conçus pour une lecture d'étude.
C'est dans ce contexte que de nombreux chercheurs en informatique et sciences de l'information sont conduits à développer des concepts favorisant une interaction toujours plus forte entre un système de données ouvert et un utilisateur acteur , depuis la simple navigation dans un document "actif" ou "intelligent" (ce que j'appelle un support dynamique), jusqu'à la possibilité pour l'utilisateur d'enregistrer les traces de ses propres actions dans la base elle-même et de les traiter comme composants de cette base. Ces concepts constituent le contexte d'apparition des langages d'annotation, de la lecture et de l'écriture éditoriales assistées par ordinateur, et plus généralement, de l'hypertraitement de texte.
 
Hiérarchisations, qualifications, navigations
 
L'illustration suivante présente un exemple d'annotations manuscrites sur un support papier.



On peut analyser, modéliser, automatiser et intègrer sous formes de fonctionnalités primitives d'annotation numérique ces interventions manuscrites sur supports imprimés qui correspondent à l'ordinaire d'un travail de lecture amorçant un processus d'écriture (et il peut porter sur un texte dont le lecteur est lui-même l'auteur). On peut alors établir comme suit une typologie des techniques traditionnelles d'annotation de l'exemple ci-dessus :
 
 



 
Dire que la lecture (d'étude ou savante) est une opération d'inscription signifie qu'elle consiste d'abord en une appropriation du texte par intervention directe sur le support statique du papier. Dynamique, le support numérique permet une démultiplication et une exploitation automatique et systématique des opérations d'annotation modélisées selon les techniques de l'informatique.
Les actes d'annotation engendrent rapidement, au-delà des seuls repères ou codes graphiques, de l'écriture à proprement parler : notes en marges, mot-clés, commentaires. Les mots-clés créent par ailleurs des liens, des corrélations. Ils donnent également lieu à des listes ou thésaurii , qui sont autant de systèmes de "navigation" dans la mémoire bibliothétique du lecteur. Un système de lecture assistée par ordinateur peut alors reproduire ces techniques traditionnelles en les systématisant et en les intégrant. Il en résulte de nouvelles possibilités instrumentales d'orientation, par combinaisons et extrapolations, dont j'exposerai plus loin quelques aspects.
Dans l'exemple précédent, on peut distinguer deux grandes classes d'interventions sur le texte :
. des opérations de hiérarchisations (avec 4 niveaux) qui pondèrent le poids de passages du texte, auxquelles correspondent sur le support de papier les soulignements dans le corps du texte et les traits verticaux en marge,
. des opérations de qualifications, qui consistent à attribuer des valeurs sémantiques à ces pondérations, par divers moyens :
                   . insertions de mots-clés
                   . insertions de notes personnelles
                   . rédactions de commentaires
                   . liens avec d'autres documents (autres passages du même texte ou autres textes, par exemple : sources manuscrites, variantes éditoriales, textes mentionnés en référence, traductions, gloses canoniques, références bibliographiques, etc.).
Ces interventions ont été modélisées dans une maquette informatique, LECAO, réalisée à l'Université de Compiègne [31], où les opérations de hiérarchisations consistent à utiliser des caractères en couleurs, tandis que les opérations de qualification aboutissent soit à des opérations de surlignages en couleurs du texte commenté, soit à la création de liens entre documents visible par l'ouverture d'une fenêtre des "textes en rapport" avec le document commenté, ou par l'apposition de mots-clés. L'illustration suivante (photo jointe) reproduit un écran où ces opérations ont été effectuées. Bien entendu, chaque intervention sur le texte est enregistrée par la machine, qui peut alors la traiter comme une information, ce qui rend possible par exemple des recherches portant uniquement sur un niveau donné de la hiérarchisation, et plus généralement, la combinaison de très nombreux critères s'appliquant aussi bien au texte lu qu'aux qualifications textuelles engendrées par le lecteur .
L'utilisation du logiciel Candide, réalisé par l'INIST et l'école des Mines, intégré à la maquette LECAO, est un exemple typique de l'apport des supports dynamiques : il permet la génération automatique de graphes de "cartographie sémantique", comme dans l'exemple présentant ci-dessous un extrait d'une analyse de la 1ère section des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl :
 
(cf page suivante)
 
Les inscriptions en marges ou dans le corps des textes lus, les cahiers de notes, les fichiers, les dossiers, et leur organisation physique dans les rayonnages de la bibliothèque privée et sur le bureau, constituent autant de systèmes personnels d'orientation et de navigation dans l'espace à la fois matériel et spirituel (temporel et virtuel) du travail. Toute une mise en forme matérielle de la textualité et de sa lecture est ainsi opérée non seulement sur l'espace à deux dimensions du support de papier, mais dans le volume tridimensionnel du bureau et de la bibliothèque.
Il résulte du transfert de cette mise en forme matérielle de la lecture-écriture sur les supports dynamiques de l'hypertraitement de texte une transformation majeure de l'accès non seulement au texte, mais à la lecture passée de ce texte, telle qu'elle se matérialise elle-même textuellement, à la lettre , à travers toute la gamme des interventions décrites ici sommairement.
 
Maïeutique d'un nouvel instrument spirituel
 
Lire signifie déjà écrire. La lecture est le travail d'une impression. Souligner, entourer un ou des mots, ficher, rapprocher, corréler, corner une page, glisser un signet, un "post-it", commenter, résumer, schématiser, dresser un plan de cours, rédiger un article, une thèse, un livre : il n'est pas possible de distinguer où, parmi ces opérations, commence l'écriture, où cesse la lecture. Comme on ne lit qu'en inscrivant, on n'écrit qu'en déchiffrant, écrire, c'est toujours lire et relire, citer, monter, enchevêtrer, réagencer ses lectures antérieures, y compris en les oubliant. C'est aussi préparer ses lectures à venir, s'apprêter à lire le nouveau en cheminant par le fouillis textualisé des mots, en capilarisant son corpus, en y tramant ses réseaux. Lire c'est faire monter la glose comme on laisse lever une pâte, c'est faire disparaître, comme dans le chiasme d'un sablier, le texte commenté dans le palimpseste de son commentaire.
Le support dynamique est un nouvel instrument spirituel - Husserl aurait plutôt parlé d'un nouvel « objet investi d'esprit » - où le texte du lecteur se constitue comme effectivité de sa lecture. Son organisation est très complexe, multicouches, protéiforme, c'est un hypertexte produit par un hypertraitement de texte. A travers lui, un processus maïeutique se noue entre le texte lu et le lecteur. Il se trame et se dépose entre eux comme un tissu au cours de la lecture, témoignant de la genèse où elle prend matériellement forme. Sur ce témoin, parce qu'il est dynamiquement supporté, le lecteur peut revenir aussi souvent que nécessaire, accumulant et affinant ses propres traces.
Le texte hypertraité est proprement cartographié, et cela donne des images plutôt radioscopiques que géographiques. Il s'agit bien d'orientation[32]
Chaque opération effectuée sur le corpus par le spécialiste étant automatiquement mémorisable par le système qui l'assiste, il en résulte de nouvelles possibilités de contrôle de sa propre lecture - et du même coup un nouveau type de lecture . Le graphe présenté ci-dessus permet moins au lecteur de connaître le contenu du texte lu que d'avoir une vue synthétique (à tous les sens de ce qualificatif) des conséquences de son propre travail, telles que la machine est en mesure de les extrapoler depuis les inscriptions faites par le lecteur aussi bien comme hiérarchisations que comme qualifications.
Les supports numériques, conçus comme produits éditoriaux et non seulement comme environnement dynamique pour des lectures individuelles, inaugurent aussi bien une nouvelle époque de la transmission des savoirs, en particulier dans le domaine des savoirs interprétatifs, dans la mesure où ils permettent la transmission non seulement du résultat du travail, mais également des outils et processus intermédiaires qui ont permis de l'obtenir : l'oeuvre incorpore sa propre histoire, réalisant un idéal hegelien où « le résultat … n'est pas le tout effectivement réel; il l'est seulement avec son devenir » [33], et « la vérité n'est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus trace de l'outil » [34], elle conserve la mémoire de son travail, le « travail du concept » et des instruments qu'il façonne. On me dira que ce phantasme métaphysique n'intéresse pas la littérature : c'est pourtant précisément ce qu'en un certain sens, la critique génétique conteste. On peut augurer que ce fait à lui seul signifie à terme une profonde transformation des savoirs eux-mêmes.
Lorsqu'un système de lecture assistée par ordinateur devient un outil d'édition électronique, les résultats visés par le spécialiste du corpus doivent être organisés et standardisés dans leur présentation de manière à ce que n'importe quel utilisateur du produit éditorial final puisse se les réapproprier sans difficultés. C'est en ce sens que le système LECAO a évolué dans un nouveau projet, OPEN, qui doit être à la fois un dispositif d'investigation textuelle pour le lecteur réalisant l'édition critique, et un système de "navigation" dans les bases de données qu'il crée à mesure qu'il avance dans sa tâche, aussi bien pour pouvoir y naviguer lui-même que pour faciliter la "navigation" des autres.
 
L'arbitraire à la lettre
 
Parce que la mémorisation est oubli, on ne lit et on n'écrit que dans l'horizon de sa finitude rétentionnelle, et si l'écriture linéaire donne accès au passage de la parole comme à son passé, cela concerne d'abord ce passé immédiat où se constitue une phrase, pour celui qui l'écrit autant que pour celui qui la lit. Mais cet accès ouvre un chemin en éliminant d'autres possibles, il est orientation depuis un irréductible arbitraire de cette navigation qu'est la lecture destinée à l'écriture et inversemement. Cet arbitraire de la lettre contamine le lettré et fonde son idiosyncrasie, sa différence, c'est à dire aussi son autorité d'auteur, tout comme l'« arbitraire du signe » fonde l'idiomaticité des langues (leur littérarité).
 La corrélation est une opération essentielle de la lecture qui annote. Corréler, c'est accomplir la lecture dans une écriture qui est une sériation . Lire avec la machine, c'est organiser des séries corrélatives sans perte de mémoire, pouvoir en afficher en permanence les structures, intervenir sur les séries et réduire les structures de manière à limiter le bruit qu'engendre cette puissante mise en échos et miroirs (il faut oublier en plusieurs sens : réduire, résumer, éliminer), et finalement accéder à de nouvelles séries et métastructures par les codes métascripturaux automatisés. En ce sens, la machine apporte une dimension absolument originale à la lecture. La lecture de la machine est sans faille, sans délais. Sa visibilité du texte est totale (elle est discrète et s'effectue quasiment, par rapport à notre échelle, à la vitesse de la lumière). Son objectivité mécanique souffre cependant de cette absence de faille. De même que le programme Chant [35], qui simule l'aria  de La Reine de la Nuit, donne une voix de synthèse sans musicalité parce qu'absolument exacte (mais qu'on ne peut dire juste), l'absolue exactitude de la mémoire machinique doit être corrigée par une réintroduction de la lecture comme défaillance (ce défaut nécessaire dont témoigne la variante, qui est aussi la condition même de la finitude rétentionnelle dont témoigne Funès), comme justesse procédant de l'espèce d'injustice et d'impératif de décider (d'interpréter) d'où provient la nécessité même d'un texte. "Réintroduire la lecture comme défaillance ", c'est à dire comme nécessité de réduire les séries et de décider des raisons qui les articulent, où il s'agit d'éliminer les excès de l'exactitude pour s'y frayer un chemin, y ouvrir une perspective, une bifurcation [36]. Lorsqu'elle est voulue et réfléchie par l'écran, sinon tout à fait raisonnée, cette défaillance se trouve érigée à un point de vue si large que c'est le texte lui-même qui s'en trouve transformé. Tout se passe comme si l'arbitraire littéral du lecteur devait se soumettre à l'arbitrage de la machine (devait se laisser dévoiler par elle) : il y a, littéralement, co-rection du lecteur par la machine et de la machine par le lecteur, et production par là même d'un nouvel objet. Le texte est cet "objet" qui se définit par les conditions dans lesquelles on y accède; en modifiant ces conditions, c'est l'"objet" lui-même que l'on modifie.
 
La lecture comme processus d'individuation et le rapport transductif au texte
 
C'est parce que le texte ne consiste que dans les conditions auxquelles on y accède qu'il doit être conçu avant tout partage hylémorphique, dans la considération de son support matériel autant que de sa forme, étant donné le rôle du support dans sa lecture aussi bien que dans son écriture : la relation entre le texte et son lecteur (et son auteur comme premier lecteur) est transductive , au sens que Simondon a donné à ce terme dans l'analyse des processus d'individuation par où il dépasse l'opposition de la forme et de la matière.
Le point de départ de la question simondonienne de l'individuation est la critique du schème hylémorphique et du substantialisme :
[37]
 
Ces deux voies se donnent l'individu déjà constitué pour rendre compte de l'individuation. Or, il s'agit de ne se tenir ni dans l'unité, ni dans la dualité, mais dans le processus[38]
 
Lire est toujours écrire et inversement précisément dans cette mesure où le texte n'existe que dans sa manifestation, comme le dit Gadamer [39], où la lecture est alors un processus d'individuation du texte lu autant que de son lecteur , manifestation individuante du texte qui coïncide avec l'individuation de la textualité du lecteur , pleinement accomplie lorsqu'il inscrit les effets de sa lecture quelque part, que leur forme en soit textuelle ou non. Le texte est alors pour le lecteur un milieu préindividuel dont la textualité joue en effets comme rapport transductif entre lecteur et texte constitués par leur relation. Celle-ci est à son tour déterminée par les spécificités du support mis en jeu.
Le texte est donc un objet qui ne se constitue que dans les conditions d'accès qu'y ménage son support matériel, conditionnant la nature de la relation du lecteur à ce qu'il lit par une mise en forme matérielle dont la performativité pré-cède le partage hylémorphique. En oubliant la matérialité de cette relation, dont le support dynamique n'est qu'un cas, c'est le lecteur lui-même qu'oublie une théorie "du" texte. Ces conditions d'accès sont l'effectivité de la relation transductive, elles surdéterminent ce qu'elle mettent en relation.
C'est par exemple ce que ne peut pas penser la Poétique structurale qu'expose Todorov en 1968 [40]. Les apories du structuralisme sont celles d'un point de vue substantialiste où le texte n'est pas conçu selon sa processualité . Elles ne font que prolonger la difficulté qu'avait déjà rencontrée Saussure en opposant méthodologiquement l'analyse synchronique et l'analyse diachronique des faits linguistiques, laissant comme un point aveugle, aussi indiscernable que le point géométrique, l'individu parlant. On pourrait certes arguer que l'inacessibilité du point fonde l'idéalité même de la géométrie. Mais il s'agit alors de spécifier idéalement ce qui reste en effet inaccessible dans le processus de la textualité.
Sans doute rencontre-t-on de semblables difficultés dans d'autres domaines, elles sont exemplaires de toute les questions épistémologiques au XXè siècle : des relations d'incertitude mettent en crise la plupart des cadres théoriques. Heisenberg s'attache à formaliser de telles relations, énonçant par là les limites de l'observation, et formalisant du même coup ses règles. Pour ce qui nous concerne (l'observation du phénomène de la textualité), l'incertitude n'est observable que dans la processualité en quoi consiste la genèse de la lecture-écriture, et elle coïncide absolument avec la faillibilité du lecteur, c'est à dire avec la finitude de ses rétentions-protentions. Dès lors, la bipolarité méthodologique saussurienne dont hérite le structuralisme doit être dépassée : d'une opposition statique, il faut faire une composition dynamique.
Ce dont ne peut rendre compte Saussure est moins le signifiant pensé dans son opposition/adhésion au signifié, dont Derrida a montré l'impossibilité ontologique (et à travers elle, l'impossibilité de l'ontologie elle-même), que ce qui reste l'impensé d'une linguistique saussurienne et peut-être de toute linguistique : la signi-fiance, le faire-signes tel que le sens en train de se faire ne saurait être réduit à la signification, qui n'est que le résidu d'un sens déjà fait. Si un texte n'est littéraire que dans la mesure où il mérite par essence d'être re-lu, c'est parce qu'il fait sens incessamment. Ce qui permet d'appréhender sa textualité n'est pas sa signification, mais son faire-signes (dans la lecture-écriture) en tant que processus relancé à chaque nouvelle lecture. La textualité d'un texte est essentiellement la genèse d'un sens tel qu'il n'est pas une signification (il est instable, incertain, processuel, dynamique).
C'est précisément une telle genèse que Simondon nomme un « processus d'individuation psychique et collective ». Qu'elle doive être appréhendée comme relation transductive d'incertitude signifie que le sens d'un texte n'est pas "derrière" lui (il n'y a pas de vouloir-dire du texte), mais entre le texte et son lecteur, lui-même  textuel. Le lecteur se lit (lit son propre texte, le tissu textuel de sa propre mémoire) à travers ce qu'il lit, tel que cela a été mis en forme matériellement et peut par là même devenir son pré-texte, comme le donne à penser Proust :
 
chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, dans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur. [41]
 
Lecture qui est une autolecture soumise à la partialité qu'impose l'arbitraire de la lettre résultant de la finitude rétentionnelle, que sa synthèse technologique ne permet pourtant pas de relever, comme le montre Gombrovitch :
 
Ne pensez-vous pas que le lecteur n'assimile que des parties et de manière partielle? Il lit une petite partie, un morceau, puis il s'arrête avant d'aborder le suivant, parfois même il commence par le milieu ou par la fin et va à reculons vers le début. Plus d'une fois il parcourra quelques morceaux et abandonnera, non pas que cela ne l'intéresse pas, mais tout simplement une autre chose lui est venue à l'esprit.
 …
Toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n'est-elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu'une partie seulement du réel ? Le reste est silence. Enfin est-ce nous qui créons la forme ou est-ce elle qui nous crée ? Nous avons l'impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construits par notre construction. Ce que vous avez écrit vous dicte la suite, I'oeuvre ne naît pas de vous, vous vouliez écrire une chose et vous en avez écrit une autre tout à fait différente. … Dans l'océan déchaîné des phénomènes, notre esprit isole une partie, par exemple une oreille ou un pied, et dès le début de l'œuvre cette oreille ou ce pied vient sous notre plume et nous ne pouvons plus nous en débarrasser, nous continuons en fonction de cette partie, c'est elle qui nous dicte les autres éléments. Nous nous enroulons autour d'une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et notre fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. [42]
 
Todorov avait bien compris qu'une lecture est par essence infidèle à ce qu'elle lit, et c'est pourquoi la poétique structurale n'a pas pour ambition de décrire les oeuvres littéraires :
 
Décrire une oeuvre … sans la projeter ailleurs que sur elle-même, cela est en quelque sens impossible … la description n'est qu'une répétition, mot pour mot, de l'oeuvre elle-même.
 
C'est bien ce que fera Pierre Ménard, auteur du Quichotte , avec ceci que l'expérience de Ménard est génétique , et cette génétique est un processus d'individuation de Ménard en Quichotte (non en Cervantès) où il s'agit de « continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard » [43]. C'est tellement vrai qu'il n'est question que des ratures, biffures, repentirs :
 
Mon jeu solitaire est régi par deux lois diamétralement opposées. La première me permet d'essayer des variantes de type formel ou psychologique; la seconde m'oblige à les sacrifier au texte "original" et à raisonner cet anéantissement avec des arguments irréfutables. [44]
 
Comme toujours chez Borges, la question est le jeu des possibilités qu'offre le monde de l'impossible que bâtit l'auteur de fictions et autres textes. En son coeur se tient l'impossible possibilité de la répétition. Cette phrase, « … la vérité, dont la mère est l'histoire, émule du temps, dépôts des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l'avenir », écrite par Cervantès, est platement « rhétorique » , tandis que, fruit de la lecture de Ménard, elle est « stupéfiante » [45]. Ce que souligne insupportablement l'impossible « contrastre entre les deux styles », c'est le temps - le temps de la lecture en quoi l'écriture consiste comme processualité du texte, où la facticité véritative de la fiction est cette relation transductive entre Quichotte et Ménard, où le texte, par quoi passe la vérité en cette histoire maternelle, est sa lecture. Lecture d'une accumulation irrémédiablement perdue, effacée, oubliée à l'époque que domine le bon à tirer  : si Ménard a « enrichi l'art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle », c'est aussi par « ses cahiers quadrillés, ses ratures noires, ses symboles typographiques particuliers et son écriture d'insecte » [46] qu'il brûle, supports inéluctablement destinés, comme tout ce que produit la finitude rétentionnelle, à la destruction finale.
 
L'improbabilité du texte hypertraité
 
Le point de vue structuraliste, déterminé par l'opposition méthodologique saussurienne, ne peut que décrire le sens déjà constitué (comme le substantialisme, selon Simondon, se donne l'individu avant la question de l'individuation), et le perdre du même coup comme sens, ne récupérant que son résultat : la signification. C'est bien ce programme que Todorov assigne à la poétique : son objet n'est pas l'oeuvre particulière (occurrence diachronique), mais la "grammaire" (la synchronie) dont l'oeuvre n'est qu'une manifestation singulière. Et c'est le lecteur-écrivant qui est perdu.
 
Ce qui se rapproche le plus de cette description idéale mais invisible est la simple lecture, dans la mesure où celle-ci n'est qu'une manifestation de l'oeuvre. Pourtant le processus de lecture n'est déjà pas sans conséquences : deux lectures d'un livre ne sont jamais identiques. En lisant, on trace une écriture passive; on ajoute et supprime dans le texte lu ce qu'on veut ou ne veut pas y trouver; la lecture n'est plus immanente, dès qu'il y a un lecteur. [47]
 
Et c'est pourquoi ni la description, impossible, ni la lecture, jamais passive, ne peuvent être scientifiques. Mais la poétique, qui abandonne dès lors les oeuvres elles-mêmes, s'expose peut-être ainsi à la mise en lambeaux  du territoire, muséifié par la Rigueur Scientifique, où seules « subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques » [48].
Si donc « la description ne peut satisfaire à des critères scientifiques, elle perd sa raison d'être » [49], et si elle y satisfait, c'est le lecteur-écrivant  qui est perdu - et peut-être la raison même de lire.
Mais il n'est pas déclaré perdu par le projet de poétique structurale : il est proprement éliminé, effacé, il n'existe même plus comme question - impossible question de l'impossible et règne de l'incertitude où tout , en vérité, se joue. Et d'abord l'écriture des oeuvres, et, par conséquent, leur littérarité en effets . On doute dès lors qu'il soit très intéressant  d'élaborer une théorie qui « présente un tableau des possibles littéraires » [50] s'il ne s'agit pas des possibilités impossibles, c'est à dire im-probables , d'une impossibilité certaine. Ces « organisations abstraites, logiquement antérieures à leur manifestation » [51], qui forment l'objet de la poétique, empêchent proprement de comprendre la question de l'individuation, se donnant l'individu déjà constitué comme une Forme ou un Eidos que viendrait ensuite remplir, concrétiser et particulariser une matière qui est autant l'auteur et le lecteur que le support de papier surchargé de ratures finalement effacées par le bon à tirer. 
En effets , l'« organisation abstraite » ne précède pas la lecture, la manifestation, la transduction. Où si elle le fait, c'est en tant que réalité pré-individuelle, mais du pré-individuel en tant que tel, considéré hors de toute relation transductive, on ne peut rien dire (pas plus qu'une Forme ne peut se présenter hors de toute matière) : le pré-individuel ne se présente que tendu par le processus d'individuation, dont la "rigueur scientifique" est un cas particulier qui, par nature, s'ignore . Phantasme d'une pure connaissance que dénonce Simondon : on ne peut connaître l'individuation dans la mesure où la connaissance est elle-même  un processus d'individuation. On peut dès lors douter que Todorov ait pleinement accusé le choc de la formule mallarméenne qu'il se plaît à citer, « Le livre, expansion totale de la lettre » [52] .
Dans sa littéralisation , le lecteur découvre sa textualité : son in-finitude, au sens d'in-achévement, à laquelle sa finitude rétentionnelle matériellement synthétisable, toujours suppléée par ses supports, l'ouvre paradoxalement. Ce lecteur, dont la constitution est "extatique", rétentionnelle-protentionnelle comme la conscience du temps chez Husserl, c'est à dire temporale au sens où l'analytique existentiale heideggerienne l'a établi dans son explicitation des structures du Dasein , est toujours en avant de lui comme l'oeuvre est toujours déjà pro-jetée dans ses manifestations à venir, parasitant et intensifiant l'inachèvement originaire en quoi consiste la défaillance rétentionnelle de tous ses lecteurs possibles, faillibilité qui n'est que l'autre nom de leur textualité.
L'histoire des supports est donc aussi l'histoire d'une endurance : celle de ce que Blanchot nomme l'improbabilité du texte, et l'hypertraitement de texte pourrait signifier aussi une hypertextualité du lecteur à venir : une intensification de l'improbabilité des textes autant que de leurs lecteurs. 
 
Expérimenter
 
Dans le passage de la philologie à la génétique, l'informatique n'est donc pas seulement un nouveau moyen, sans précédent, de réaliser des éditions critiques par l'exploitation des techniques de génération et d'affichage d'hyperdocuments. Elle constitue un nouveau support transductif  pour le lecteur critique investigant le dossier génétique, tout autant que pour l'écrivain lui-même, en tant qu'autolecteur, d'où se dégagent les conditions d'une nouvelle genèse des textes à venir, altérant la réalité effective du travail littéraire.
Je soulignais pour commencer la tension qui s'établit constamment chez Husserl entre genèse et structure. Or, la tension est un concept majeur de Simondon : le processus d'individuation résulte du phénomène de résonance interne qu'elle engendre. Toute relation transductive est aussi tendue, et métastable. La contestation derridienne des oppositions métaphysiques en général, de la matière et de la forme, du signifiant et du signifié, de la genèse et de la structure, de la synchronie et de la diachronie, en particulier, invite à s'installer résolument dans une pensée de la tension  (qui est celle de la puissance chez Nietzsche, c'est à dire de la force et de la différence de forces), telle que, mise en forme matériellement, entre genèse et structure, diachronie et synchronie, on ne puisse choisir , et que par là même, on y puisse gagner le mouvement, et aussi l'é-motion en quoi consiste toujours, en effets , le sens comme faire-signes, la signi-fiance de ce qui n'est pas in-signifiant . Ne pas choisir, mais osciller dans le monde incertain des impossibilités pré-hylémorphiques : faire travailler cette oscillation, c'est ici penser la technique et sa matérialité. Aujourd'hui, quant au Livre, elle est tendue par une mise en forme matérielle numérique qu'il ne suffit plus de penser (qui conteste l'autosuffisance de la pensée) : il faut l'expérimenter .
 
 
 


[1] « La critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ? » in Génésis n°1, 1992
[2] J. Derrida, L'écriture et la différence , Seuil, 1967, p. 231
[3] Ibid , p. 233
[4] Husserl, L'Origine de la géométrie , PUF, 1962, p. 210
[5] Husserl, La Crise des sciences européennes , Gallimard, p. 57
[6] J'ai rouvert ces questions dans ma thèse, La faute d'Epiméthée, la technique et le temps , EHESS, pp. 286-294 et 505-516. Cf aussi G. Cambiano, « La démosntration géométrique » in Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, pp. 251 et suiv.
[7] Impossible auto-lecteur puisque seul l'autre  peut se donner à lire.
[8] A l'initiative d'Alain Giffard, chef du département Nouvelles Techniques de l'Etablissement Public de la Bibliothèque de France
[9] Attention partagée avec d'autres chercheurs, chacun depuis son terrain d'origine, parmi lesquels Bruno Latour et Régis Debray aussi bien qu'un préhistorien comme Eric Boëda et plus généralement, l'ethnologie des cultures matérielles et l'archéologie.
[10] Ch. Jacob, « Mémoire, lecture et écriture : autour de la bibliothèque d'Alexandrie », inédit.
[11] Cf Berman, L'épreuve de l'étranger , Gallimard, et « L'auberge du lointain » in Des tours de Babel , TER
[12] Lebrave, op. cité , p. 40
[13] Ces réflexions seraient à mettre en rapport avec ce qui préoccupait Benjamin à propos de l'art et de la photographie - même si elles exigeraient justement une mise en question de ses analyses. Sur une telle mise en question, discrète et indirecte, cf. M. Blanchot, « Le mal du musée » in L'amitié , Gallimard.
[14] Ce qui nécessiterait à soi seul une réélaboration de la théorie des speech acts - et des usages actuels qu'en font les dites "sciences de la cognition"
[15] Lebrave, op. cité , p. 38
[16] Ibid, p. 42
[17] Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole , tome 2, p. 70
[18] Ibid, p. 73
[19] Ibid, p. 74. Je souligne.
[20] Ibid. « C'est le même principe que celui de Jacquard pour le métier à tisser et il est curieux de constater qu'il a fallu plus d'un siècle pour que la matière documentaire rejoigne l'étape franchie au XIXe siècle par le tissage. En réalité, si le mécanisme est le même, le degré d'exploitation est tout différent puisque les bandes perforées du métier à tisser expriment des réponses alors que les perforations de fiches correspondent à autant de questions éventuelles.»
[21] Borges, « Funès ou la mémoire », Fictions , p. 109
[22] Borges, « Musée de la rigueur scientifique », L'auteur et autres textes, p. 198
[23] Funès « n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funès, il n'y avait que des détails, presque immédiats ».
[24] Cf Almuth Grésillon, « Ralentir : travaux » in Genesis n°1 , p. 15
[25] C'est ce que j'ai nommé, dans le travail déjà mentionné, la faute d'Epiméthée.
[26] Queneau, Les fleurs bleues
[27] Mallarmé
[28] J. Derrida, Introduction à L'origine de la géométrie , p. 87
[29] J. Derrida, Introduction à l'origine de la géométrie , p. 45
[30] Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Fuchs, « Flaubert : "ruminer Hérodias" » in L'écriture et ses doubles, genèse et variation textuelle , ed. CNRS
[31] LECAO (Lecture et Ecriture Critiques Assistées par Ordinateur) est une maquette simulant une interface de lecture assistée par ordinateur. Elle a pu être réalisée avec l'aide du Ministère de la Recherche, département Sciences de l'Homme et de la Société, et en collaboration avec la Bibliothèque de France. Ce programme se poursuit aujourd'hui sous un nouveau nom, OPEN (Outil Personalisable d'Edition Numérique), dans le cadre du programme PARINFO de la Délégation à l'Information Scientifique et Technique, en collaboration avec la Bibliothèque de France et le CNRS.
[32]Il faut interpréter la question de la lecture du point de vue de Diderot et du Paradoxe sur le comédien : lire, c'est épouser un texte, le faire sien, en devenir le personnage, masque, persona . C'est s'exposer à tous les paradoxes du comédien : épouser tous les textes, tous les personnages. Interpréter, c'est jouer le texte. C'est aussi devenir son propre public, son "premier lecteur". Dans cette appréciation se décide proprement la lecture, l'interprétation, la critique des personnages, peut-être d'abord leur conflit. Tout y est affaire d'appropriation par la répétition : de trahison, de traduction, parfois de bonne trahison, de bon piratage, de bonne infidélité. De « bon mensonge », aurait dit Jouvet.
[33] Hegel, Phénoménologie de l'esprit , p. 7
[34] Ibid , p. 36
[35] réalisé par l'IRCAM.
[36] Dans un langage leibnizien, on dirait que le lecteur est une monade qui n'exprime qu'un point de vue sur le monde qu'est le texte, l'omnivisibilité étant réservée à Dieu. Autrement dit, le lecteur est en situation d'aveuglement originaire. Que des prothèses de lecture se développent, qui ressemblent à celles conçues par l'industrie pour donner aux non-voyants un plein accès aux textes (à leur lecture comme à leur écriture) - machines dont les concepts ne diffèrent pas, dans leurs grandes lignes, de ceux qui président aux dispositifs de lecture assistée par ordinateur - , cela ne relève donc pas d'un étrange concours de circonstances, mais signifie le sens profond de la lecture. Comme l'aveugle ne voit l'espace qu'en le touchant, le lecteur n'habite le texte qu'en le marquant (en l'exprimant).
[37] Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique , PUF, p. 1
[38] Ibid , p. 4
[39] « L'oeuvre d'art ne s'accomplit que dans la représentation qu'elle reçoit et … toutes les oeuvres littéraires ne peuvent trouver leur accomplissement que dans la lecture. » Gadamer, Vérité et méthode , Seuil, p. 94
[40] Tzvetan Todorov, « Poétique » in Qu'est-ce que le structuralisme, Le Seuil, 1968, p. 99-166
[41] Proust, Le temps retrouvé.
[42] Gombrovitch, Ferdydurke , pp. 79-82
[43] Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » in Fictions , Folio, p. 46
[44] Ibid , p. 48
[45] Ibid , p. 50
[46] Ibid , p. 51
[47] T. Todorov, op. cité, p. 100
[48] Borges, « Musée de la Rigueur Scientifique » in L'auteur et autres textes , p. 198
[49] T. Todorov, op. cité , p. 101
[50] Ibid , p. 102
[51] Ibid , p. 106
[52] Mallarmé cité par Todorov in op. cité, p. 106

   

 

 
MACHINES A ECRIRE ET MATIERES A PENSER
 
 
Par Bernard Stiegler
 
 
Ce texte a été publié par la revue Genesis, éditions Jean-Michel Place, en 1994
 
 
La conservation et l'édition électroniques de grands corpus littéraires, et le développement de logiciels de lecture et écriture  assistées par ordinateur, constituent une évolution majeure dans l'histoire des textes. Cela tient au caractère dynamique des supports numériques. Avec le texte numérisé, les processus de la lecture et de l'écriture apparaissent eux-mêmes indissociablement dynamiques : la dynamique du lecteur y est orginairement affectée par la matérialité des supports d'inscription, et cela concerne tout d'abord le premier lecteur du texte qu'est son auteur.
Le texte ne peut plus être défini par la réduction des spécificités empiriques de ses manifestations objectives. S'il est vrai qu'il est aussi une forme supportant des processus dynamiques, il s'agit d'appréhender la textualité avant tout partage hylémorphique . Autant dire que l'histoire du texte est celle des textes dans la diversité non seulement des formes textuelles, mais du matériau, préparatoire et/ou achevé, des tissus qui les supportent. La littérarité ne peut faire l'économie d'une textologie dont la mise en forme matérielle des énoncés devient un concept central, tel que Jacques Virbel l'a formalisé et matériellement traduit en opérateurs informatiques : les supports dynamiques en constituent l'époque ultime.
 
Genèse et structure
 
Dans la première livraison de Génésis, J.L. Lebrave interrogeait la conception structuraliste du texte, « ensemble clos dont les relations internes définissent une créativité récursive » [1] où « la structure textuelle même [est] autonome et parfaitement refermée sur elle-même », ce qui implique que l'avant-texte , en sa contingence génétique , n'appartient pas essentiellement à la textualité d'un texte et doit pouvoir être réduit : si « l'avant-texte est à beaucoup d'égards le complémentaire du texte, … cette complémentarité implique incompatibilité et exclusion réciproque, et la mise en place d'un cadre théorique autonome pour les études de genèse a certainement souffert de cette référence au texte, aussi "bloquante" à terme qu'elle était stimulante dans l'immédiat. » Une approche génétique du texte doit ébranler sa conception structuraliste, et il y aurait une alternative entre genèse et structure dans l'appréhension de la textualité.
Une semblable tension est constante dans l'oeuvre de Husserl, , mais qui ne se stabilise jamais en une simple opposition : « Il n'y aurait jamais eu de problème "structure-genèse" mais seulement le privilège de l'un ou de l'autre de ces concepts opératoires, selon l'espace de description, le quid ou le quomodo des données » [2]. « Husserl tente donc sans cesse de concilier l'exigence structuraliste qui conduit à la description compréhensive d'une totalité, d'une forme ou d'une fonction organisée selon une légalité interne et dans laquelle les éléments n'ont de sens que dans la solidarité de leur corrélation ou de leur opposition, avec l'exigence génétiste , c'est à dire la requête d'origine et du fondement de la structure » [3].
Je me réfère ici à la phénoménologie dans la mesure où elle rencontre ainsi la question de l'histoire , qui viendra hanter la pensée husserlienne toujours plus instamment, au point de la conduire d'une réflexion intialement formulée du point de vue d'un ego transcendantal à la question d'une histoire transcendantale (d'un Nous ), et par là même, à interroger dans sa concrétude matériale et technique la possibilité de l'idéalité géométrique à partir d'une genèse quasi-empirique telle que le polissage des formes minérales [4] donnant l'expérience de la surface, l'arpentage [5] d'où émerge le metron , et surtout l'écriture comme condition de possibilité de la constitution d'une communauté idéale de géomètres, d'un Nous géométrique [6]. C'est l'attention portée au moment de l'invention , par exemple dans l'inauguration historique qu'opère le proto-géomètre, qui distingue la philosophie transcendantale husserlienne du point de vue kantien.
Si l'invention géométrique n'est certes pas immédiatement comparable à la création littéraire (Husserl, dans sa constante revendication d'une réduction de l'idiomaticité de la langue, excluerait lui-même une telle comparaison), il reste qu'un terrain de réflexion est commun entre la tentative de penser la genèse empirique de l'idéalité , et le projet d'une critique génétique des textes qui donnerait une compréhension nouvelle du texte, c'est à dire de la littérature, de sa littérarité   comme essence ou visée idéale  de la création littéraire.
La question est alors l'historicité  du texte en ses multiples strates :
. histoire des supports , des mises en formes matérielles de la textualité,
. histoire de la genèse  de l'oeuvre comme ensemble achevé de traces, qu'une critique formaliste finira par nommer le texte en invalidant la diversité accumulée des versions, sources et produits intermédiaires où il se constitue, effaçant du même coup le problème théorique que pose sa genèse y compris dans ses dimensions matérielles .
Traduite en dispositifs informatiques, cette historicité multicouches révèle une inséparabilité de la lecture et de l'écriture, qui m'apparaît rétrospectivement constitutive de toute lecture et de toute écriture, et dont résulte une textualité du lecteur  : lire, c'est écrire sa lecture, s'inscrire soi-même en un texte.
Cela semble évident à considérer l'activité de ce premier lecteur du texte qu'est d'abord son auteur au moment même où il écrit [7], qui n'avance qu'en (re)lisant les traces de sa propre écriture déjà-là, qu'en y reculant, et qui, enchaînant par de nouveaux énoncés sur ce déjà que trame un essentiel repentir, réalise sa propre lecture en parachevant un texte dont il se trouve finalement expulsé en tant qu'auteur, abandonné par une mise en forme dont il n'est plus que le dernier lecteur possible.
Lorsqu'elle accède au texte numérisé , c'est l'activité de lecture en général qui se révèle être, dans la plénitude de son acte, essentiellement productrice de marques, traces et annotations - et parfois finalement de textes. La numérisation met en évidence la textualité d'un lecteur toujours potentiellement écrivant  et d'un écrivain originairement lecteur . L'écriture y apparaît être une lecture accomplie et inversement.
Cette textualité du lecteur peut venir en pleine lumière à l'époque des supports dynamiques parce que la matérialité du support d'un texte conditionne la compréhension qu'en a le lecteur tout autant que la compréhension qu'il a de la lecture en général (et par là-même, de la littérarité).
L'histoire de la genèse des oeuvres est donc indissociable de l'histoire des supports  de la textualité, et la dynamique textuelle parcourt toutes les couches de cette histologie générale.
 
Textes et supports
 
S'il est vrai qu'appréhendé dans sa forme à l'exclusion  de ses matières, déchets, repentirs et matériaux préparatoires aussi bien que des spécificités techniques de ses supports, "le texte" est un concept historiquement déterminé qui peut faire obstacle, par l'oubli de son historicité, à la critique génétique comme histoire des oeuvres écrites dans le moment de leur invention, il faut en élaborer une théorie qui prendrait en compte la concrétude proprement technique du complexe de sources, annotations, trames, renvois, recopies, corrections et duplicata  donnant effectivement lieu à l'événement d'écriture et de publication . Depuis une telle analyse rétrospective,
. Jean-Louis Lebrave peut distinguer la critique génétique de la philologie,
. on peut inscrire l'émergence actuelle de la numérisation des textes dans une histoire générale des supports textuels,
. on peut mettre en évidence les effets dynamiques actuels de cette évolution en ce qui concerne aussi bien l'effectivité de la lecture des oeuvres existantes, et donc l'écriture des oeuvres à venir, que la critique en général, et, singulièrement, la critique génétique elle-même.
Ce n'est pas seulement pour rendre hommage au support éditorial où j'écris ces lignes que je m'intéresse à l'approche génétique. La rencontre qui a pu avoir lieu entre l'Institut des Textes et Manuscrits Modernes et la petite équipe de chercheurs que s'est s'associés la Bibliothèque de France [8], au sein de laquelle j'ai pu développer ces réflexions à l'occasion d'expérimentations très pratiques, n'était possible que parce que nous était d'emblée commune une attention déclarée au rôle que la matérialité des supports joue dans la constitution de toute activité cognitive, notamment les activités de lecture et d'écriture savantes [9].
Et c'est en quoi la critique génétique n'est pas un avatar actuel de la philologie. L'argument de Lebrave est parfaitement clair à cet égard : bien que « texte, avant-texte, manuscrit, variantes, écriture » soient des termes qui, « à l'exception d'avant-texte » , n'appartiennent pas « en propre aux études de genèse », chacun voit sa charge sémantique altérée par l'approche génétique telle que la rend possible et nécessaire  l'histoire des supports textuels eux-mêmes, et en premier lieu, l'apparition du bon à tirer requis par la reproduction imprimée.
Dès lors, la variante, qui intéresse le philologue et le généticien, ne concerne pourtant pas l'un comme l'autre. Elle a une histoire ancienne, qui remonte au moins à Alexandrie où, comme le montrait Ch. Jacob, « Zénodote est le premier à avoir entrepris ce travail [philologique], choisissant entre plusieurs variantes la meilleure à ses yeux, mais pratiquant également une "critique active" du texte, sans hésiter à supprimer des passages jugés suspects ou à modifier le détail de l'expression, voire à ajouter un vers supplémentaire pour éclaircir un contexte obscur" [10] - tout comme Voltaire corrigeait encore les textes qu'il était censé "traduire" [11]. Lebrave montrera en quoi l'approche génétique n'hérite pas  - et se constitue par ce refus d'héritage - de ce rapport normatif à la variante qui, malgré tout le respect dû à la philologie, l'habite toujours en quelque manière : pour elle, la variante « est écart, divergence par rapport à un original; cet écart représente, non un enrichissement, mais une dégradation. En tant qu'outil opératoire de la philologie, la variante est fondamentalement fautive » [12].
Une nouvelle appréhension de la variante - qui doit alors abondonner ce nom - est rendue possible lorsqu'il est reconnu que :
. l'énonciation écrite, par la matérialité même de son support et les conditions de sa reproductibilité [13], n'est en rien réductible à l'énonciation orale - et le concept de mise en forme matérielle des énoncés met en évidence une performativité inversée de l'écrit faire (disposer typo-graphiquement un texte sur son support) c'est dire [14];
. « Toute scription manuscrite produit un objet singulier qui - du moins jusqu'aux moyens de reproduction modernes - n'est pas reproductible à l'identique, mais dont le contenu peut être recopié par un nouvel acte d'énonciation. Au contraire, l'écrit imprimé moderne se caractérise par l'existence d'objets identiques reproduits en un grand nombre d'exemplaires au cours du même processus énonciatif », ce qui signifie qu'avec l'apparition de l'imprimé, le manuscrit change de statut dans cette mesure où, appartenant dorénavant au stade précédant la publication, séparé de l'espace public de la lecture, il se met radicalement hors de la portée du lecteur - à l'exception de ce premier lecteur de soi qu'est l'écrivain. On peut alors classer les écrits en quatre grandes catégories : « Ecrits publics manuscrits … ; écrits publics non-manuscrits … ; écrits non-publics manuscrits … ; dactylogrammes, ou tapuscrits … » [15]
Il résulte de cette évolution des supports que « l'assimilation des manuscrits "modernes" aux manuscrits anciens et médiévaux relève … du malentendu » [16] puisqu'il s'agit d'écrits non-publics manuscrits que rend possibles l'existence des écrits publics non-manuscrits auxquels ils s'opposent comme la sphère privée à l'espace public, le bon à tirer étant à l'articulation des deux. Changement de statut du manuscrit dû à l'existence de l'imprimé dont résulte une inversion du sens de la variante, désignant pour le généticien non plus l'accident fautif, mais « le résultat des opérations de réécriture que les écrivains donnent à voir ».
 
Bibliothèses
 
Leroi-Gourhan a montré qu'avec la multiplication des imprimés, dont la fracture du bon à tirer est une conséquence, l'accumulation des textes, où se trame le savoir qui les tisse, s'accroit au point qu'une assistance à l'orientation dans la géologie de la mémoire, par la création de catalogues, d'index et de fichiers, devient indispensable, tandis que le livre se dote d'appareils de navigation facilitant le déplacement non-linéaire du lecteur (paginations, tables de matières, glossaires, etc.). Ce devenir s'inscrit dans une histoire caractérisée par l'extériorisation de fonctions élémentaires de la mémoire individuelle vers de véritables instruments de navigation dans la mémoire collective matériellement mise en forme, et par là même toujours plus transmissible et toujours plus vaste :
 
La mémoire sociale engloutit dans les livres, en quelques décennies, toute l'Antiquité, l'histoire des grands peuples, la géographie et l'ethnographie d'un monde devenu définitivement sphérique, la philosophie, le droit, les sciences, les arts, les techniques et une littérature traduite de vingt langues différentes. Le flot va s'amplifiant jusqu'à nous mais, toutes proportions respectées, aucun moment de l'histoire humaine n'a connu une dilatation aussi rapide de la mémoire collective. [17]
 
Un processus de guidage de la lecture se met très tôt en place, dont les actuels support[18], et si « le livre[19] ». Et c'est aussi, du même coup, une nouvelle expérience de la textualité.
La question de la navigation, maître mot de l'hypertexte, dont Alexandrie constitue déjà un sommet historique, était posée dès que la Mésopotamie avait entrepris le classement des inscriptions cunéiformes sur tablettes d'argile. Mais après l'imprimerie, elle fait l'objet d'une technicité particulière qui devient, en conjonction avec le métier Jacquard [20], l'ancêtre de la mécanographie et finalement de l'informatique. S'orienter dans le savoir, c'est à dire dans le passé qu'est la pensée, dans le déjà-là de traces accumulées et héritables, constituées en patrimoines nommés littérature, science ou philosophie, est un souci ancien qui, prenant figure dans les bibliothèques, conduira plus tard à une modélisation avancée d'opérations cognitives par l'appareillage technique devenu électronique, et c'est pourquoi Leibniz, concepteur de machines et simultanément penseur de l'Encyclopédie, de la Bibliothèque et de la Characteristica universalis , est une référence courante pour les théoriciens de l'"intelligence artificielle" et des sciences de la cognition.
En résumé, on peut poser qu'au cours de cette histoire, les spécifications matérielles du texte déterminent la lecture et l'écriture par deux aspects au moins :
. la séparation entre le manuscrit et l'imprimé isole la séquence constitutive de l'acte inventif du moment de sa publication , et par là même transforme le sens de la variante, et de la genèse elle-même,
. des instruments d'orientation dans le passé littéral de la pensée, comme dispositifs automatisés d'assistance à la navigation et à la recherche, permettent très tôt d'appréhender synthétiquement, quoiqu'encore grossièrement, de grands corpus textuels par délégation de fonctions élémentaires de lecture et de parcours des espaces virtuels que l'on pourrait nommer les bibliothèses (les supports et instruments bibliographiques en général, dont les bibliothèques, publiques ou privées, de manuscrits ou d'imprimés, numérisés ou non, sont elles-mêmes des cas) - où s'élargit l'"angle de vue" du lecteur (et de l'écrivain), avec de nouvelles possibilités de "zoom", au prix d'une éventuelle réduction de sa "profondeur de champ".
 
La finitude rétentionnelle
 
A travers ces analyses, Leroi-Gourhan décrit ce que j'ai appelé dans un autre contexte, en reprenant et généralisant une expression de Jacques Derrida, la situation de finitude rétentionnelle  de la mémoire humaine.
La mémoire individuelle n'est pas infinie. Pour cette raison même, mémoriser, c'est oublier, ainsi que le montre Borges dans Funès ou la mémoire [21]. Tout comme la carte[22], n'apportant rien de plus  à l'orientation[23]. [24].
La suppléance de la finitude rétentionnelle est dans sa version la plus banale - et d'autant mieux oubliée - l'agenda-répertoire , et, dans une occurrence tout aussi quotidienne, mais plus riche, le journal intime , et, dans l'ordinaire de l'écrivain rédigeant telles Mémoires, tel Traité de géométrie , le carnet des notes et le cahier des rédactions sur lesquels on vient se repentir, chacun à sa manière, d'une faute initiale commune - comme défaut, comme oubli - à tout être qu'un avenir ouvre à l'éternel retour du passé [25] : celui de la littérature, des mathématiques, de la philosophie, comme celui de l'histoire - l'histoire individuelle aussi bien que « l'histoire en général et l'Histoire Universelle en particulier » [26]. Autant de formes de la "culture" dont la suppléance matérielle des supports de mémoire ne relève pas la finitude, mais lui donne l'efficience et l'effectivité, sinon d'une quasi-infinitude, du moins d'une cumulativité indéfiniment réactivable. La possibilité de réactiver un maintenant  est essentielle à l'écriture et il n'y a pas de littérateur qui ne relise aucune rature, « car méditer, sans traces, devient évanescent » [27].
C'est aussi l'accès à la mémoire des autres , de ceux qui sont absents, vivants ou mort, que donne cet élargissement technique  de la finitude rétentionnelle, et c'est, à la fois,
1) ce qui soutient tout le raisonnement de Husserl à la fin de sa vie, lorsqu'il médite l'origine de la géométrie et son retour , comme éternel présent omnitemporel, en tout nouveau moment idéal-subjectif de l'histoire géométrique intersubjective,
2) ce qui le fait par là même entrer en conflit avec le « principe des principes » de la phénoménologie tel qu'il repose sur privilège originaire du vécu dans l'analyse intentionnelle, tandis qu'un temps passé non-vécu devient ici le constituant originaire du Présent Vivant de l'invention géométrique : l'écriture est cette possibilité de communication hors du présent, à travers le temps, qui ouvre ce que le phénoménologue nomme la communautisation du savoir géométrique.
Husserl analyse en effet l'écriture comme condition de possibilité d'une communication omnitemporelle sans laquelle aucune réitération de l'idéalité géométrique ne serait possible. L'écriture linéaire est ce qui, pour la première fois (première fois du "savoir impersonnel", du livre ouvert par Hérodote, de la géométrie), donne un accès littéral au passage[28], qui est la condition de la réactivabilité du sens, elle-même condition de l'idéalité. Intelligibilité qui appelle une exactitude de l'enregistrement[29], le dépassement de la finitude rétentionnelle « dans le monde communautaire » (comme inscription ou enregistrement) est nécessaire dès le moment de l'invention. Mieux : il est ce moment par excellence.
Il faut évaluer la portée des analyses des instruments bibliographiques puis informatiques de navigation dans le savoir, proposées par Leroi-Gourhan, depuis cette situation originaire de finitude rétentionnelle, telle qu'elle affecte toute mémoire anticipant un avenir dans la possibilité de revenir sur son passé, et telle qu'elle détermine les époques de cette possibilité selon la matérialité des mises en formes que libère la mnémotechnique dominante. Et c'est aussi dans cette perspective qu'il nous faut concevoir l'avenir du texte numérisé, dans la mesure où ce qui était vrai de la bibliothèque collective, patrimoniale, l'est aussi aujourd'hui de la bibliothèque privée, et, au-delà, des formes les plus intimes de bibliothèses (du corpus scanné par son lecteur à son bénéfice exclusif, jusqu'à l'agenda électronique connectable sur la station de travail, en passant par le power-book) : le développement des instruments micro-informatiques de gestion de données personnelles nous fait entrer dans l'ère des instruments de navigation dans la mémoire individuelle devenant par là même, assistée des automatismes de l'ordinateur, "réactivable" intégralement et à tout instant.
Le sens du mot "réactivation" change certes ici de sens. Mais dans quelle mesure ? Et en quoi change-t-il du même coup le sens du mot chez Husserl lui-même ? C'est ce que je tenterai d'examiner à présent, en me penchant sur un travail commun au lecteur et à l'écrivain : l'annotation, en ses multiples dimensions.
 
L'hypertraitement de texte
 
Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Fuchs écrivaient, à propos de Flaubert "ruminant" Hérodias :
 
Etudier une écriture manuscrite comme processus veut dire aussi : comprendre et formaliser les habitudes graphiques d'un scripteur. A quel moment se sert-il de tel type de papier ? Quels sont ses rituels pour "occuper" progressivement la page ? Quels sont ses codes métascripturaux ? Bref : comment peut-on "lire" les traces graphiques enregistrées par le manuscrit et remonter à travers elles jusqu'aux mécanismes de la genèse ? [30]
 
Approcher le travail de l'écrivain, c'est fréquenter aussi ses outils et lieux d'études : stylo, papier, carnet, mais également chemises, dossiers, rayonnages où ils s'accumulent avec les ouvrages marqués, cornés, annotés, tiroirs où sont rangés des fichiers, et tant d'autres formes d'aide-mémoire composant les supports des codes de "métascriptions" et d'un processus global d'archi-annotation , auxquels aujourd'hui s'ajoutent évidemment les disquettes, mais encore les photos, bandes magnétiques audio et vidéo et "échantillonnages" numériques que les extensions multimedia des systèmes micro-informatiques (tel quick-time  sur le système 7 du Macintoch) font à leur tour entrer dans le champ d'une annotation électronique généralisée au sein de dispositifs dits hypermedia .
Bien avant l'hypertexte et l'électronique, tout un espace rétentionnel et virtuel , statique et cependant parfaitement opératoire, encadre physiquement l'écrivain travaillant à sa table. De subtiles techniques d'annotation, corrélation, classement, organisent dès son origine l'écriture des oeuvres, qui peuvent être aujourd'hui transposées dans le domaine des supports numériques au plus grand bénéfice du lecteur-scripteur : elles s'en trouvent incommensurablement dynamisées .
Qu'il soit écrivain, professeur, étudiant, "intellectuel", mais aussi ingénieur, avocat, journaliste ou administrateur, un lecteur "professionnel" utilise diverses techniques de balisage et d'orientation que matérialisent des « habitudes graphiques » et/ou spatiales, qu'il en systématise ou non l'usage : signes d'annotations de significations diverses (croix et traits en marges, soulignements aux tracés divers dans le corps même du texte imprimé, etc.), techniques de résumé et de synthèse, fichiers, dossiers, etc. Il glose les textes, les indexe, les met en rapport par des systèmes de corrélation (les fichiers), y extrait des passages pour des citations, utilise des instruments de recherche (bibliographies, revues spécialisées, dictionnaires, encyclopédies).
Toutes ces techniques de lecture visent à créer des liens qualifiés  entre des documents ou des passages dans des documents. Les techniques hypertextuelles actuellement développées par le génie logiciel permettent d'intégrer rigoureusement, en les automatisant, ces opérations. L'avantage en est que la mémoire de la machine n'oublie pas, tandis que celle du lecteur est essentiellement faillible. Une fois les cahiers, livres, fichiers, dossiers refermés dans les rayons de la bibliothèque ou sur le bureau, toutes les interventions sur le support même du corpus en quoi consistent les diverses gloses, de la croix en marge au commentaire quasiment rédigé sur le cahier, se disséminent dans l'espace de travail, s'atomisent et s'ignorent superbement. Le génie du lecteur sera d'en faire malgré tout la synthèse. Le génie de la machine permet sinon de vérifier ce génie, encore moins de le remplacer, en tout cas de lui assurer les plus rigoureuses conditions d'exercice : pour le lecteur traditionnel, la visibilité exacte du texte ne porte que sur quelques pages ou dizaines de pages en amont et en aval du passage actuellement lu. Au-delà de ce champ, la fidélité du lecteur à son corpus est irrémédiablement livrée aux infortunes de sa subjectivité. L'assistance de la machine inaugure au contraire une époque de haute fidélité de la lecture . La lecture de la machine est sans faille, sans délais. Sa visibilité du texte est totale et instantanée. Cela ne veut évidemment pas dire que la lecture devient objective - mais qu'elle gagne en rigueur et en lucidité sur sa propre opération .
Le lecteur professionnel met en oeuvre, plus ou moins consciemment, des techniques d'appropriation où la lecture est indissociable de l'annotation, c'est à dire de l'écriture, et que l'on peut implanter dans un système de lecture assistée par ordinateur. Automatisées, elles permettent aussi de faire apparaître de nouvelles techniques de contrôle - dont font partie les outils de "navigation" hypertextuelle. En tant qu'elles font objectivement coïncider la lecture et l'écriture (dans cet objet qu'est la machine avec laquelle le lecteur inter-agit), ces techniques mobilisent aussi bien les outils les plus sophistiqués du traitement de texte que ceux de la création et de la gestion de bases d'"hypertextes". C'est pourquoi je les appelle des instruments d'hypertraitement de texte.
Aujourd'hui, l'utilisateur d'un système informatique personnel peut constituer des bases de données textuelles où il n'est plus contraint par une critériologie de conservation ou un système d'accès à l'information constitués a priori, comme c'est le cas de l'information en ligne ou des bases de données éditées sur CD-Rom. Utilisateur de ses mémoires, il en est d'abord le rassembleur et l'organisateur. Il dispose des sources les plus diverses (supports optiques d'édition électronique, banques de données, grands fonds numérisés tels celui de la Bibliothèque de France, documents numérisés par lui-même) qu'il peut adapter à ses besoins par des instruments de traitement de mieux en mieux conçus pour une lecture d'étude.
C'est dans ce contexte que de nombreux chercheurs en informatique et sciences de l'information sont conduits à développer des concepts favorisant une interaction toujours plus forte entre un système de données ouvert et un utilisateur acteur , depuis la simple navigation dans un document "actif" ou "intelligent" (ce que j'appelle un support dynamique), jusqu'à la possibilité pour l'utilisateur d'enregistrer les traces de ses propres actions dans la base elle-même et de les traiter comme composants de cette base. Ces concepts constituent le contexte d'apparition des langages d'annotation, de la lecture et de l'écriture éditoriales assistées par ordinateur, et plus généralement, de l'hypertraitement de texte.
 
Hiérarchisations, qualifications, navigations
 
L'illustration suivante présente un exemple d'annotations manuscrites sur un support papier.



On peut analyser, modéliser, automatiser et intègrer sous formes de fonctionnalités primitives d'annotation numérique ces interventions manuscrites sur supports imprimés qui correspondent à l'ordinaire d'un travail de lecture amorçant un processus d'écriture (et il peut porter sur un texte dont le lecteur est lui-même l'auteur). On peut alors établir comme suit une typologie des techniques traditionnelles d'annotation de l'exemple ci-dessus :
 
 



 
Dire que la lecture (d'étude ou savante) est une opération d'inscription signifie qu'elle consiste d'abord en une appropriation du texte par intervention directe sur le support statique du papier. Dynamique, le support numérique permet une démultiplication et une exploitation automatique et systématique des opérations d'annotation modélisées selon les techniques de l'informatique.
Les actes d'annotation engendrent rapidement, au-delà des seuls repères ou codes graphiques, de l'écriture à proprement parler : notes en marges, mot-clés, commentaires. Les mots-clés créent par ailleurs des liens, des corrélations. Ils donnent également lieu à des listes ou thésaurii , qui sont autant de systèmes de "navigation" dans la mémoire bibliothétique du lecteur. Un système de lecture assistée par ordinateur peut alors reproduire ces techniques traditionnelles en les systématisant et en les intégrant. Il en résulte de nouvelles possibilités instrumentales d'orientation, par combinaisons et extrapolations, dont j'exposerai plus loin quelques aspects.
Dans l'exemple précédent, on peut distinguer deux grandes classes d'interventions sur le texte :
. des opérations de hiérarchisations (avec 4 niveaux) qui pondèrent le poids de passages du texte, auxquelles correspondent sur le support de papier les soulignements dans le corps du texte et les traits verticaux en marge,
. des opérations de qualifications, qui consistent à attribuer des valeurs sémantiques à ces pondérations, par divers moyens :
                   . insertions de mots-clés
                   . insertions de notes personnelles
                   . rédactions de commentaires
                   . liens avec d'autres documents (autres passages du même texte ou autres textes, par exemple : sources manuscrites, variantes éditoriales, textes mentionnés en référence, traductions, gloses canoniques, références bibliographiques, etc.).
Ces interventions ont été modélisées dans une maquette informatique, LECAO, réalisée à l'Université de Compiègne [31], où les opérations de hiérarchisations consistent à utiliser des caractères en couleurs, tandis que les opérations de qualification aboutissent soit à des opérations de surlignages en couleurs du texte commenté, soit à la création de liens entre documents visible par l'ouverture d'une fenêtre des "textes en rapport" avec le document commenté, ou par l'apposition de mots-clés. L'illustration suivante (photo jointe) reproduit un écran où ces opérations ont été effectuées. Bien entendu, chaque intervention sur le texte est enregistrée par la machine, qui peut alors la traiter comme une information, ce qui rend possible par exemple des recherches portant uniquement sur un niveau donné de la hiérarchisation, et plus généralement, la combinaison de très nombreux critères s'appliquant aussi bien au texte lu qu'aux qualifications textuelles engendrées par le lecteur .
L'utilisation du logiciel Candide, réalisé par l'INIST et l'école des Mines, intégré à la maquette LECAO, est un exemple typique de l'apport des supports dynamiques : il permet la génération automatique de graphes de "cartographie sémantique", comme dans l'exemple présentant ci-dessous un extrait d'une analyse de la 1ère section des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl :
 
(cf page suivante)
 
Les inscriptions en marges ou dans le corps des textes lus, les cahiers de notes, les fichiers, les dossiers, et leur organisation physique dans les rayonnages de la bibliothèque privée et sur le bureau, constituent autant de systèmes personnels d'orientation et de navigation dans l'espace à la fois matériel et spirituel (temporel et virtuel) du travail. Toute une mise en forme matérielle de la textualité et de sa lecture est ainsi opérée non seulement sur l'espace à deux dimensions du support de papier, mais dans le volume tridimensionnel du bureau et de la bibliothèque.
Il résulte du transfert de cette mise en forme matérielle de la lecture-écriture sur les supports dynamiques de l'hypertraitement de texte une transformation majeure de l'accès non seulement au texte, mais à la lecture passée de ce texte, telle qu'elle se matérialise elle-même textuellement, à la lettre , à travers toute la gamme des interventions décrites ici sommairement.
 
Maïeutique d'un nouvel instrument spirituel
 
Lire signifie déjà écrire. La lecture est le travail d'une impression. Souligner, entourer un ou des mots, ficher, rapprocher, corréler, corner une page, glisser un signet, un "post-it", commenter, résumer, schématiser, dresser un plan de cours, rédiger un article, une thèse, un livre : il n'est pas possible de distinguer où, parmi ces opérations, commence l'écriture, où cesse la lecture. Comme on ne lit qu'en inscrivant, on n'écrit qu'en déchiffrant, écrire, c'est toujours lire et relire, citer, monter, enchevêtrer, réagencer ses lectures antérieures, y compris en les oubliant. C'est aussi préparer ses lectures à venir, s'apprêter à lire le nouveau en cheminant par le fouillis textualisé des mots, en capilarisant son corpus, en y tramant ses réseaux. Lire c'est faire monter la glose comme on laisse lever une pâte, c'est faire disparaître, comme dans le chiasme d'un sablier, le texte commenté dans le palimpseste de son commentaire.
Le support dynamique est un nouvel instrument spirituel - Husserl aurait plutôt parlé d'un nouvel « objet investi d'esprit » - où le texte du lecteur se constitue comme effectivité de sa lecture. Son organisation est très complexe, multicouches, protéiforme, c'est un hypertexte produit par un hypertraitement de texte. A travers lui, un processus maïeutique se noue entre le texte lu et le lecteur. Il se trame et se dépose entre eux comme un tissu au cours de la lecture, témoignant de la genèse où elle prend matériellement forme. Sur ce témoin, parce qu'il est dynamiquement supporté, le lecteur peut revenir aussi souvent que nécessaire, accumulant et affinant ses propres traces.
Le texte hypertraité est proprement cartographié, et cela donne des images plutôt radioscopiques que géographiques. Il s'agit bien d'orientation[32]
Chaque opération effectuée sur le corpus par le spécialiste étant automatiquement mémorisable par le système qui l'assiste, il en résulte de nouvelles possibilités de contrôle de sa propre lecture - et du même coup un nouveau type de lecture . Le graphe présenté ci-dessus permet moins au lecteur de connaître le contenu du texte lu que d'avoir une vue synthétique (à tous les sens de ce qualificatif) des conséquences de son propre travail, telles que la machine est en mesure de les extrapoler depuis les inscriptions faites par le lecteur aussi bien comme hiérarchisations que comme qualifications.
Les supports numériques, conçus comme produits éditoriaux et non seulement comme environnement dynamique pour des lectures individuelles, inaugurent aussi bien une nouvelle époque de la transmission des savoirs, en particulier dans le domaine des savoirs interprétatifs, dans la mesure où ils permettent la transmission non seulement du résultat du travail, mais également des outils et processus intermédiaires qui ont permis de l'obtenir : l'oeuvre incorpore sa propre histoire, réalisant un idéal hegelien où « le résultat … n'est pas le tout effectivement réel; il l'est seulement avec son devenir » [33], et « la vérité n'est pas comme le produit dans lequel on ne trouve plus trace de l'outil » [34], elle conserve la mémoire de son travail, le « travail du concept » et des instruments qu'il façonne. On me dira que ce phantasme métaphysique n'intéresse pas la littérature : c'est pourtant précisément ce qu'en un certain sens, la critique génétique conteste. On peut augurer que ce fait à lui seul signifie à terme une profonde transformation des savoirs eux-mêmes.
Lorsqu'un système de lecture assistée par ordinateur devient un outil d'édition électronique, les résultats visés par le spécialiste du corpus doivent être organisés et standardisés dans leur présentation de manière à ce que n'importe quel utilisateur du produit éditorial final puisse se les réapproprier sans difficultés. C'est en ce sens que le système LECAO a évolué dans un nouveau projet, OPEN, qui doit être à la fois un dispositif d'investigation textuelle pour le lecteur réalisant l'édition critique, et un système de "navigation" dans les bases de données qu'il crée à mesure qu'il avance dans sa tâche, aussi bien pour pouvoir y naviguer lui-même que pour faciliter la "navigation" des autres.
 
L'arbitraire à la lettre
 
Parce que la mémorisation est oubli, on ne lit et on n'écrit que dans l'horizon de sa finitude rétentionnelle, et si l'écriture linéaire donne accès au passage de la parole comme à son passé, cela concerne d'abord ce passé immédiat où se constitue une phrase, pour celui qui l'écrit autant que pour celui qui la lit. Mais cet accès ouvre un chemin en éliminant d'autres possibles, il est orientation depuis un irréductible arbitraire de cette navigation qu'est la lecture destinée à l'écriture et inversemement. Cet arbitraire de la lettre contamine le lettré et fonde son idiosyncrasie, sa différence, c'est à dire aussi son autorité d'auteur, tout comme l'« arbitraire du signe » fonde l'idiomaticité des langues (leur littérarité).
 La corrélation est une opération essentielle de la lecture qui annote. Corréler, c'est accomplir la lecture dans une écriture qui est une sériation . Lire avec la machine, c'est organiser des séries corrélatives sans perte de mémoire, pouvoir en afficher en permanence les structures, intervenir sur les séries et réduire les structures de manière à limiter le bruit qu'engendre cette puissante mise en échos et miroirs (il faut oublier en plusieurs sens : réduire, résumer, éliminer), et finalement accéder à de nouvelles séries et métastructures par les codes métascripturaux automatisés. En ce sens, la machine apporte une dimension absolument originale à la lecture. La lecture de la machine est sans faille, sans délais. Sa visibilité du texte est totale (elle est discrète et s'effectue quasiment, par rapport à notre échelle, à la vitesse de la lumière). Son objectivité mécanique souffre cependant de cette absence de faille. De même que le programme Chant [35], qui simule l'aria  de La Reine de la Nuit, donne une voix de synthèse sans musicalité parce qu'absolument exacte (mais qu'on ne peut dire juste), l'absolue exactitude de la mémoire machinique doit être corrigée par une réintroduction de la lecture comme défaillance (ce défaut nécessaire dont témoigne la variante, qui est aussi la condition même de la finitude rétentionnelle dont témoigne Funès), comme justesse procédant de l'espèce d'injustice et d'impératif de décider (d'interpréter) d'où provient la nécessité même d'un texte. "Réintroduire la lecture comme défaillance ", c'est à dire comme nécessité de réduire les séries et de décider des raisons qui les articulent, où il s'agit d'éliminer les excès de l'exactitude pour s'y frayer un chemin, y ouvrir une perspective, une bifurcation [36]. Lorsqu'elle est voulue et réfléchie par l'écran, sinon tout à fait raisonnée, cette défaillance se trouve érigée à un point de vue si large que c'est le texte lui-même qui s'en trouve transformé. Tout se passe comme si l'arbitraire littéral du lecteur devait se soumettre à l'arbitrage de la machine (devait se laisser dévoiler par elle) : il y a, littéralement, co-rection du lecteur par la machine et de la machine par le lecteur, et production par là même d'un nouvel objet. Le texte est cet "objet" qui se définit par les conditions dans lesquelles on y accède; en modifiant ces conditions, c'est l'"objet" lui-même que l'on modifie.
 
La lecture comme processus d'individuation et le rapport transductif au texte
 
C'est parce que le texte ne consiste que dans les conditions auxquelles on y accède qu'il doit être conçu avant tout partage hylémorphique, dans la considération de son support matériel autant que de sa forme, étant donné le rôle du support dans sa lecture aussi bien que dans son écriture : la relation entre le texte et son lecteur (et son auteur comme premier lecteur) est transductive , au sens que Simondon a donné à ce terme dans l'analyse des processus d'individuation par où il dépasse l'opposition de la forme et de la matière.
Le point de départ de la question simondonienne de l'individuation est la critique du schème hylémorphique et du substantialisme :
[37]
 
Ces deux voies se donnent l'individu déjà constitué pour rendre compte de l'individuation. Or, il s'agit de ne se tenir ni dans l'unité, ni dans la dualité, mais dans le processus[38]
 
Lire est toujours écrire et inversement précisément dans cette mesure où le texte n'existe que dans sa manifestation, comme le dit Gadamer [39], où la lecture est alors un processus d'individuation du texte lu autant que de son lecteur , manifestation individuante du texte qui coïncide avec l'individuation de la textualité du lecteur , pleinement accomplie lorsqu'il inscrit les effets de sa lecture quelque part, que leur forme en soit textuelle ou non. Le texte est alors pour le lecteur un milieu préindividuel dont la textualité joue en effets comme rapport transductif entre lecteur et texte constitués par leur relation. Celle-ci est à son tour déterminée par les spécificités du support mis en jeu.
Le texte est donc un objet qui ne se constitue que dans les conditions d'accès qu'y ménage son support matériel, conditionnant la nature de la relation du lecteur à ce qu'il lit par une mise en forme matérielle dont la performativité pré-cède le partage hylémorphique. En oubliant la matérialité de cette relation, dont le support dynamique n'est qu'un cas, c'est le lecteur lui-même qu'oublie une théorie "du" texte. Ces conditions d'accès sont l'effectivité de la relation transductive, elles surdéterminent ce qu'elle mettent en relation.
C'est par exemple ce que ne peut pas penser la Poétique structurale qu'expose Todorov en 1968 [40]. Les apories du structuralisme sont celles d'un point de vue substantialiste où le texte n'est pas conçu selon sa processualité . Elles ne font que prolonger la difficulté qu'avait déjà rencontrée Saussure en opposant méthodologiquement l'analyse synchronique et l'analyse diachronique des faits linguistiques, laissant comme un point aveugle, aussi indiscernable que le point géométrique, l'individu parlant. On pourrait certes arguer que l'inacessibilité du point fonde l'idéalité même de la géométrie. Mais il s'agit alors de spécifier idéalement ce qui reste en effet inaccessible dans le processus de la textualité.
Sans doute rencontre-t-on de semblables difficultés dans d'autres domaines, elles sont exemplaires de toute les questions épistémologiques au XXè siècle : des relations d'incertitude mettent en crise la plupart des cadres théoriques. Heisenberg s'attache à formaliser de telles relations, énonçant par là les limites de l'observation, et formalisant du même coup ses règles. Pour ce qui nous concerne (l'observation du phénomène de la textualité), l'incertitude n'est observable que dans la processualité en quoi consiste la genèse de la lecture-écriture, et elle coïncide absolument avec la faillibilité du lecteur, c'est à dire avec la finitude de ses rétentions-protentions. Dès lors, la bipolarité méthodologique saussurienne dont hérite le structuralisme doit être dépassée : d'une opposition statique, il faut faire une composition dynamique.
Ce dont ne peut rendre compte Saussure est moins le signifiant pensé dans son opposition/adhésion au signifié, dont Derrida a montré l'impossibilité ontologique (et à travers elle, l'impossibilité de l'ontologie elle-même), que ce qui reste l'impensé d'une linguistique saussurienne et peut-être de toute linguistique : la signi-fiance, le faire-signes tel que le sens en train de se faire ne saurait être réduit à la signification, qui n'est que le résidu d'un sens déjà fait. Si un texte n'est littéraire que dans la mesure où il mérite par essence d'être re-lu, c'est parce qu'il fait sens incessamment. Ce qui permet d'appréhender sa textualité n'est pas sa signification, mais son faire-signes (dans la lecture-écriture) en tant que processus relancé à chaque nouvelle lecture. La textualité d'un texte est essentiellement la genèse d'un sens tel qu'il n'est pas une signification (il est instable, incertain, processuel, dynamique).
C'est précisément une telle genèse que Simondon nomme un « processus d'individuation psychique et collective ». Qu'elle doive être appréhendée comme relation transductive d'incertitude signifie que le sens d'un texte n'est pas "derrière" lui (il n'y a pas de vouloir-dire du texte), mais entre le texte et son lecteur, lui-même  textuel. Le lecteur se lit (lit son propre texte, le tissu textuel de sa propre mémoire) à travers ce qu'il lit, tel que cela a été mis en forme matériellement et peut par là même devenir son pré-texte, comme le donne à penser Proust :
 
chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, dans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur. [41]
 
Lecture qui est une autolecture soumise à la partialité qu'impose l'arbitraire de la lettre résultant de la finitude rétentionnelle, que sa synthèse technologique ne permet pourtant pas de relever, comme le montre Gombrovitch :
 
Ne pensez-vous pas que le lecteur n'assimile que des parties et de manière partielle? Il lit une petite partie, un morceau, puis il s'arrête avant d'aborder le suivant, parfois même il commence par le milieu ou par la fin et va à reculons vers le début. Plus d'une fois il parcourra quelques morceaux et abandonnera, non pas que cela ne l'intéresse pas, mais tout simplement une autre chose lui est venue à l'esprit.
 …
Toute forme ne repose-t-elle pas sur une élimination, toute construction n'est-elle pas un amoindrissement, et une expression peut-elle refléter autre chose qu'une partie seulement du réel ? Le reste est silence. Enfin est-ce nous qui créons la forme ou est-ce elle qui nous crée ? Nous avons l'impression de construire. Illusion : nous sommes en même temps construits par notre construction. Ce que vous avez écrit vous dicte la suite, I'oeuvre ne naît pas de vous, vous vouliez écrire une chose et vous en avez écrit une autre tout à fait différente. … Dans l'océan déchaîné des phénomènes, notre esprit isole une partie, par exemple une oreille ou un pied, et dès le début de l'œuvre cette oreille ou ce pied vient sous notre plume et nous ne pouvons plus nous en débarrasser, nous continuons en fonction de cette partie, c'est elle qui nous dicte les autres éléments. Nous nous enroulons autour d'une partie comme le lierre autour du chêne, notre début appelle la fin et notre fin le début, le milieu se créant comme il peut entre les deux. [42]
 
Todorov avait bien compris qu'une lecture est par essence infidèle à ce qu'elle lit, et c'est pourquoi la poétique structurale n'a pas pour ambition de décrire les oeuvres littéraires :
 
Décrire une oeuvre … sans la projeter ailleurs que sur elle-même, cela est en quelque sens impossible … la description n'est qu'une répétition, mot pour mot, de l'oeuvre elle-même.
 
C'est bien ce que fera Pierre Ménard, auteur du Quichotte , avec ceci que l'expérience de Ménard est génétique , et cette génétique est un processus d'individuation de Ménard en Quichotte (non en Cervantès) où il s'agit de « continuer à être Pierre Ménard et arriver au Quichotte à travers les expériences de Pierre Ménard » [43]. C'est tellement vrai qu'il n'est question que des ratures, biffures, repentirs :
 
Mon jeu solitaire est régi par deux lois diamétralement opposées. La première me permet d'essayer des variantes de type formel ou psychologique; la seconde m'oblige à les sacrifier au texte "original" et à raisonner cet anéantissement avec des arguments irréfutables. [44]
 
Comme toujours chez Borges, la question est le jeu des possibilités qu'offre le monde de l'impossible que bâtit l'auteur de fictions et autres textes. En son coeur se tient l'impossible possibilité de la répétition. Cette phrase, « … la vérité, dont la mère est l'histoire, émule du temps, dépôts des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l'avenir », écrite par Cervantès, est platement « rhétorique » , tandis que, fruit de la lecture de Ménard, elle est « stupéfiante » [45]. Ce que souligne insupportablement l'impossible « contrastre entre les deux styles », c'est le temps - le temps de la lecture en quoi l'écriture consiste comme processualité du texte, où la facticité véritative de la fiction est cette relation transductive entre Quichotte et Ménard, où le texte, par quoi passe la vérité en cette histoire maternelle, est sa lecture. Lecture d'une accumulation irrémédiablement perdue, effacée, oubliée à l'époque que domine le bon à tirer  : si Ménard a « enrichi l'art figé et rudimentaire de la lecture par une technique nouvelle », c'est aussi par « ses cahiers quadrillés, ses ratures noires, ses symboles typographiques particuliers et son écriture d'insecte » [46] qu'il brûle, supports inéluctablement destinés, comme tout ce que produit la finitude rétentionnelle, à la destruction finale.
 
L'improbabilité du texte hypertraité
 
Le point de vue structuraliste, déterminé par l'opposition méthodologique saussurienne, ne peut que décrire le sens déjà constitué (comme le substantialisme, selon Simondon, se donne l'individu avant la question de l'individuation), et le perdre du même coup comme sens, ne récupérant que son résultat : la signification. C'est bien ce programme que Todorov assigne à la poétique : son objet n'est pas l'oeuvre particulière (occurrence diachronique), mais la "grammaire" (la synchronie) dont l'oeuvre n'est qu'une manifestation singulière. Et c'est le lecteur-écrivant qui est perdu.
 
Ce qui se rapproche le plus de cette description idéale mais invisible est la simple lecture, dans la mesure où celle-ci n'est qu'une manifestation de l'oeuvre. Pourtant le processus de lecture n'est déjà pas sans conséquences : deux lectures d'un livre ne sont jamais identiques. En lisant, on trace une écriture passive; on ajoute et supprime dans le texte lu ce qu'on veut ou ne veut pas y trouver; la lecture n'est plus immanente, dès qu'il y a un lecteur. [47]
 
Et c'est pourquoi ni la description, impossible, ni la lecture, jamais passive, ne peuvent être scientifiques. Mais la poétique, qui abandonne dès lors les oeuvres elles-mêmes, s'expose peut-être ainsi à la mise en lambeaux  du territoire, muséifié par la Rigueur Scientifique, où seules « subsistent des Ruines très abîmées de la Carte. Des Animaux et des Mendiants les habitent. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des Disciplines Géographiques » [48].
Si donc « la description ne peut satisfaire à des critères scientifiques, elle perd sa raison d'être » [49], et si elle y satisfait, c'est le lecteur-écrivant  qui est perdu - et peut-être la raison même de lire.
Mais il n'est pas déclaré perdu par le projet de poétique structurale : il est proprement éliminé, effacé, il n'existe même plus comme question - impossible question de l'impossible et règne de l'incertitude où tout , en vérité, se joue. Et d'abord l'écriture des oeuvres, et, par conséquent, leur littérarité en effets . On doute dès lors qu'il soit très intéressant  d'élaborer une théorie qui « présente un tableau des possibles littéraires » [50] s'il ne s'agit pas des possibilités impossibles, c'est à dire im-probables , d'une impossibilité certaine. Ces « organisations abstraites, logiquement antérieures à leur manifestation » [51], qui forment l'objet de la poétique, empêchent proprement de comprendre la question de l'individuation, se donnant l'individu déjà constitué comme une Forme ou un Eidos que viendrait ensuite remplir, concrétiser et particulariser une matière qui est autant l'auteur et le lecteur que le support de papier surchargé de ratures finalement effacées par le bon à tirer. 
En effets , l'« organisation abstraite » ne précède pas la lecture, la manifestation, la transduction. Où si elle le fait, c'est en tant que réalité pré-individuelle, mais du pré-individuel en tant que tel, considéré hors de toute relation transductive, on ne peut rien dire (pas plus qu'une Forme ne peut se présenter hors de toute matière) : le pré-individuel ne se présente que tendu par le processus d'individuation, dont la "rigueur scientifique" est un cas particulier qui, par nature, s'ignore . Phantasme d'une pure connaissance que dénonce Simondon : on ne peut connaître l'individuation dans la mesure où la connaissance est elle-même  un processus d'individuation. On peut dès lors douter que Todorov ait pleinement accusé le choc de la formule mallarméenne qu'il se plaît à citer, « Le livre, expansion totale de la lettre » [52] .
Dans sa littéralisation , le lecteur découvre sa textualité : son in-finitude, au sens d'in-achévement, à laquelle sa finitude rétentionnelle matériellement synthétisable, toujours suppléée par ses supports, l'ouvre paradoxalement. Ce lecteur, dont la constitution est "extatique", rétentionnelle-protentionnelle comme la conscience du temps chez Husserl, c'est à dire temporale au sens où l'analytique existentiale heideggerienne l'a établi dans son explicitation des structures du Dasein , est toujours en avant de lui comme l'oeuvre est toujours déjà pro-jetée dans ses manifestations à venir, parasitant et intensifiant l'inachèvement originaire en quoi consiste la défaillance rétentionnelle de tous ses lecteurs possibles, faillibilité qui n'est que l'autre nom de leur textualité.
L'histoire des supports est donc aussi l'histoire d'une endurance : celle de ce que Blanchot nomme l'improbabilité du texte, et l'hypertraitement de texte pourrait signifier aussi une hypertextualité du lecteur à venir : une intensification de l'improbabilité des textes autant que de leurs lecteurs. 
 
Expérimenter
 
Dans le passage de la philologie à la génétique, l'informatique n'est donc pas seulement un nouveau moyen, sans précédent, de réaliser des éditions critiques par l'exploitation des techniques de génération et d'affichage d'hyperdocuments. Elle constitue un nouveau support transductif  pour le lecteur critique investigant le dossier génétique, tout autant que pour l'écrivain lui-même, en tant qu'autolecteur, d'où se dégagent les conditions d'une nouvelle genèse des textes à venir, altérant la réalité effective du travail littéraire.
Je soulignais pour commencer la tension qui s'établit constamment chez Husserl entre genèse et structure. Or, la tension est un concept majeur de Simondon : le processus d'individuation résulte du phénomène de résonance interne qu'elle engendre. Toute relation transductive est aussi tendue, et métastable. La contestation derridienne des oppositions métaphysiques en général, de la matière et de la forme, du signifiant et du signifié, de la genèse et de la structure, de la synchronie et de la diachronie, en particulier, invite à s'installer résolument dans une pensée de la tension  (qui est celle de la puissance chez Nietzsche, c'est à dire de la force et de la différence de forces), telle que, mise en forme matériellement, entre genèse et structure, diachronie et synchronie, on ne puisse choisir , et que par là même, on y puisse gagner le mouvement, et aussi l'é-motion en quoi consiste toujours, en effets , le sens comme faire-signes, la signi-fiance de ce qui n'est pas in-signifiant . Ne pas choisir, mais osciller dans le monde incertain des impossibilités pré-hylémorphiques : faire travailler cette oscillation, c'est ici penser la technique et sa matérialité. Aujourd'hui, quant au Livre, elle est tendue par une mise en forme matérielle numérique qu'il ne suffit plus de penser (qui conteste l'autosuffisance de la pensée) : il faut l'expérimenter .
 
 
 


[1] « La critique génétique : une discipline nouvelle ou un avatar moderne de la philologie ? » in Génésis n°1, 1992
[2] J. Derrida, L'écriture et la différence , Seuil, 1967, p. 231
[3] Ibid , p. 233
[4] Husserl, L'Origine de la géométrie , PUF, 1962, p. 210
[5] Husserl, La Crise des sciences européennes , Gallimard, p. 57
[6] J'ai rouvert ces questions dans ma thèse, La faute d'Epiméthée, la technique et le temps , EHESS, pp. 286-294 et 505-516. Cf aussi G. Cambiano, « La démosntration géométrique » in Les savoirs de l'écriture en Grèce ancienne, pp. 251 et suiv.
[7] Impossible auto-lecteur puisque seul l'autre  peut se donner à lire.
[8] A l'initiative d'Alain Giffard, chef du département Nouvelles Techniques de l'Etablissement Public de la Bibliothèque de France
[9] Attention partagée avec d'autres chercheurs, chacun depuis son terrain d'origine, parmi lesquels Bruno Latour et Régis Debray aussi bien qu'un préhistorien comme Eric Boëda et plus généralement, l'ethnologie des cultures matérielles et l'archéologie.
[10] Ch. Jacob, « Mémoire, lecture et écriture : autour de la bibliothèque d'Alexandrie », inédit.
[11] Cf Berman, L'épreuve de l'étranger , Gallimard, et « L'auberge du lointain » in Des tours de Babel , TER
[12] Lebrave, op. cité , p. 40
[13] Ces réflexions seraient à mettre en rapport avec ce qui préoccupait Benjamin à propos de l'art et de la photographie - même si elles exigeraient justement une mise en question de ses analyses. Sur une telle mise en question, discrète et indirecte, cf. M. Blanchot, « Le mal du musée » in L'amitié , Gallimard.
[14] Ce qui nécessiterait à soi seul une réélaboration de la théorie des speech acts - et des usages actuels qu'en font les dites "sciences de la cognition"
[15] Lebrave, op. cité , p. 38
[16] Ibid, p. 42
[17] Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole , tome 2, p. 70
[18] Ibid, p. 73
[19] Ibid, p. 74. Je souligne.
[20] Ibid. « C'est le même principe que celui de Jacquard pour le métier à tisser et il est curieux de constater qu'il a fallu plus d'un siècle pour que la matière documentaire rejoigne l'étape franchie au XIXe siècle par le tissage. En réalité, si le mécanisme est le même, le degré d'exploitation est tout différent puisque les bandes perforées du métier à tisser expriment des réponses alors que les perforations de fiches correspondent à autant de questions éventuelles.»
[21] Borges, « Funès ou la mémoire », Fictions , p. 109
[22] Borges, « Musée de la rigueur scientifique », L'auteur et autres textes, p. 198
[23] Funès « n'était pas très capable de penser. Penser c'est oublier des différences, c'est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funès, il n'y avait que des détails, presque immédiats ».
[24] Cf Almuth Grésillon, « Ralentir : travaux » in Genesis n°1 , p. 15
[25] C'est ce que j'ai nommé, dans le travail déjà mentionné, la faute d'Epiméthée.
[26] Queneau, Les fleurs bleues
[27] Mallarmé
[28] J. Derrida, Introduction à L'origine de la géométrie , p. 87
[29] J. Derrida, Introduction à l'origine de la géométrie , p. 45
[30] Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Fuchs, « Flaubert : "ruminer Hérodias" » in L'écriture et ses doubles, genèse et variation textuelle , ed. CNRS
[31] LECAO (Lecture et Ecriture Critiques Assistées par Ordinateur) est une maquette simulant une interface de lecture assistée par ordinateur. Elle a pu être réalisée avec l'aide du Ministère de la Recherche, département Sciences de l'Homme et de la Société, et en collaboration avec la Bibliothèque de France. Ce programme se poursuit aujourd'hui sous un nouveau nom, OPEN (Outil Personalisable d'Edition Numérique), dans le cadre du programme PARINFO de la Délégation à l'Information Scientifique et Technique, en collaboration avec la Bibliothèque de France et le CNRS.
[32]Il faut interpréter la question de la lecture du point de vue de Diderot et du Paradoxe sur le comédien : lire, c'est épouser un texte, le faire sien, en devenir le personnage, masque, persona . C'est s'exposer à tous les paradoxes du comédien : épouser tous les textes, tous les personnages. Interpréter, c'est jouer le texte. C'est aussi devenir son propre public, son "premier lecteur". Dans cette appréciation se décide proprement la lecture, l'interprétation, la critique des personnages, peut-être d'abord leur conflit. Tout y est affaire d'appropriation par la répétition : de trahison, de traduction, parfois de bonne trahison, de bon piratage, de bonne infidélité. De « bon mensonge », aurait dit Jouvet.
[33] Hegel, Phénoménologie de l'esprit , p. 7
[34] Ibid , p. 36
[35] réalisé par l'IRCAM.
[36] Dans un langage leibnizien, on dirait que le lecteur est une monade qui n'exprime qu'un point de vue sur le monde qu'est le texte, l'omnivisibilité étant réservée à Dieu. Autrement dit, le lecteur est en situation d'aveuglement originaire. Que des prothèses de lecture se développent, qui ressemblent à celles conçues par l'industrie pour donner aux non-voyants un plein accès aux textes (à leur lecture comme à leur écriture) - machines dont les concepts ne diffèrent pas, dans leurs grandes lignes, de ceux qui président aux dispositifs de lecture assistée par ordinateur - , cela ne relève donc pas d'un étrange concours de circonstances, mais signifie le sens profond de la lecture. Comme l'aveugle ne voit l'espace qu'en le touchant, le lecteur n'habite le texte qu'en le marquant (en l'exprimant).
[37] Simondon, L'individu et sa genèse physico-biologique , PUF, p. 1
[38] Ibid , p. 4
[39] « L'oeuvre d'art ne s'accomplit que dans la représentation qu'elle reçoit et … toutes les oeuvres littéraires ne peuvent trouver leur accomplissement que dans la lecture. » Gadamer, Vérité et méthode , Seuil, p. 94
[40] Tzvetan Todorov, « Poétique » in Qu'est-ce que le structuralisme, Le Seuil, 1968, p. 99-166
[41] Proust, Le temps retrouvé.
[42] Gombrovitch, Ferdydurke , pp. 79-82
[43] Borges, « Pierre Ménard, auteur du Quichotte » in Fictions , Folio, p. 46
[44] Ibid , p. 48
[45] Ibid , p. 50
[46] Ibid , p. 51
[47] T. Todorov, op. cité, p. 100
[48] Borges, « Musée de la Rigueur Scientifique » in L'auteur et autres textes , p. 198
[49] T. Todorov, op. cité , p. 101
[50] Ibid , p. 102
[51] Ibid , p. 106
[52] Mallarmé cité par Todorov in op. cité, p. 106